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Être jeune chercheur·e en gestion aujourd’hui : la résilience hip-hop

Un article repris de http://theconversation.com/etre-jeu...

Hip-hop ! Pixabay

Des articles récents s’intéressent à l’évolution de la recherche en gestion et la montée d’une course à la publication. Certains pointent les effets de tels changements sur les doctorant·e·s qui n’exprimeraient plus assez leur liberté, leurs passions et leur curiosité. La voix des doctorant·e·s et jeunes chercheur·e·s, premier·e·s concerné·e·s, manque au débat. Ainsi, si ces discussions sont nécessaires pour notre discipline, nous ne nous reconnaissons pas dans la description qui est faite des doctorant·e·s actuel·le·s.

Nous avons conscience d’être de jeunes académiques moins exposé·e·s à la précarité car issu·e·s d’une grande école de commerce française, et en cela notre parole n’engage pas tou·te·s les doctorant·e·s. Néanmoins, notre point de vue pourrait apporter des éléments supplémentaires sur ce qu’est le travail et la vie de doctorant·e en sciences de gestion (au sens large, nous représentons ici plusieurs disciplines) aujourd’hui.

Ainsi, à travers cet article, nous souhaitons évoquer notre quotidien, le sel et le goût de la vie des jeunes académiques, leur résistance silencieuse et leur engagement à faire œuvre de créativité, malgré les doutes, les peurs et les angoisses, dans un contexte social et institutionnel qui impose de nouvelles règles, pressions et de nouveaux indicateurs.

Défendre une vision commune de la recherche

Se poser la question du sens de notre métier nous paraît essentiel : pourquoi avons-nous choisi de faire ce métier ? Qu’est-ce que cela signifie d’être enseignant·e-chercheur·e en gestion aujourd’hui ? Nous partageons certains constats faits par nos aîné·e·s : nous allons vers une recherche aseptisée, très « orientée publication », qui pourrait entraver la pensée complexe, le goût du risque et l’immersion de long terme sur le terrain.

Soumis·es à ces normes, les jeunes chercheur·e·s semblent parfois s’empêcher de penser en dehors du cadre. Il faut donc les encourager à s’ouvrir aux autres, à prendre le temps de s’étonner, à débattre, bref à profiter de cette période unique qu’offre le doctorat pour se créer une identité propre de chercheur·e et d’enseignant·e.

Certain·e·s chercheur·e·s plus expérimenté·e·s avancent que la course à la publication et les pressions associées seraient intériorisées par les doctorant·e·s qui se fermeraient au monde et abandonneraient tout esprit de camaraderie pour se soumettre à ces normes dans la crainte imaginaire de ne pas être en mesure de trouver un poste dans le milieu académique féroce. La généralisation de ce propos fait des doctorant·e·s les premier·e·s responsables de leur situation. À travers le récit de notre expérience de la vie doctorale et de jeunes académiques, nous souhaitons témoigner d’une autre réalité doctorale et postdoctorale.

Une pression systémique réelle

Il serait réducteur de dire que la pression des doctorant·e·s est uniquement auto-infligée et il nous semble important de ne pas sous-estimer les effets concrets d’un système de plus en plus violent envers les jeunes chercheur·e·s non titularisé·e·s.

Doc-solitude. Tico/VisualHunt, CC BY-NC-ND

La néo-libéralisation de l’éducation supérieure, particulièrement en sciences de gestion, n’est pas le fruit de notre imagination mais bien un phénomène largement documenté par les académiques eux-mêmes sous l’idée d’un jeu de la publication, imposé par un capitalisme académique (Jessop, 2018), et qui pousse à l’auto-contrôle par effet panoptique (Prasad, 2013).

Si cette néolibéralisation touche prioritairement les pays anglo-saxons, la France n’en reste pas épargnée. L’injonction à la publication dans des revues européennes et américaines de premier rang est manifeste. Lors des entretiens de recrutement, les professeur·e·s en font l’objet central de la discussion.

En parallèle, les programmes doctoraux ont des moyens de plus en plus réduits et s’adaptent à cette pression ambiante : pressés par des indicateurs qui jugent la qualité d’un programme doctoral par sa capacité à faire soutenir ses thésard·e·s en trois ans, les programmes doctoraux poussent de plus en plus leurs jeunes chercheur·e·s vers des formats de thèse les plus courts possibles.

