Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd
Camille Lagausie (de), « Au comptoir des écritures. Le groupe d’écriture comme territoire pour le commerce, l’échange, la transmission », Éducation et socialisation [En ligne], 20 | 2006, mis en ligne le 01 février 2023, consulté le 31 août 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/19737
Introduction
J’anime depuis longtemps des groupes d’écriture : d’abord de collégiens, de lycéens, puis de chômeurs, jeunes et adultes, sans diplôme ni qualification, en démarche d’insertion ; aujourd’hui plutôt de formateurs, enseignants, soignants, travailleurs sociaux, bénévoles… qui peuvent avoir envie d’écrire, d’animer eux-mêmes des ateliers. Mon activité actuelle est plutôt tournée vers l’analyse des pratiques dans une approche clinique. À ces groupes aussi il m’arrive de proposer des moments d’écriture.
J’ai déjà exposé ailleurs l’essentiel de mes partis [1] pris et de ma démarche. Je tâcherai donc de réfléchir ici, en ces temps d’individualisme, de narcissisme, de déni de la dette, à la place, dans la dynamique du groupe, de l’échange, de l’héritage, de la transmission. Ces quelques pages n’ont d’autre projet que de faire partager une expérience, des convictions, sans prétendre à une quelconque théorisation ou prescription.
La question
Il y a paradoxe à parler de lien social quand il s’agit d’écrire, tant dans nos représentations, l’écriture passe pour un acte intime, solitaire. Par ailleurs, les ateliers d’écriture se donnent souvent pour tâche d’encourager chacun à oser s’exprimer, en son nom propre, avec sa voix personnelle et singulière.
Avec une orientation psychosociologique, mon choix est de travailler dans la dynamique des Groupes — dont je rappelle, qu’à l’origine, c’est une science expérimentale née aux États-Unis, autour de Kurt Lewin, entre 1939 et 1945, avec un engagement idéologique du côté de la démocratie, dans le contexte historique de la guerre et de l’après-guerre où il s’agit de comprendre, pour la prévenir, la montée des régimes comme le nazisme ou le fascisme.
Je préfère donc parler de Groupe d’écriture plutôt qu’atelier (la démarche plus que le texte écrit, le processus plus que le produit). La visée est de faire vivre aux participants des moments d’élaboration, dans la rencontre entre monde interne et monde socialement construit. Je voudrais donc soutenir l’idée que, dans les Groupes d’écriture comme dans les autres, le processus important est d’aider chaque participant à :
se confronter au lien social comme constitutif de sa propre identité, comprendre qu’est auteur autonome celui qui sait qu’il est interdépendant, reconnaître la part de la dette, du legs, de l’échange dans son écriture, sous le regard croisé des autres.
D’où le titre choisi pour ces pages : le comptoir est une table pour le commerce (pris au sens de relations réciproques qu’il a eu autrefois) ; ce mot désignait un établissement où l’on échangeait, généralement installé à la frontière, adossé à un pays non exploré, mais ouvert sur le monde et la circulation des gens et des biens. Il me semble illustrer à merveille l’instance que peut organiser un groupe d’écriture, lieu et temps à la marge, à la frontière, rencontre entre deux territoires : celui des échanges et celui de l’intimité, de l’inconnu en soi.
L’hypothèse
Parlons d’abord de l’autonomie du sujet écrivant, de l’auteur. Je m’inspirerai du Vocabulaire de la psychosociologie [2], et en particulier des excellents articles « autonomie » de Blaise Ollivier et « autorité [3] » de Jacques Ardoino.
On y rappelle que « Le sujet commence sa vie sous la loi d’un autre que lui-même » (Hétéronomie) car l’enfance commence dans une grande dépendance, une indifférenciation dedans/dehors, moi/toi. « Lois, normes, valeurs, idéaux le précèdent. À l’extérieur de lui, la réalité sociale impose ses organisations. À l’intérieur de lui, ses premières instances psychiques donnent aux attachements qui le font vivre la forme et la signification d’un assujettissement nécessaire et désirable. Un autre qui précède est intériorisé comme Surmoi et comme Idéal du Moi. Le Moi y trouve ses règles, ou croit les trouver » (p. 52).
