Patricia Vallet, « L’écriture d’un Mémoire en formation. Entre commande institutionnelle et émergence d’une singularité », Éducation et socialisation [En ligne], 20 | 2006, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 01 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/19744
Pour préciser ce qui m’amène à travailler sur ce thème, je dois dire que je suis formatrice en service social, et qu’à ce titre j’accompagne fréquemment des étudiants dans l’élaboration d’un Mémoire de fin d’études.
La question centrale que je me pose en permanence est celle-ci : comment créer les conditions d’une écriture à la fois rigoureuse et impliquée ; autrement dit, à quelles conditions le travail d’écriture d’un Mémoire en formation initiale peut-il favoriser un processus de socialisation démocratique ?
Je présenterai dans cet article tout d’abord le cadre de référence dans lequel s’inscrit ce travail, puis les enjeux qui s’ouvrent pour celui qui se met à écrire, enfin je terminerai sur la fonction du formateur telle que je la conçois.
Le contexte et la problématique
Tout commence par une commande institutionnelle : en effet, l’écriture du Mémoire vient clore un parcours de formation dans le cadre d’une Diplôme d’État ; le cadre réglementaire fixe un champ d’étude délimité, des normes quantitatives (nombre de pages, interligne, etc.) et qualitatives : du côté de la méthodologie de la recherche en sciences sociales : une problématique, une hypothèse, un terrain de vérification, etc.
Ces consignes sont accompagnées de normes plus implicites du côté de l’orthographe et des règles syntaxiques… ainsi que d’une grille d’évaluation qui servira de point d’appui à la notation du travail.
Par ailleurs, le Mémoire vient valider la capacité d’un candidat à forger sa propre identité professionnelle. Celui-ci doit à la fois démontrer comment il a intégré lors de son parcours de formation divers éléments théoriques et pratiques pour construire une représentation pertinente du métier auquel il se destine, et montrer sa réelle implication personnelle dans ce travail. De plus, le jury appréciera en général un travail qui « sort un peu des sentiers battus », propose quelques pistes de réflexion neuves.
Ainsi pourrait-on à présent formuler l’injonction suivante qui est en quelque sorte imposée au candidat : démontrer qu’il a intégré suffisamment les normes et les codes de la culture professionnelle, et à la fois écrire quelque chose d’original sur la question ! Entre normalisation et autonomisation apparaît l’aporie fondatrice de ce travail…
Un processus de socialisation démocratique ?
Il me semble qu’il peut y avoir trois niveaux d’analyse pour répondre à cette question, que j’articulerai en trois temps autour des termes suivants qui fondent ce processus de travail : Faire, Défaire, Laisser-Faire.
Faire, c’est à dire travailler activement à Observer, Décrire, Décortiquer, Analyser, Objectiver
En effet ce travail est tout d’abord un processus d’acculturation qui procède à partir de la lecture de textes concernant le métier et la population d’étude ; il inclut également la rencontre de personnes ressources et d’experts. L’étudiant doit donc produire un travail actif à la fois pour entrer dans des textes parfois ardus, et pour aller sur le terrain se confronter à la réalité des problèmes étudiés.
De cette manière, il va rencontrer différents discours théoriques, et tenter de les écouter, de les comprendre, de les analyser. Sur le terrain, avec les personnes ressources, il cherche à se faire comprendre par rapport à son intérêt de recherche ; puis il doit rendre compte des différentes idées sans les déformer ; il va ouvrir d’autres perspectives, complexifier sa pensée dans la rencontre avec ces points de vue éventuellement contradictoires.
Et, progressivement, il va ainsi acquérir le vocabulaire professionnel, nuancé, complexe, prudent, intégrer les traits typiques de l’identité professionnelle ;
De telle sorte qu’on peut parler alors d’un processus de socialisation ici, par l’acquisition d’une culture professionnelle, et démocratique dans le sens où l’étudiant apprend à prendre en compte le point de vue d’autrui, le respecter, en tenir compte, le discuter, etc.
