Un article de Daniel Peraya et Claire Peltier repris de la revue Distance et Médiations des Savoirs, une publication sous licence CC by sa
Pour consulter les contributions citées du numéro 30 "Entre distance et présence : la formation à l’heure de l’hybridation"
Sous la direction d’Émilie Remond, Philippe Dumas et Daniel Burgos :
https://journals.openedition.org/dms/4958
La rubrique Débat-discussion s’est proposé de questionner les facteurs de transformation des modèles et des pratiques de l’ingénierie ainsi que du design pédagogiques, de mettre en discussion l’importance relative de différents facteurs susceptibles d’en infléchir l’évolution. Dans un article récent, France Henri (2019) posait deux questions à l’origine de notre réflexion et du projet de la rubrique pour cette année 2020 : « Quel changement à l’ère du numérique ? » et « Quelle ingénierie pour y répondre ? ». Menant plus avant notre réflexion, nous nous proposions d’interroger plus généralement les contextes de cette évolution : « Serions-nous donc aujourd’hui dans une dynamique politique, sociale, économique, technologique, etc. qui rendrait ce changement de paradigme d’enseignement et d’apprentissage et ce renouvellement des pratiques ingénieriales incontournable ? Si tel est le cas, à quelle(s) demande(s) cette transformation répond-elle aux niveaux macro-, méso- et micro-sociaux et quelles pourraient être les conditions de sa pérennisation ? » (Peraya et Peltier, 2020, § 64). Le numéro 29 de DMS, mis en ligne de 15 mars, ainsi que notre texte de cadrage ont été conçus et écrits avant la crise sanitaire de la Covid 19. Au niveau mondial, les mesures sanitaires prises pour enrayer la pandémie ont imposé leur loi. Progressivement, les établissements d’enseignement et de formation, tous niveaux confondus, ont fermé leurs portes.
La pandémie a constitué un choc brutal et un bouleversement inattendu pour la plus grande majorité des enseignants et des apprenants sommés, dans une totale impréparation, de se mettre au « tout à distance », sans avoir conscience de la nécessité d’une réflexion portant sur l’ensemble des fonctions d’un dispositif de formation (Peraya, 2008) et non pas uniquement sur l’accès aux contenus. Tous les cours présentiels se sont ainsi vus interdits et remplacés par des cours, des révisions de programme sous la forme de lectures ou d’exercices par exemple, des actions de soutien et d’accompagnement pédagogiques, entretiens synchrones, des ressources multimédia disponibles exclusivement en ligne. Toutes ces formes de « continuité pédagogique » ont été mises en œuvre dans une perspective plutôt diffusionnelle à travers les dispositifs numériques de formation et de communication médiatisées. Les universités à distance comme celles qui pratiquaient déjà l’hybridation de leurs formations ont connu un nouvel essor. De nombreux enseignants et ingénieurs pédagogiques n’ont eu de cesse de produire des guides pour aider leurs collègues à mettre leurs formations à distance, à produire des ressources multimédia et des capsules vidéo, à évaluer en ligne, etc. Les institutions ont multiplié des plateformes d’évaluation instrumentée et mis en place - avec plus ou moins de succès et d’adhésion des apprenants [1] des dispositifs de contrôle de la passation des épreuves certifiantes afin d’éviter les risques de fraude et de plagiat. De très nombreux webinaires consacrés aux modalités pédagogiques de cette mise à distance imposée ont été organisés par différents acteurs, afin d’informer et guider les collègues, le plus souvent novices ou peu expérimentés en matière de formation à distance.
Les réseaux sociaux ont permis d’observer et de partager les très nombreuses initiatives créatives et imaginatives d’enseignants. Enfin, de nombreux chercheurs ont commencé à documenter les effets de ce « basculement vers l’eLearning » (Alonso, Detroz, Hausman et al., 2020) soit en publiant des retours d’expérience, des études de cas (Alonso et al., op.cit.) ou en menant des enquêtes et des sondages [2] par questionnaires. Ces premières publications apparaissent essentiellement descriptives et exploratoires. De toute évidence, il est prématuré de vouloir tirer les leçons de ces premiers mois de mise à distance ; nous manquons de recul pour en mesurer les effets sur les pratiques enseignantes, leur influence sur l’éducation et la formation d’après la crise sanitaire et donc sur leur éventuelle pérennisation. On peut, en revanche, déjà s’interroger sur les effets d’une expérience biaisée de la formation à distance, tant par les enseignants que par les apprenants. En effet, ce qui a été mis en place dans l’urgence, avec les moyens du bord et les bonnes volontés disponibles, a généralement davantage constitué un substitut des enseignements présentiels classiques qu’une véritable adaptation aux nécessités et au potentiel offerts par la mise à distance en matière d’interactions, de collaboration, de production, etc. Par ailleurs, la confusion entre « l’enseignement en ligne » [3], particulièrement centré sur la mise à disposition de contenus et la communication unidirectionnelle synchrone (visioconférences), et la formation à distance amène aujourd’hui légitimement étudiants [4] et enseignants [5] à remettre en question le modèle et la qualité de l’expérience d’apprentissage qu’il propose.
