Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Questionner les apports du numérique en éducation. Et après ?

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/4628

Un article, notes de lecture par Gérard Puimattodu livre " Les effets du numérique sur l’éducation. Regards sur une saga contemporaine" de Georges-Louis Baron et Christian Depover repris de Distances et Médiations des Savoirs, une revue publiée sous licence CC by sa

Georges-Louis Baron et Christian Depover nous proposent, aux presses universitaires du Septentrion, un ouvrage collectif autour de la question des effets du numérique à l’éducation.

L’ouvrage aborde la question des apports, récurrente pour tous les acteurs du numérique éducatif, dans une étroite relation entre la diffusion sociale du numérique et ses formes éducatives. Radio, télévision, informatique, puis numérique, voilà plus de cinquante ans que les expérimentations sont conduites et des politiques publiques se succèdent, sans que la question des apports ne reçoive de réponse claire et consensuelle.

Dans la vie de tous les jours, le développement technologique nous a progressivement conduits à une sollicitation quasi permanente de services sur le réseau, pour résoudre un ensemble aussi vaste que varié de questions quotidiennes, tant dans la vie familiale que professionnelle. C’est une modification profonde de notre relation au monde, puissamment soutenue par le développement de l’usage des réseaux sociaux. Et l’éducation n’a pas échappée à cette dynamique, avec le développement des applications éducatives, la prééminence du numérique dans l’organisation et l’administration scolaire, la montée en charge des systèmes d’information, la diffusion des ressources numériques pour l’enseignement et l’apprentissage, le recours fréquent des environnements de production et d’accompagnement scolaire, l’exploitation des réseaux pour l’enseignement à distance, etc.

Et pourtant, ce développement, aussi important soit-il, permet-il d’apporter une réponse à la question des apports ?

Georges-Louis Baron et Christian Depover, qui comptent parmi les acteurs inlassables de cette saga du numérique éducatif, nous proposent une sorte de kaléidoscope des impacts et effets du numérique, adoptant un regard systémique sur les politiques publiques et sur l’évolution de la place du numérique dans l’enseignement.

Type d’outils, place du maitre, fréquence d’utilisation, relation à la discipline, contexte social... autant de composantes qui contribuent des contextes variés, une diversité qui conduit à se garder de réponses trop simples.

Définir un cadre d’analyse

Dans cette première partie, Christian Depover et Georges-Louis Baron dressent un cadre d’analyse, autour de cinq domaines soumis aux effets du numérique : les systèmes éducatifs et environnements scolaires ; les curricula et programmes d’études ; les compétences développées au fil des usages ; les modèles pédagogiques et méthodes d’enseignement/apprentissage ; et enfin les fonctions cognitives et comportements sociaux.

Un prisme soigneusement choisi, qui permet d’évoquer les questions les plus débattues du domaine du numérique éducatif, mais en les organisant en une grille d’analyse commune.

Systèmes éducatifs et environnements scolaires

Les auteurs affichent dès le départ un résultat mitigé : « une optimisation contrariée », comme l’affiche le titre. Depuis les années cinquante, les initiatives se sont multipliées qui visaient à introduire à l’École des innovations technologiques, en en espérant des évolutions significatives : l’introduction massive des technologies devait changer l’École. Rétrospectivement, le changement n’est pas aussi important qu’attendu, et surtout pas aussi évident pour les acteurs scolaires que ce que l’on aurait pu espérer. Larry Cuban a largement popularisé les cycles espoir - engouement - déconvenue qui marquent fortement ces plus de cinquante ans d’histoire des technologies éducatives, depuis l’introduction de la vidéo et de la télévision. Très tôt, Brunsvic ou Dieuzeide, pour ne citer qu’eux, ont bien identifié que le développement des technologies éducatives ne pouvait s’entendre sans une évolution majeure de l’organisation et des modes de fonctionnement du monde scolaire, la communication instrumentée ne pouvant être réellement adoptée sans une forme importante de restructuration. Mais cette évolution est probablement plus une condition nécessaire au développement que sa conséquence directe.

Les curricula

En matière de curricula, la question de l’éducation au numérique est posée depuis fort longtemps, entre enseignement proprement dit et une éducation générale, assurée par l’ensemble des disciplines, ou dans la dernière période entre un enseignement de l’informatique et une approche du numérique dans le cadre de l’éducation aux médias.