Défaire ses idées et s’impliquer dans le travail personnel de l’écriture
Se mettre à écrire, c’est se mettre dans une position d’auteur, sortir des postures habituelles et défaire ses habitudes, se risquer à une position personnelle, s’affranchir un peu de la parole des maîtres, s’autoriser, se donner le droit de prendre la parole, se rendre soi-même auteur-créateur dans ce travail d’implication subjective.
C’est aussi un travail d’altération de renoncement et de deuil : choisir un sujet, c’est faire le deuil de tous les autres sujets possibles. C’est encore un travail de perte quand il s’agit de se défaire des images préconstruites pour affronter la solitude, l’angoisse éventuellement, la déréliction, les aléas de la traversée, et lutter contre l’impatience des réponses ou des solutions toutes faites, du prêt-à-penser confortable.
Par ailleurs, le problème de la temporalité est aigu si l’on imagine qu’il faut conjuguer le temps personnel nécessaire à l’élaboration, et le temps prescrit qui fixe des échéances impératives… c’est-à-dire prendre le temps de se perdre, d’accepter les détours et les circonvolutions de sa pensée, mais aussi se presser de rentrer dans les cadres des attendus fixés !
D’autre part, l’étudiant doit apprendre à questionner et se questionner sans critiquer les autres ! Autrement dit, il doit chercher à prendre du recul, de la hauteur pour commenter et interroger les idées neuves qu’il rencontre, sans pour autant entrer dans la critique systématique des points de vue opposés aux siens propres !
Ces différentes dimensions paraissent contribuer à un processus de socialisation démocratique si l’on considère qu’il permet aux étudiants de rencontrer l’altérité, (chez l’autre et en eux-mêmes) et d’apprendre à confronter de façon constructive leur position à celle d’autrui.
Laisser-Faire, par le travail en groupe et l’analyse de sa pratique
Le dispositif de formation articule des temps de cours de méthodologie, des temps de travail personnel pour l’écriture, et des temps d’ateliers en groupe, où les étudiants peuvent confronter leurs points de vue entre eux à partir d’un travail d’analyse en commun de leur pratique préprofessionnelle, puisque c’est dans ce creuset que s’origine le questionnement qui fonde leur Mémoire. Autrement dit, on part de cette pratique pour s’interroger sur les problématiques rencontrées par telle ou telle population.
On peut donc considérer que cette mise en commun des idées, croyances, convictions, conceptions, qui peuvent être discutées, contestées, échangées et examinées de façon critique et constructive, constitue un espace démocratique au sens où l’entend Pascal Tozzi [1] : « la discussion, interaction sociale et verbale entre les acteurs, constitue le cœur de cette culture démocratique. »
Les échanges contradictoires et conflictuels ouvrent à l’expression des idées propres et singulières de certains, l’auto-socio-construction du savoir s’élabore à partir du conflit socio-cognitif2, et l’espace du dissensus est autorisé ! Chacun à la fois se socialise et se décentre, intègre le point de vue de l’autre dans sa propre réflexio [2].
Notons un risque majeur de normalisation dans ce procédé, qui s’apparente à ce que Festinger appelait « la réduction de la dissonance cognitive » : lorsqu’un étudiant se retrouve dans une position minoritaire sur une idée, une question, une opinion, voire surtout dans sa manière d’écrire ce mémoire, l’influence du groupe risque toujours de l’amener à revoir son travail dans le même sens que les autres… J’ai en tête l’exemple de certains étudiants atypiques qui font leur formation en deux ans au lieu de trois car ils ont des compétences diverses qui leur ont permis d’obtenir cet allègement de formation ; lorsqu’ils se retrouvent dans les ateliers mémoire, ils constatent parfois un décalage dans leur façon de considérer les problèmes et leur vocabulaire n’a pas été « moulé » de la même manière que les étudiants qui ont fait une première année dans le centre de formation ; et ils vivent souvent ce décalage comme un désavantage… alors qu’il peut produire une originalité de style tout à fait passionnante !
Par ailleurs, lors de ce travail en groupe, chaque personne en formation est questionnée sur ses idées, mais aussi sur l’avancée de son travail d’écriture et des inhibitions ou des rivalités peuvent apparaître entre étudiants (« il est plus avancé… »).