Postdoc, tenure, CDD : le langage de la précarité des jeunes académiques

La précarité des doctorant·e·s et jeunes docteur·e·s est également indéniable. Et encore, les doctorant·e·s sont mieux loti·e·s en sciences de gestion qu’en sciences physiques ou en sociologie. On pourrait dire qu’il ne faut que cinq ans à un·e jeune docteur·e pour trouver un emploi stable. Mais cinq ans de précarité après quatre ans de précarité doctorale, cela fait tout de même neuf ans de précarité au total… cela à un âge où certain·e·s d’entre nous souhaitent peut-être s’installer et/ou avoir des enfants, sans parler des sacrifices de ceux et celles d’entre nous en reconversion.

Nous pouvons qualifier notre situation de « précaires privilégié·e·s ». Nous avons la chance de pouvoir partir faire un postdoc à l’autre bout de la Terre en nous déracinant, en nous coupant de nos proches et en mettant notre couple en danger parce que les grandes écoles de commerce françaises ne souhaitent embaucher que des profils « internationaux » (comme elles aiment tant dire) avec deux articles de rangs A publiés.

Si certain·e·s semblent dire que c’était déjà comme cela avant, d’autres au contraire font souvent le récit d’un poste trouvé avant la fin de la thèse, il y a 10, 20 ou encore 30 ans. D’autres encore n’hésitent pas à nous dire qu’ils ne se recruteraient pas eux-mêmes aujourd’hui ! Sur ce point, nous nous disons également que, finalement, « c’était mieux avant » !

Alors, sommes-nous là par hasard ? Ne sommes-nous que des premier·e·s de la classe qui auraient oublié de se demander : est-ce que je souhaite réellement faire cela ? Qu’est-ce qui m’anime dans ce métier ? Démarrer une thèse en gestion plutôt que de trouver un emploi dans une banque ou dans un cabinet de conseil, c’est faire le choix de baisser son salaire, c’est faire le choix de l’incertitude, c’est faire le choix de la vulnérabilité. C’est aussi – et surtout – faire le choix de la passion, de l’excitation, de la pensée, de l’engagement, de l’amusement, de l’exploration, de l’aventure !

Pour plusieurs d’entre nous, c’était tout sauf le choix évident. Au contraire, la continuité aurait été de faire comme 99 % de nos camarades de promotion et de poursuivre nous aussi une carrière en entreprise. Il ne faudrait pas minimiser les difficultés rencontrées par les doctorant·e·s ou présenter leurs problèmes comme imaginaires au risque d’accentuer les difficultés et risques psychosociaux qui pèsent déjà sur certain·e·s d’entre eux.

Nous reconnaissons plutôt que tous ces éléments peuvent avoir des conséquences néfastes sur les doctorant·e·s. On peut effectivement s’inquiéter de voir les jeunes académiques transformé·e·s en machines préoccupées uniquement par la publication académique.

Après le rock’n’roll, place au hip-hop ?

Face à ce constat, comment décrire la vie de doctorant·e ou jeune chercheur·e en sciences de gestion ? Une vision individualiste et déshumanisée des jeunes académiques ne nous semble pas décrire notre situation, certes loin d’être universelle. Au contraire, notre quotidien nous évoque curiosité et collectif.

Résilience hip hop. ASCOM Prefeitura de Votup/Flickr, CC BY

En ce sens, le hip-hop nous semble bien mieux décrire notre réalité que le rock. Le hip-hop, c’est la musique comme moyen d’exprimer les injustices vécues par une partie de la population, mais c’est aussi un art musical repris pour exprimer la joie de vivre dans un quotidien, aussi hostile soit-il. Conscients que nous ne sommes pas né·e·s sous la même étoile, nous ne restons pas prostré·e·s dans l’auto-lamentation mais cherchons plutôt à créer des espaces de liberté pour pouvoir continuer à faire preuve de ténacité et à danser le Mia (sans oublier de payer notre loyer).