C’est autour de la construction d’une forme de « pensée computationnelle » que se définissent quelques compétences générales, en nombre limité, qui peuvent ensuite être déclinées en fonction du niveau d’étude et du domaine d’enseignement.

D’une manière générale, la mise en place d’enseignements spécifiques se heurte à de nombreuses difficultés, notamment celle de trouver des enseignants compétents et formés pour l’assurer. La question du codage, mise sur le devant de la scène par les médias, ne contribue pas toujours à la conception de curricula cohérents : elle se focalise fréquemment, au contraire, sur des actions spécifiques, souvent confiées à des acteurs privés, se situant dans une zone relevant davantage du périscolaire que d’une réflexion globale sur les enseignements à intégrer dans les curricula.

La conclusion est sans appel : pour permettre une prise en compte globale et cohérente du numérique, il y a urgence à l’intégrer dans les curricula !

Usages du numérique et compétences

Quel lien entre les usages du numérique et les compétences maitrisées par les élèves ? Cette question s’est posée avec une formidable régularité pour chaque vague technologique depuis maintenant plus de cinquante ans, et ce généralement sans que l’on ne trouve une réponse globale et consensuelle. Là encore, la notion d’usage fait écho à des situations tellement diverses que la globalité de la question la prive en fait de tout sens. Outils de médiatisation utilisés par le maitre, instruments informatisés utilisés par les apprenants, apprentissages liés aux technologies elles-mêmes... les études sont nombreuses, notamment sur les deux premiers aspects, mais sans que la question des modalités de mesure ne soit tranchée de façon claire.

On notera toutefois un impact du développement du numérique sur les compétences disciplinaires, en particulier pour les enseignements scientifiques et industriels, la technologie éducative trouvant alors un écho fécond dans les la relation entre le numérique et l’épistémologie disciplinaire. Les apprentissages non formels sont aussi un foyer de développement de compétences clairement identifié.

Si les effets du numérique sur les apprentissages ne peuvent être niés, leur nature reste complexe et difficile à décrire, dans une myriade de situations présentant autant de spécificités.

Modèles et méthodes

Si les auteurs constatent la persistance de controverses à propos des effets du numérique sur les modèles pédagogiques et les méthodes d’enseignement, ils considèrent tout de même que l’évolution des pratiques « résulte avant tout de choix pédagogiques raisonnés » pour lesquels l’accompagnement de l’enseignant occupe une place essentielle. Autrement dit, l’évolution vers des « conceptions de l’apprentissage plus pertinentes en s’appuyant sur les possibilités offertes par le numérique » ne va pas de soi.

Les effets du numérique sur les modèles et méthodes d’enseignement relèvent avant tout de potentialités qu’il convient de transformer pour les rendre effectives. Les auteurs identifient, au fil de la montée en puissance des technologies, une longue évolution du behaviourisme vers des conceptions constructivistes, mais selon des modalités très diverses, liées notamment à un ensemble d’éléments contextuels. C’est une évolution qui résulte d’interactions complexes, dans un processus global d’innovation pour lequel le numérique n’est qu’une des composantes.

Le rôle de l’enseignant devient celui d’un responsable de « l’orchestration des artefacts numériques », pour donner notamment une large place aux interactions entre apprenants, dans une perspective de collaboration et de coopération. L’autonomie des apprenants et leur capacité à s’autoréguler occupent une place centrale dans les effets sur les modèles et méthodes d’enseignement et d’apprentissage.

Fonctions cognitives et comportements sociaux

Les effets sur les fonctions cognitives et comportements sociaux, enfin, relèvent avant tout d’un impact attendu sur l’organisation cérébrale. Les exemples ne manquent pas qui démontrent que les technologies numériques affectent le fonctionnement du cerveau. C’est notamment le cas de L’usage de l’hypertexte, popularisé par le web, qui induit une activité cérébrale accrue pour les usagers expérimentés dans ce type de lecture, alors que les novices se limitent à des rebonds aléatoires, liés aux sollicitations des stimuli hypertextes. La perspective est finalement assez banale, puisqu’elle induit que le média a un impact sur l’usage et l’usager, dans une vision proche de celle de Mac Luhan.