C’est donc un espace d’expression libre mais où chacun est aussi surexposé car à la fois son rapport au savoir, ses idées et ses capacités d’élaboration risquent d’être interpellés. Il faut se « laisser faire » par les remarques d’autrui, les accepter, et se laisser-voir même dans des moments de doute, de fragilité. Cet investissement dans l’atelier présuppose donc un Idéal du Moi suffisamment fort pour oser se lancer dans l’exposé de son travail…
Toutes ces dimensions du travail en groupe permettent aux étudiants de se socialiser utilement et de nouer des liens très riches.
Un dernier point essentiel que nous allons aborder à présent concerne le rôle du formateur dans l’accompagnement puisque c’est lui qui est le garant de cet espace de travail, c’est lui qui ouvre et clôt la discussion, la réalité de son pouvoir se décline du côté du savoir, ainsi que dans l’imposition des règles et des repères nécessaires à la socialisation et à l’intégration de la culture professionnelle.
Éthique et esthétique du formateur
Je vais présenter ici ma conception de la fonction du formateur qui accompagne ce travail d’élaboration, les différents discours qu’il doit conjuguer, et enfin j’ouvrirai sur une perspective peut-être plus atypique concernant les fondements de sa posture.
Sa fonction dans ce travail est assez délicate si l’on considère qu’il doit à la fois :
- trouver le contact et la juste proximité qui favorise le travail et encourage l’expression, soutenir, accompagner le changement et les désillusions, être présent sans être pesant. On pourrait évoquer ici une fonction de contenance ;
- demander, arrêter, suggérer, orienter, évaluer, corriger, puisqu’il est garant du cadre de travail et porteur des exigences institutionnelles.
28Enfin il déconstruit, défait, démet, décale et remet en question les idées arrêtées, les paradoxes sont mis en lumière, rien ne va plus de soi, il crée un écart et ce travail de désidéalisation demande beaucoup de doigté pour ne pas être vécu comme une violence faite à l’étudiant ; en effet, il peut être un pôle d’identification porteur ou inhibant.
Au fond on pourrait dire qu’il conjugue à la fois quatre types de discours :
– le discours scientifique, centré plutôt sur la rationalité, la preuve, et les théories repérées, la rigueur conceptuelle ;
– le discours méthodologique, centré sur les processus à mettre en œuvre, le « comment faire » ;
– le discours rogérien, qui soutient l’être en formation et accompagne la prise de risque de celui qui se lance dans l’aventure de l’écriture ;
– le discours analytique, qui prend en compte l’inconscient au travail, et ramène la demande de la personne vers son désir (notamment pour saisir quelque chose de son rapport au sujet choisi).
Oserai-je, pour conclure ce travail sur une ouverture, en ajouter un cinquième du côté de l’artiste ? Si l’on peut se risquer à penser un peu l’écriture poétiquement, même en sciences humaines où ce n’est peut-être pas pensé comme une priorité… nulle consigne à cet endroit ; mais seulement ma conception (mon utopie ?) d’une esthétique de la formation, imagée par la figure du funambule de Nietzsche oscillant sur son fil au-dessus des périls divers. Ce travail d’équilibriste est situé dans la voie que proposait Enriquez, qui dans l’homo sapiens réintroduit « l’homo demens, ludens, aestheticus et viator [3] » !
Le formateur s’aventure dans des propositions atypiques, innovantes, audacieuses et précaires, la précarité étant entendue aussi comme une valeur ; la pensée est invitée à s’illimiter, à s’ouvrir largement, et à conjuguer intelligibilité et sensibilité.
Au fond, cette posture consiste à travailler sans modèle absolu et sans garantie dernière, sa fécondité tient à sa fragilité même ; il s’agit de s’accorder à chaque situation, à chaque occasion, l’éventualité d’une intervention restant toujours ouverte au kaïros, à l’événement, à la création continuée, toujours « en partance [4] ».
En dernière analyse, notre projet sillonne les bords de l’impossible à dire et à faire et tout est toujours à inventer… Ainsi, comme l’écrivait Nietzsche : « l’esprit congédierait tout désir de certitude, exercé qu’il serait à se tenir sur des possibilités légères comme sur des cordes, et même à danser au bord des abîmes [5]. »
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