Dans ce contexte, la thématique de la rubrique « Débat discussion » – les facteurs d’évolution de l’ingénierie et du design pédagogiques – prend une importance particulière. Les mesures de confinement et l’interdiction d’occuper les espaces physiques présentiels de formation constituent de toute évidence un de ces facteurs contextuels d’autant plus important qu’il touche, au niveau mondial et au même moment, tous les niveaux d’enseignement et de formation ainsi que tous les acteurs du processus d’enseignement (apprenants, enseignants, conseillers pédagogiques, gestionnaires, personnel administratif). Tout d’abord, le caractère absolu de la prescription est totalement différent des cas de mise à distance et de mise en œuvre d’une nouvelle ingénierie que nous avons rapportés et analysés, par exemple celui de l’Université de Cergy-Pontoise, dans le texte de cadrage (Peraya et Peltier, 2020). En second lieu, cette prescription devrait de toute évidence modifier les pratiques des enseignants habitués aux routines du présentiel qui relèvent principalement de l’artisanat et d’une ingénierie peu développée, voire totalement inexistante, ainsi que nous l’avons souligné plus haut. La question qui subsiste est de savoir dans quelles proportions et sur quels aspects ces pratiques pourront être modifiées.
La fermeture des établissements scolaires ainsi que la mise à distance obligatoire du processus d’enseignement et d’apprentissage marquent l’abandon – provisoire, sans doute – de la caractéristique majeure des formes éducatives, scolaire ou universitaire, à savoir un espace-temps présentiel clos (Peraya, 2019). Il faut bien sûr nuancer cette affirmation dans la mesure où, dans le cas de la forme universitaire (Peltier, Peraya, Bonfils et Heiser, à paraître) par exemple, on observe un certain assouplissement de celle-ci, dû notamment à l’internationalisation des parcours de formation, à la pression institutionnelle (niveau méso), relayant d’ailleurs la demande du marché (niveau macro), d’une professionnalisation des formations, et, enfin, à l’utilisation croissante de dispositifs numériques de formation et de communication médiatisées (plateformes virtuelles de travail, LMS, répertoires de ressources éducatives libres – REL –, dispositifs de visioconférence, capsules vidéo, etc.). Ces différents dispositifs brouillent, on le sait, les frontières entre l’espace-temps clos prescrit par les formes éducatives et les sphères d’activités privées et de loisirs. Jean-François Céci (2018) soutenait que des fortes pressions extérieures pourraient faire évoluer la forme scolaire. L’avenir nous dira si les conditions de la crise sanitaire mondiale que nous connaissons aujourd’hui sont de celles-là. C’est en tout cas ce que pense Emmanuelle Villiot-Leclercq, se référant, dans sa contribution, à Devinney et Dowling (2020). C’est d’ailleurs dans cet esprit que nous avons relu et commenté les contributions à la rubrique de ce numéro.