Mais les impacts cognitifs ne se limitent pas à la lecture hypertexte : ils procèdent aussi, notamment dans les réseaux sociaux, de la recherche de notoriété sur le web, d’une recherche de reconnaissance du groupe, qui conduit à devenir auteur. À l’opposé, la dynamique des jeux vidéo tourne le dos aux rebonds aléatoires et à la lecture ouverte pour privilégier l’immersion, l’éveil, le maintien de la motivation. Plus que jamais, le média est le message.

Mais les impacts cognitifs s’inscrivent aussi dans des effets générationnels, les « digital natives » bénéficiant de conditions d’appropriation radicalement différentes que les générations précédentes. De nombreux travaux soulignent toutefois que l’aisance pratique n’a que peu à voir avec les usages critiques et réfléchis, pour lequel le contexte socio-éducatif prend une place déterminante. Si la fracture numérique reste bien toujours présente, elle est à présent largement moins liée aux équipements qu’aux contextes socio-éducatifs et socio-culturels.

Regards croisés et synthèses thématiques

La deuxième partie de l’ouvrage nous propose des « regards croisés autour de rencontres attendues, ou plus improbables, entre le numérique et l’éducatif ». Quelques contributions, judicieusement choisies, viennent illustrer le cadre d’analyse posé en début de l’ouvrage.

Apprentissages informels

Geoffrey Sockett nous propose de nous intéresser aux apprentissages informels, et notamment de nous interroger sur la place que peuvent y prendre les institutions scolaires et académiques.

Le téléphone fixe, la radio, la télévision, le tourne-disque avaient déjà, au XX° siècle, rejoint le livre et le timbre-poste pour permettre à chacun de développer des compétences personnelles en lecture, écriture, écoute de musique, compréhension de discours ou interaction à distance, synchrone ou asynchrone. Aujourd’hui, le smartphone, la tablette ou l’ordinateur portable ont remplacé ces outils pour toutes ces modalités, et probablement bien d’autres. Les affordances des outils du XX° siècle ont cédé la place à celles des outils numériques, drainant des compétences qui se construisent en dehors de tout cadre formel, dans un « apprentissage fortuit », sans intention spécifique.

Les mobiles associent plusieurs médias, utilisent les mouvements et les déplacements de l’usager pour mesurer ses performances ou son activité, ou la géolocalisation pour proposer des rencontres... les possibilités semblent infinies. L’apprentissage informel du futur ne se limitera pas à l’intelligence, mais portera aussi sur les valeurs, les émotions, les activités pratiques. Au XXI° siècle, c’est bien « l’autonomie socialement construite de l’apprenant holiste » qui ouvre la voie à la capacité d’évoluer socialement et professionnellement tout au long de la vie.

Au questionnement traditionnel des apports de l’informel au formel, l’auteur nous propose de substituer celui des apports du formel à l’informel, qui revient en fait à interroger la capacité de l’École à préparer aux « apprentissages tout au long de la vie ».

Apprentissages collaboratifs

Thérèse Laferrière s’intéresse quant à elle aux apprentissages collaboratifs, au rôle du groupe dans une perspective socio-culturelle. L’auteure met l’accent sur le rôle des affordances, un terme souvent utilisé en psychologie, et notamment dans les études des relations homme-machine pour étudier des potentialités liées aux usages. Les artefacts, « qui suggèrent des actions possibles aux utilisateurs » s’inscrivent dans les interactions complexes qui forgent les usages. On notera l’importance des croyances, de la compétence et de la gestion du temps dans la mise en œuvre des outils de collaboration, qui fondent de nouvelles pratiques sociales, conjuguant local/distant, synchrone/asynchrone.

Les outils de collaboration constituent un gisement d’innovation pour les enseignants, ouvrant la voie vers une amélioration des résultats scolaires, mais aussi vers le développement de nouvelles habiletés sociales et cognitives.