Sortir de l’hétéronomie, ouvrir le chemin de l’autonomisation personnelle, qui implique un changement d’économie psychique, un déplacement du sujet par rapport à ce qu’il a primitivement intériorisé de l’autre. Ce changement ne se produit pas naturellement avec le temps. Il requiert un travail subjectif de déconstruction des représentations intériorisées de l’Autre, souvent douloureux. « Par exemple, certains fantasmes peuvent affecter la représentation de l’Autre en tant qu’il possède le monopole d’un pouvoir, de menaces de destruction » (p. 53).
Ne retrouve-t-on pas ce type d’affects chez la plupart des participants aux groupes d’écriture ? au moins au départ, si on les sollicite, on entend peurs, craintes, panique, dévalorisation de ce qu’ils écrivent, empêchement, ou, ce qui n’est pas mieux, aliénation, écriture pour faire joli, original. « À un stade plus avancé de développement psychique, le Surmoi et l’Idéal du Moi produisent des figures de l’altérité qui devront être suffisamment déconstruites pour ouvrir la voie de l’autonomisation personnelle » (p. 54). On verra surgir ici des modèles scolaires ou littéraires écrasants, l’ombre maléfique d’un parent, enseignant. — l’animateur, du groupe incarnant parfois son dernier avatar. Bien entendu, la psychanalyse reste « une démarche privilégiée d’accompagnement de l’autonomie ». Mais les Groupes d’écriture ne peuvent-ils pas y contribuer, plus modestement ?
« Oser, ensemble, chacun, sa propre autonomisation. Engager ensemble une déconstruction qui va affecter profondément l’organisation psychique : celle-là passe par la reconnaissance du lien intersubjectif, qui différencie l’autonomie de l’indépendance individuelle » (p. 59).
Quelques pistes de travail
Pour les besoins de l’exposé, je distinguerai — assez artificiellement — les contenus des processus en jeu dans les groupes d’écriture : quoi écrire et comment.
Contenus
Le premier héritage, c’est l’écriture même, qui nous précède et nous survit : on peut prendre le temps d’élaborer à propos de ses origines, son histoire, ses évolutions, ailleurs et ici… Au démarrage d’un groupe, lors des présentations, en particulier pour ceux, en démarche d’insertion, venus des quatre coins du monde, il est bon de voir le tableau se couvrir d’écritures inconnues chez nous. L’alphabet latin n’est qu’un possible. Pourquoi ne pas parler également des ateliers d’écriture, des origines, des orientations, de leur histoire, des grands ancêtres ?
Je trouve important aussi d’échanger sur la langue commune mais appropriée autrement par l’écriture (on n’écrit pas comme on parle) : son histoire, mais surtout les représentations, les enjeux dont ses usages sont investis. On abordera ainsi, par le biais de jeux d’écritures, l’autre langue. Je pense aux situations, finalement assez fréquentes, de participants qui sont au moins bilingues : soit que, d’origine française, leur parler de l’intimité familiale véhicule des traces de langues régionales classées « patois » car elles ne sont pas les langues historiquement dominantes ; soit qu’il comporte des mots, des tournures populaires que l’école a vite fait de censurer, et, malheureusement, sans expliquer pourquoi (« relâché », « incorrect », « vulgaire »…). Il me paraît important d’aider ces participants à récupérer ce précieux legs et le revaloriser. De même, lorsque le français n’est parlé que depuis une génération, le travail d’écriture peut permettre le retour de la langue perdue, refoulée, celle du père et/ou de la mère, langue seconde qui entraîne l’émergence d’une filiation secrète, déniée. Importance que chacun puisse se réapproprier sa langue, ses langues, rétablir des liens, renouer avec des identités.
L’intervention clinique comme activité au service d’une démarche de figurabilité, pour défaire les constructions qui masquent le rapport à l’histoire […] ouvrant à une intelligibilité des processus psychiques et à l’élucidation du social en nous [4]quote>
Enfin, toujours dans l’ordre de la culture commune et transmise, les situations d’écriture proposées sont souvent inspirées de textes déjà écrits, du grand Corpus des écritures.