Nos collègues Emmanuelle Villiot-Leclercq, Pierre André Caron, Romain Laurent, Philippe Dessus et Dominique Vaufreydaz, qui prennent part au débat de ce numéro, mènent leurs recherches dans le champ de la formation partiellement ou entièrement à distance et tous et ont une expérience des dispositifs de formation et de communication médiatisées. Ils ont donc perçu les enjeux de la crise sanitaire pour l’ingénierie et le design pédagogiques lesquels constituent l’un de leurs domaines d’expertise. Dans sa contribution, Pierre-André Caron relate son expérience d’expert consulté à propos du « comment faire ? » et tente de répondre à la question « de quelle ingénierie les enseignants ont-ils besoin dans ce contexte si particulier ? », tout en situant ses propos par rapport à la littérature et aux différentes formes d’ingénierie existantes. Emmanuelle Villiot-Leclercq adopte une posture d’analyste, cherchant à décrire de manière exploratoire les caractéristiques de l’ingénierie pédagogique d’urgence. Romain Laurent, Philippe Dessus et Dominique Vaufreydaz, quant à eux, endossent une position plus paradoxale : ils défendent une ingénierie originale d’instrumentation des situations d’apprentissage présentiel (SAP). Certes, ils ont conscience du fait que, dans « le monde de l’après-Covid 19 », le modèle d’ingénierie qu’ils proposent pourrait se voir ébranlé, voire repoussé au second plan avant même d’avoir acquis droit de cité, à cause de la prévalence du tout à distance. Mais ils supposent aussi qu’il pourrait trouver sa place dans une articulation avec l’ingénierie de la formation à distance, au cas où « l‘hybridation volontaire ou contrainte » des dispositifs de formation venait à se généraliser après le temps de pandémie.
P.-A. Caron s’intéresse de longue date aux pratiques des enseignants : une pratique du « faire avec », du bricolage, qui se rapproche sans doute de ce que Brigitte Albero, Monique Linard et Jean-Yves Robin désignent comme « la cuisine des acteurs sur le terrain » (2009, p.11). Pour l’auteur, l’ingénierie depuis 50 ans se fonde sur ce qu’il nomme le postulat API (Accompagnement, Professionnalisation et Instrumentation). Ce postulat implique « la création d’un nouveau corps professionnel chargé d’accompagner les enseignants (...), [6] l’acquisition de nouvelles compétences professionnelles pour ces enseignants (...). Cet accompagnement et cette acquisition de nouvelles compétences nécessitent alors le développement et l’adoption d’outils (méthodes, logiciels, modèles) pour instrumenter ces pratiques d’ingénierie ». Cette approche, qui convient peu aux pratiques artisanales des enseignants du présentiel, devient réellement incompatible dans le contexte d’urgence et d’impréparation. Il propose donc une ingénierie « dispositive » qui « minimise, dans le scénario proposé, les préoccupations relatives au processus de médiatisation des connaissances au profit d’une vision portant sur leur mise à disposition, leur ordonnancement et leur mise en scène ». Il recommande donc une instrumentation basée sur « des artefacts simples et malléables permettant à l’enseignant de déployer son scénario ».
L’auteur poursuit une autre réflexion, suggérée par F. Henri (2004, citée par Peraya et Peltier, 2020), celle de la tendance au développement des environnements personnels d’apprentissage (EPA), concurrents aujourd’hui bien réels des environnements institutionnels d’apprentissage (EIA) : « Comment cet idéal d’environnements personnels construits au goût et selon les besoins de chacun peut-il s’intégrer dans un système qui prescrit l’apprentissage et qui dicte la manière d’apprendre ? Comment un système de formation, normalisé, peut-il fonctionner si sa composante principale, l’apprenant, jouit d’un degré de liberté que les approches classiques de la planification éducative et d’ingénierie pédagogique sont incapables d’absorber ? » La réponse de P.-A. Caron suppose une frontière franche entre l’espace académique et l’espace personnel de travail : « Notre ingénierie se propose de prescrire les choix et aspects instrumentaux propres à l’espace académique (espace institutionnel de dépôt des activités, des cours, des devoirs, des corrections et espace d’interaction avec l’enseignant). Par contre, concernant l’espace de travail entre les apprenants, notre ingénierie propose qu’il fasse l’objet d’un consensus entre les différents membres de la communauté d’apprentissage. Il se joue dans cette alternance d’espace privé et d’espace académique, un enjeu important d’institutionnalisation et d’émancipation, pendant virtuel et pourtant différent, de ce qui se joue dans les espaces de formation en présentiel ». Cette approche s’apparente sans doute de la proposition de F. Henri, qui consiste à envisager la prescription du métadesign plutôt que du dispositif de formation lui-même.