Formation des adultes

Viviane Glikman nous propose un regard sur la formation des adultes. La formation à distance tient une place importante dans les initiatives qui se sont succédé depuis les années quatre-vingt : Minitel, télécopieur (en particulier pour la possibilité de transmettre des devoirs écrits, et leurs corrections), puis micro-informatique et arrivée progressive d’Internet et du multimédia. Cette progression conduit à l’orée des années deux-mille à l’émergence de logiques d’« industrialisation de la formation », avec les perspectives d’un marché potentiel florissant. C’est la période du discours euphorique, avec l’idée que le numérique peut révolutionner la formation, sans oublier les attentes de fortes réductions de coûts. La réalité est toute autre, et les usages ne se déploient que très progressivement.

Déplacement vers l’usager de la fonction d’impression, qui constitue avant tout un transfert des coûts ; transmission par visio-conférences de cours magistraux très traditionnels ; échanges avec les tuteurs moins immédiats et moins riches qu’attendu ; approche constructiviste rarement mise en œuvre, mais qui surprend et déconcerte des adultes non habitués quand elle est présente… Autant de constats qui alimentent le doute.

Quoi qu’il en soit, le numérique est à présent au cœur des systèmes de formation des adultes, mais le « moindre coût » prend trop souvent le pas sur le « sur mesure ». Le numérique dans la formation conduit souvent à « faire pleuvoir là où c’est mouillé », en touchant avant tout les minorités les plus favorisées. Transformer les potentialités en effets ne dépend pas réellement de l’offre technologique, mais bien de la manière dont elle est (sera ?) mise en œuvre.

33Viviane Glikman conclut son propos en soulignant l’intérêt qu’il y aurait à s’appuyer sur les travaux scientifiques pour développer de nouveaux environnements, de nouvelles offres de formation, comme une sorte de regret.

Le numérique éducatif dans les pays du Sud

Jacques Wallet, Pierre-Jean Loiret d’une part et Erwan Le Quentrec d’autre part attirent notre attention sur ce qui se passe dans les pays du Sud. L’usage du téléphone, notamment pour la formation des maitres et la diffusion des ressources, est un moyen qui se révèle puissant, notamment dans des contextes de faibles ressources financières. Les apprentissages mobiles s’affirment, s’appuyant sur le dynamisme du développement de services mobiles innovants, mais se heurtant à la difficulté de transformer des potentialités en effets réels et tangibles sur les systèmes éducatifs.Comme pour la formation des adultes, les projets s’organisent autour d’une double attraction entre la recherche de l’équité et le développement d’un marché.La professionnalisation des acteurs occupe une place importante, avec des initiatives de formation (IFADEM dans le monde francophone, SMS Story en Papouasie Nouvelle-Guinée, PTLP au Bangladesh) ou de nouvelles pratiques d’échanges professionnels liées à l’arrivée de tablettes permettant d’introduire de nouveaux usages médiatiques, notamment la vidéo.

L’usage documentaire est souvent questionné : le recours fréquent à des sites français, ou « du nord », éloignerait les enseignants de la mise en œuvre de curricula nationaux prenant progressivement des distances, jusqu’à évoquer quelquefois une « re-colonisation culturelle ». C’est une tension qui s’affirme, entre l’ « irrespect potentiel des injonctions programmatiques versus accès à des ressources didactiques introuvables au quotidien ailleurs que sur Internet ». Mais le numérique peut permettre le développement d’offres en langues locales, avec de nombreuses initiatives publiques et privées.

Les auteurs soulignent toutefois que la généralisation ne va pas de soi, avec des difficultés de pérennisation des initiatives entre des projets de durée souvent limitée, et des effets qui ne peuvent s’appréhender que dans une durée longue, jusqu’à celle d’une génération. Et ils évoquent le risque d’une offre globale de « majors » de l’internet auprès d’un pays, qui acterait ainsi une nouvelle forme de domination...

Éducation au numérique

Beatrice Drot-Delange s’intéresse quant à elle à l’éducation au numérique, impliquant l’usage des technologies, le traitement de l’information, les données et leur numérisation et les objets informatiques. Une réflexion globale sur les compétences conduit l’Union européenne à poser un cadre se déclinant en la littératie informationnelle et les données, la communication et la collaboration, la création de contenus numériques, la sécurité et la résolution de problèmes.