Si nous avons eu vent de parcours doctoraux solitaires, souvent subis, ce n’est et ne fut pas notre cas, et pour cela nous nous estimons chanceux/ses. Pour nous, le collectif a une place prépondérante dans notre réussite, bien au-delà des moments de rire et de partages évidents. Du fait des pressions actuelles, le collectif s’avère plus nécessaire que jamais !

Notre collectif a constitué et constitue toujours un espace de résistance infiniment vital durant ces années de thèse. Il est aisé pour nous de nous en souvenir, tant ces discussions étaient vives, parfois sur le ton de l’humour, de l’ironie, du débat, de la taquinerie : autour de nos objets de recherche qui nous passionnent, de nos étudiant·e·s, du monde académique, du sens de la recherche, de notre mission pédagogique, des meilleures recettes d’apéros ou de desserts, toujours avec la parole, la foi, la pensée et le cœur exalté·e·s.

Toutes ces discussions nous permettent de faire évoluer notre pensée, de l’amener à maturité, de la déconstruire, de la retricoter, de la nourrir des idées des autres, si bien que nous avons tou·te·s joué un rôle important dans les thèses des un·e·s et des autres, et dans la construction collective de notre identité de chercheur·e et d’enseignant·e. Si l’adversité fait partie de notre quotidien, et cela sous toutes ses formes – rejet d’un article, reviews peu tendres, employabilité réduite –, nous étions tou·te·s concerné·e·s par les défaites et les réussites de nos camarades.

Nous avons toujours pris le temps de mélanger nos expertises naissantes, nos méthodologies si différentes, nos anecdotes disciplinaires, afin d’apporter du soutien à un·e camarade doctorant·e. Nous avons illuminé des sujets de nos approches parallèles, et nous nous sommes écharpé en parlant épistémologie (et aussi politique !). Nous avons répété des soutenances, relu des mails, et partagé de longues soirées devant l’écran.

Nous n’avons jamais hésité à prendre deux heures de pause pour débriefer le cours fraîchement donné par l’un d’entre nous et encore moins à aller tou·te·s prendre une bière pour fêter un texte déposé sur la plateforme d’une revue académique. Ce sont ces blagues plus diffuses, telle cette parodie de Martine ne finissant (jamais) sa thèse, trônant dans notre salle de travail, qui créent une atmosphère singulière et un esprit de groupe. Un groupe qui continue par la suite d’exister en dehors du lieu de travail dans les crêperies et les bars des alentours dès qu’une occasion se présente de fêter un événement quelconque.

Martine rédige sa thèse et la finit (peut-être) en 2015 (ou en 2016, ou plus tard).

Nul besoin de docto-bashing, mais de soutien

Selon nous, négliger les effets concrets d’un système de pressions engendrant la précarisation des doctorant·e·s et l’accentuation de l’incertitude sur leur avenir, c’est prendre le risque d’un docto-bashing gratuit au moment où nous avons le plus besoin de soutien et non de mépris. C’est également pointer les jeunes académiques comme (presque) uniques responsables de leur situation : ils et elles n’auraient pas compris que ce n’est pas le marché de l’emploi qui se crispe, mais uniquement leur imagination.

Malgré un environnement de plus en plus difficile et compétitif, nous sommes capables de faire un pas de côté, de rendre compte de notre rapport au monde et, plus particulièrement, au monde de la recherche en gestion, notamment en écrivant et en pensant collectivement.

Ce texte se veut donc être une trace modeste de notre expérience de jeunes académiques où, face à de nouveaux défis et de nouvelles normes produites par nos aîné·e·s, nous puisons notre énergie des expériences académiques propres à notre génération, très certainement aux antipodes de l’insouciance du rock and roll et des années yéyé.

Voici la réponse d’une nouvelle génération de chercheuses et chercheurs qui ne souhaitent pas se résigner, mais défendre, s’engager et contribuer, autant que possible, à la beauté et l’utilité de leur métier.

Pour ne pas conclure, attaché·e·s à la tradition académique et scientifique, nous imaginons (peut être en utopistes !) la poursuite de ce débat, critique et constructif, avec tou·te·s ceux et celles qui seraient intéressé·e·s à l’idée d’enrichir cette réflexion autour d’un verre, d’une guitare ou encore d’un bon gros hip-hop !

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

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