Emmanuelle Villiot-Leclercq s’intéresse, quant à elle, à deux des questions posées dans le texte de cadrage : a) en quoi sommes-nous aujourd’hui dans une dynamique qui appelle à un renouvellement incontournable des pratiques ? b) Dans cette période de rupture, les modèles de design pédagogique portés et étudiés, connus sont-ils toujours opérants et pertinents ? Quelles sont les voies possibles à emprunter ? À la première question, elle répond par une analyse descriptive « au vu des différents éléments dont [elle dispose], et de façon très subjective, de ‘l’ingénierie pédagogique d’urgence’ ». L’auteure rejoint de nombreux propos de P.-A. Caron, mais à partir d’une posture différente. L’un et l’autre se trouvent confrontés à des questions très pragmatiques, très opérationnelles du corps enseignant portant sur le « comment faire » à distance. P.-A Caron prend comme point de départ un état de fait : les pratiques artisanales des enseignants et des enseignantes, leurs pratiques du « faire avec », antérieures à la crise actuelle, pour prescrire une ingénierie dispositive qui, selon lui, constitue une réponse plus adaptée à cette situation exceptionnelle que l’API. E. Villiot-Leclercq, quant à elle, documente d’une part, de manière certes exploratoire, les pratiques des enseignant(e)s contraints de basculer, sans y être préparés, vers le tout à distance et, d’autre part, elle observe comment réagit l’ingénierie pédagogique confrontée à « sa propre crise d’urgence » et à la question qui met en cause ses modèles : « comment [en situation de crise sanitaire] continuer à éduquer, à partager le savoir, à aider les apprenants à rester dans la dynamique de la construction du savoir ? » Relevons quelques aspects de cette « ingénierie pédagogique de formation en ligne d’urgence » : la nécessité de répondre à une demande accrue de soutien de la part des enseignants ; un basculement dans la mise à distance sans attention particulière accordée aux méthodes d’ingénierie ; le triomphe du synchrone, une accélération du travail collaboratif à distance.
Répondant à la seconde question, E. Villiot-Leclercq se refuse encore à adopter une posture prescriptive. Elle avance quelques hypothèses relatives à de nouveaux modèles d’une ingénierie pédagogique « en transition » ou « en devenir », qui prendrait le relais d’une ingénierie l’urgence et de l’ajustement : « un devenir qui, selon nous se construit et s’élabore au travers de principes, de discours et d’actions concrètes ». Cette ingénierie serait basée, et c’est là son originalité, sur les principes des modèles de transition et de durabilité : prévisibilité, progressivité et réversibilité. Dans la mesure où l’ingénierie se construit aussi par et dans une pratique discursive, l’auteure évoque trois voix possibles, celle des prescripteurs, celle des procureurs – au sens que G. Deleuze donnait à ce terme – et celle des précurseurs. Enfin elle mentionne trois voies, trois modes d’action potentiels : le renforcement des modèles de design existant ; leur éclatement et la consécration de modèles individuels conduisant à des « micro-dynamiques » ; enfin l’émergence de modèles de design ouverts, inspirés de la « consistance proposée par Deleuze » [7] et non des modèles classiques bien connus basés sur l’organisation et la planification. Il s’agirait alors « d’approches pédagogiques dont on ne connaît pas le nom et de modèles pédagogiques dont on ne connaît pas les contours à ce jour, et qui vont nécessiter les métamodèles ou les modèles de conception de la conception que France Henri (2019) appelait de ses vœux ».
Romain Laurent, Philippe Dessus et Dominique Vaufreydaz adoptent, nous l’avons dit, un point de vue qui pourrait paraître surprenant à la première lecture dans la mesure où ils développent une proposition d’ingénierie d’instrumentation des situations d’apprentissage en présentiel au moment où, justement celles-ci se voient proscrites et dont nul ne sait quelle place leur sera réservée dans la période du « monde d’après ». Leur intérêt pour les situations d’enseignement-apprentissage présentiel et pour leur instrumentation trouve son origine, d’une part, dans la prévalence du présentiel dans l’enseignement supérieur et, d’autre part, dans la méconnaissance des mécanismes d’enseignement-apprentissage qui sont à l’œuvre dans ces espaces qui demeurent largement opaques pour les acteurs. Dans cette conception, l’instrumentation de l’espace physique de cours favorise les interactions entre les personnes et les artefacts s’entretissent pour devenir « ambiantes et pervasives » (Sawyer et Dunlosky, 2019, cités par Laurent, Dessus et Vaufreydaz, 2020). L’enjeu principal de cette approche est de développer une automation de feedback formatifs à partir de données issues des teaching analytics tout en respectant biens sûr les données personnelles des apprenants.