L’éducation au numérique répond à une demande sociale, souvent reliée à l’éducation à la citoyenneté. La traduction dans les programmes scolaires oscille entre deux approches : des compétences développées au sein des disciplines traditionnelles, et la mise en place d’enseignements spécifiques. La place donnée à la science informatique dans ces dispositifs reste une question vive.

L’auteure souligne la coexistence et complémentarité des culture informatique et numérique, et la nécessité d’interroger la place de la « pensée informatique », au-delà du simple cadre des compétences de codage. La pensée informatique ouvre la voie à une maitrise largement plus avancée de l’usage d’outils complexes, par exemple les tableurs ou même les moteurs de recherche.

Évaluation et certification

Si Béatrice Drot-Delange souligne la difficulté à évaluer les compétences acquises, Éric Bruillard revient sur cette question en nous proposant une analyse des procédés mis en œuvre, de l’évaluation à la certification. Dans les années deux-mille, le B2i est mis en place, organisé en domaines de compétences, attestées par tous les enseignants tout au long des cycles d’enseignement. Mais le fossé reste grand entre les conceptions ministérielles qui ont présidé à la mise en place et aux évolutions du B2i, et sa mise en œuvre sur le terrain : la généralisation de pratiques de validation de fin d’année, appuyée par l’obligation de validation pour l’obtention du brevet, conduit à une fracture entre les compétences cochées et leurs processus de développement tout au long de l’année, rarement formalisés. Les outils de gestion du B2i, prolongés aujourd’hui par des outils comparables pour le suivi des compétences du socle commun, conduisent chez les enseignants à renforcer l’assimilation d’une compétence à une case cochée.

La plate-forme PIX, actuellement déployée, conduit à substituer à l’évaluation par les enseignants des traitements automatisés, dans le cadre d’un processus de certification nationale, conforme aux orientations européennes, et prévu pour se poursuivre tout au long de la vie.

Plus généralement, la question de la certification et de l’attestation de compétences conduit aujourd’hui au développement de badges ouverts et autres blockchains. Cette démarche est à rapprocher de l’évolution des ressources, qui, passant du produit au service, proposent progressivement davantage de fonctions permettant aux enseignants de déléguer aux plates-formes une partie de l’organisation de leurs enseignements et du suivi des apprenants. Assister l’enseignant, ou piloter l’enseignement ? La frontière est-elle toujours aussi claire ?

Approche socio-critique

Simon Collin et Périne Brotcorne complètent cet ensemble de regards croisés par une « Contribution d’une approche sociocritique à l’étude des effets du numérique en éducation ».

Alors que les travaux sur les technologies éducatives s’organisent traditionnellement autour de la dualité « effets/efficacité », l’approche socio-critique permet de s’intéresser à d’« autres effets que ceux liés à l’efficacité de l’enseignement et de l’apprentissage ». La démarche s’ancre dans une approche sociologique du numérique en éducation, dans laquelle les faits techniques s’entrelacent avec les faits sociaux. L’approche socio-critique vise en particulier « à évaluer, sur la base des pratiques ordinaires de conception, d’implantation et d’appropriation du numérique en éducation, la part de domination et d’oppression [que les technologies éducatives] contribue à véhiculer, maintenir, voire amplifier dans le corps éducatif. »

Cette remise en question du déterminisme technologique ambiant permet d’interroger le numérique comme une des composantes du contexte de l’activité éducative. On peut ainsi prendre ses distances avec les résultats - souvent nuls ou insuffisants - des analyses effets/efficacité pour mieux prendre en compte les contextes, et interroger en particulier les logiques de finalité sous-jacentes.

La technologie éducative procède le plus souvent de la technologisation des projets éducatifs, impliquant les valeurs et intérêts dominants. Elle induit des rapports de pouvoir dans la conception même des dispositifs et projets éducatifs, en s’inscrivant dans des logiques implicites de modernisation de l’École, d’application de plans ministériels, de démarches de formation ou d’évaluation, etc. Dans ce cadre, l’École et ses acteurs « négocient ces déterminations structurelles », dans une interaction permanente avec le processus d’appropriation technologique.

L’approche socio-critique permet ainsi de prendre en compte les rapports sociaux et les modèles éducatifs dominants, ouvrant la voie ainsi une meilleure appréhension des contextes, de leur complexité et de leur importance.