Cette approche fait songer à celle présentée par Pierre Dillenbourg (2011) dans un chapitre portant sur l’instrumentation des classes présentielles dans le contexte du Computer Supported Collaborative Learning (CSCL). Dans son texte, il montre comment l’instrumentation des activités menées en classe permet de substituer aux processus de régulation et au tutorat humains des représentations et des visualisations – permanentes et évolutives, en temps réel – des informations nécessaires au monitoring des activités du groupe, aux prises de décisions, etc. La contribution de R. Laurent, P. Dessus et D. Vaufreydaz présente un autre point commun avec le chapitre de P. Dillenbourg. Dans les deux cas, les auteurs traitent d’une approche des situations d’apprentissage présentiel dans un ouvrage consacré essentiellement aux questions qui touchent à la distance. Le chapitre de P. Dillenbourg est paru en effet dans l’ouvrage « Le tutorat en formation à distance » (Depover, De Lièvre, Peraya, Quintin et Jaillet, 2011). Pourtant, l’intérêt de ce point de vue, qui, à première vue, semble hors propos est de mettre en évidence l’importance de la régulation et du tutorat au sein d’un groupe classe en présentiel, de la nécessité de rendre facilement observable par ses acteurs l’état du système, les interactions entre les acteurs qui demeurent habituellement opaques afin d’en faciliter la régulation. En montrant l’importance du tutorat en situation d’apprentissage présentiel, en associant donc une caractéristique fondamentale de la distance à la présence, P. Dillenboug interroge la notion même de distance et nous oblige à la redéfinir. Sans entrer dans les détails de leur propos, en montrant que « l’instrumentation de ses espaces d’apprentissage nous semble en mesure d’apporter une première pierre à la remise en présence de l’étudiant distant », R. Laurent, P. Dessus et D. Vaufreydaz nous contraignent au même déplacement, à une interrogation identique : quelles sont les frontières, les articulations, les complémentarités entre les situations d’apprentissage en présence et à distance ? Quelle ingénierie particulière pourrait en favoriser l’essor ? La prise en compte de l’espace physique dans le processus de conception d’un dispositif de formation entièrement ou partiellement à distance, ainsi que la préoccupation d’une meilleure compréhension générale des interactions instrumentées contribue, à nos yeux, de manière particulièrement intéressante à la considération des dimensions symbolique (sémiocognitive) et relationnelle au sein des formations médiatisées (Peraya, 2010). La question de la « présence à distance » (Jacquinot-Delaunay, 2010) va d’ailleurs devenir cruciale dans le contexte d’hybridation ou de « tout distance » qui s’annonce pour la rentrée académique 2020.
Notre lecture de ces trois contributions est sans nul doute partisane en ce qu’elle s’est attachée à relever des arguments susceptibles d’approfondir, voire de relancer le débat. Le premier de ceux-ci concerne justement la définition de la distance. Après la fermeture des classes, des amphithéâtres, des salles de TP et des laboratoires, il a beaucoup été question, nous l’avons dit, d’enseigner et sans doute moins de faire apprendre à distance, comme si l’on en revenait aux fondamentaux de la formation à distance : permettre aux apprenants empêchés de rejoindre les lieux où se déroulent la formation, de suivre néanmoins leur formation. Mais la notion de distance comme substitut du présentiel a depuis fortement évolué. Pour rappel, Distances et savoirs a consacré deux numéros à cette question : où va la distance ? (2011-a et 2011-b). Les définitions ont été précisées, complexifiées et l’on est passé progressivement d’une distance spatiale à de multiples distances (notamment Jacquinot-delaunay, 2002 ; Paquelin, 2010 ; Kawachi, 2011 ; Dessus, Trausan-Matu, Wild, Dupré et al., 2011). Les concepts de distance, de présence, d’absence et de proximité se sont trouvés redéfinis (Peraya, 2014). Influencé notamment par la théorie de la distance transactionnelle de Moore (1993), le cadre de référence a substitué aux modalités d’organisation de la formation (présence vs distance) les notions de présence, de présence à distance et de proximité(s). L’une des caractéristiques de l’ingénierie de transition, à supposer qu’elle advienne, sera sans doute d’adopter des modèles qui n’opposent plus présence et distance, mais qui reposent sur les notions de présences, de présences à distance et sur les différentes formes de proximités.