Une bibliographie quasi anthologique

La lecture de la seule bibliographie est un vrai plaisir pour ceux qui ont vécu cette époque, et qui s’en sont nourri pour leurs travaux et réflexions : aux côtés des grandes figures de la sociologie moderne que sont Latour, Callon, Akrich et quelques autres, on y trouve beaucoup de ceux qui ont contribué à la réflexion commune sur les technologies éducatives depuis cinquante ans et plus, comme notamment Larry Cuban, les regrettés Henri Dieuzeide et Geneviève Jacquinot, Jacques Arsac inlassable militant de la programmation en éducation, bientôt relayé par les tenants d’un enseignement de l’informatique, comme Jean-Pierre Archambault, Gilles Dowek ou Beatrice Drot-Delange, sans oublier bien sûr les nombreuses références de Georges-Louis Baron, Éric Bruillard ou Christian Depover. Impossible de les citer tous, comme on le souhaiterait pour leur rendre hommage, cette bibliographie qui ne compte pas moins de trente-huit pages tenant un peu la place de l’anthologie que leurs travaux auraient mérité.

Le plaisir de la lecture… Et après ?

La diversité des thématiques abordées par l’ouvrage révèle bien les tensions et paradoxes que connait encore aujourd’hui le numérique éducatif : on fustige son faible développement, mais il est entré dans le quotidien des pratiques des acteurs scolaires en le modifiant profondément. On remet souvent en cause sa capacité à contribuer à l’amélioration de l’éducation, mais les projets et initiatives n’ont jamais cessé depuis maintenant près de cinquante ans. On conteste son impact sur le système éducatif, mais il est partout dans l’ensemble des outils et systèmes d’information qui structurent l’École.

L’ouvrage de Georges-Louis Baron et Christian Depover vient nous présenter aujourd’hui une synthèse brillante, en particulier grâce à l’organisation du cadre d’analyse remarquablement synthétique qu’ils nous proposent. Sa lecture ravira les acteurs et commentateurs avisés de la longue marche des technologies éducatives, depuis cinquante ans et plus.

Mais les différents points exposés relèvent de questions déjà largement débattues, par exemple à propos de l’enseignement de l’informatique, des compétences développées ou à développer, de l’impact sur les disciplines, etc. Toutes questions si légitimes, et qui gagneraient tant á être débattues à l’éclairage des travaux conduits, depuis maintenant bien des années.

Aussi agréable à lire que soit cet ouvrage, il satisfera surtout ceux qui sont déjà inscrits dans cette perspective de la longue saga des technologies éducatives, mais sans parvenir à ce que les actions conduites aujourd’hui tirent réellement parti de cette formidable expérience.

On s’interroge au fil des pages pour savoir si nous ne sommes pas une nouvelle fois devant un ouvrage de plus - il y en a eu tant - qui expose brillamment un état de connaissances, mais un état de connaissances bien connu de la petite communauté qui œuvre depuis des années sur le numérique éducatif, alors que ceux qui mettent en œuvre les technologies aujourd’hui le font le plus souvent en ignorant les travaux conduits, en re découvrant au fil des usages quelques-uns des aspects.

Au-delà du plaisir de la lecture, c’est un sentiment confus d’entre-soi qui s’affirme, de discours consensuel dans une communauté qui ne parvient à toucher ni les décideurs ni les praticiens. Est-il suffisant de regretter, année après année, ouvrage après ouvrage, la faible connaissance de travaux fondamentaux, de fustiger cette volonté d’innover sans toujours savoir ce qui a été fait avant ?

Et pourquoi ne pas envisager une forme d’anthologie collaborative qui permettrait de raviver le souvenir et la connaissance des remarquables travaux conduits depuis plus de cinquante ans, des travaux que l’on ignore trop souvent à l’heure de prendre des décisions, de définir, une fois de plus, les axes politiques du développement du numérique pour demain.

Référence électronique

Gérard Puimatto, « Questionner les apports du numérique en éducation. Et après ? », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 16 décembre 2019, consulté le 28 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/dms/4628

Auteur

Gérard Puimatto

gpuimatto@effios.fr

Licence : CC by-sa

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