À la lecture des deux premières contributions, nous avons été frappés, bien que l’on pût s’y attendre, par le peu d’attention porté aux processus de médiatisation, signe selon E. Villiot-Leclercq d’une sous-utilisation du potentiel de l’ingénierie pédagogique. En effet, ces processus relèvent de l’ingénierie pédagogique (Peraya, 2010) et leur mise en œuvre systématique semble plus coutumière des institutions de formation à distance ou des services multimédias et informatiques des universités présentielles que des pratiques individuelles des enseignants « bricoleurs ». Cette sous-estimation des processus de médiatisation, nous l’avions déjà observée à propos de la production des capsules audio et vidéo à usage pédagogique, spécialement dans le contexte des Moocs (Peraya, 2017 ; Peltier et Campion, 2017 ; Campion, Peltier et Peraya, 2019). Pourtant, toute ressource médiatisée, quelle que soit sa granularité ou son degré de complexité (un graphique, une présentation de type Powerpoint, une séquence vidéo, un podcast, etc.) est le fruit d’un processus de médiatisation, même artisanal. Aussi sous-estimer ces processus peut occulter l’articulation entre ceux-ci et leurs effets en termes de médiation et, par conséquent, annihiler toute possibilité d’envisager certains effets dus aux dispositifs médiatiques sur les différentes facettes du comportement de l’apprenant (Peraya, 2010). Enfin, cette posture risque d’empêcher la mobilisation et le réinvestissement de certains résultats de l’évaluation du dispositif dans le processus de transformation et l’amélioration de ce dernier. Cette boucle de rétroaction n’est-elle pas une des étapes importantes pour l’évaluation de tout dispositif de formation et, par voie de conséquence, de tout processus d’ingénierie ? Pour ces raisons, l’ingénierie pédagogique du monde d’après la crise de la Covid 19 aurait très certainement avantage à accorder une place plus importante aux processus de médiatisation [8] La médiatisation désigne le processus de conception, de production et de mise en œuvre de dispositifs de communication médiatisée, processus dans lequel le choix des médias les plus adaptés ainsi que la scénarisation occupent une place importante. » (Peraya, 2010, p. 38), même dans le contexte des pratiques artisanales et individuelles des enseignants.
Vient enfin notre dernière réflexion qui ne porte plus sur l’évolution de l’ingénierie pédagogique, mais sur l’évolution ou le changement des formes éducatives que nous avions évoqués dans un précédent débat paru dans DMS (Peraya, 2018). En effet, la fermeture des établissements d’enseignement et de formation, le passage au tout à distance, ainsi que l’usage massif de dispositifs de formation et de communication médiatisées touchent au fondement des formes éducatives : l’espace-temps clos et présentiel (Peraya, 2018 et DMS, 22, 23, 24). S’agira-t-il d’un changement de paradigme La nature des changements envisagés peut d’ailleurs poser question. À cet égard, la distinction entre ingénierie de l’ajustement et ingénierie de la transition proposée par Emmanuelle Villiot-Leclercq dans sa contribution est intéressante. L’une pourrait être associée, pour reprendre la distinction des différents niveaux de changement dans l’éducation proposée par Prost (2013), à un changement de nature organique (ingénierie de l’ajustement) ; l’autre d’un (possible) changement paradigmatique (ingénierie de la transition).]] comme semble le croire E. Villiot-Leclercq ? Les formes éducatives retrouveront-elles progressivement leur stabilité une fois l’épidémie disparue ? Que restera-t-il de l’extraordinaire créativité et des initiatives innovantes de nombreux enseignants ? Pourront-elles ébranler les formes éducatives ou, au contraire, celles-ci les neutraliseront-elles, comme cela est souvent le cas, pour pouvoir les intégrer à leur fonctionnement normatif ?
Paraphrasant le titre du texte de cadrage de cette rubrique (2018), nous pourrions reprendre notre questionnement sur les formes éducatives en l’élargissant au contexte actuel : « Basculement vers le tout à distance et niveaux de changement : trois mois de continuité pédagogique peuvent-ils modifier les formes éducatives ? ». Il faudra de nombreuses recherches pour répondre à cette question, mais ce dont nous sommes persuadés, c’est que la piste des formes éducatives et des niveaux de changements constitue un cadre d’analyse pertinent.
Bibliographie
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Référence électronique
Daniel Peraya et Claire Peltier, « Ce que la pandémie fait à l’ingénierie pédagogique et ce que la rubrique peut en conter », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 30 | 2020, mis en ligne le 25 juin 2020, consulté le 01 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/5198
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