Ainsi Gérard Genette [5] repère et analyse tous les modes sur lesquels un ouvrage de littérature prend appui sur d’autres livres, déjà écrits, depuis parfois un grand nombre d’années ou de siècles : mutation, parodie, pastiche, transformation… Ici doit se jouer la grande différence entre soumission et obéissance : accepter l’héritage mais le retravailler, le réinterpréter, le réincorporer ou le rejeter.
Littérature […] dont tous les auteurs ne font qu’un et dont tous les livres sont un vaste livre infini. L’hypertextualité n’est qu’un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure [6] ! (p. 453).
Dans ce qu’elle touche à la création artistique, l’écriture est sujette aux évolutions et révolutions, chaque grand artiste étant souvent celui qui subvertit les règles, les modes, les canons de son époque et en invente de nouveaux. Pour écrire, il vaut mieux accepter de n’être le plus souvent que dans le faire comme (« Tout est dit et l’on vient trop tard »), reconnaître à quel point on est pris dans des courants, des codes — y compris ceux de « l’originalité », toujours suspecte ! — et pourtant créer du neuf. C’est ce qu’autorisent particulièrement les mythes, les contes, certains textes, sources fécondes en groupes d’écriture. Repérer les composantes aliénantes et structurantes des identifications, reconnaître l’autre fondamentalement présent en nous, mais pour en faire du Soi. On peut tâcher de susciter dans le Groupe « ces moments de déplacement des liens d’identité, soudain transportés ailleurs que là où ils étaient, moments qui signent la double polarité du sujet comme tension constitutive entre cohésion et division, entre continuité et rupture [7] ».
Quelques pistes me paraissent possibles : insister sur l’écriture comme labeur, plutôt que comme génie, inspiration, don, etc., éviter de sacraliser les productions littéraires, passer de la révérence, de l’admiration à leur étude : comment ça marche (sans prétendre jamais trouver les raisons ultimes de leur force, de leur beauté). Au passage, en fonction de l’actualité, il est bon de rappeler que les textes dits « sacrés » doivent eux aussi être soumis à l’étude, à l’exégèse : étudier leurs sources, montrer les conditions (humaines, bien sûr !) de leur production.
Pour conclure sur ces contenus qui concernent les codes imposés de la langue, de l’écriture et de la littérature, on souhaite faire passer
– de la langue de tous à sa langue à soi, mais telle que tous puissent l’entendre,
– de l’Autorité des Grands Textes, comme « modèles » écrasants à leur utilisation féconde et singulière,
- d’une autorité prescriptive à une autorité au sens étymologique du mot (« augmenter ») : faire croître sa capacité personnelle d’écriture, (re)trouver confiance en sa spontanéité individuelle, sa créativité.
Processus
L’autonomisation des participants à un groupe passe davantage par les modes et les processus d’animation que par les contenus. Ceux-ci risquent toujours de dériver vers la prescription, « l’énoncé sacré » tel que le définit P. Aulagnier [8] : succédant à « la voix divine », cet énoncé plus moderne se veut, de la même façon, « éternellement vrai, d’une certitude absolue » (p. 186). Lors d’interventions dans les secteurs de l’éducation et de la formation des « publics en difficulté », je suis souvent frappée par des démarches pleines de bonne volonté qui consistent à faire produire des discours, des textes (poèmes, raps, chansons, récits…) dénonçant par exemple le racisme, la guerre, l’oppression. Que de bons sentiments, quelle unanimité ! Pour « faire plaisir à la maîtresse », on s’aliénera à des représentations, des valeurs venues d’un autrui qui détient l’autorité. Au lieu de permettre que s’expriment, se reconnaissent, s’élaborent les conflits des sujets aux prises avec des difficultés — en eux-mêmes, avec les autres —, au lieu d’avoir un effet émancipateur sur les processus psychiques, ces productions entretiennent la dépendance et le gel de la pensée personnelle. Pire encore, on encourage peut-être une soumission qui risque de faire le lit de n’importe quel intégrisme [9].
Il me semble préférable d’aider les participants à se constituer en groupe démocratique, où s’expriment les différences, où chacun soit l’égal de l’autre et où soient encouragées une véritable écoute et de la tolérance à la production écrite d’autrui, sans jugement de valeur. Ainsi, je n’hésite plus à prendre du temps, lors de « l’inauguration », pour préciser le cadre, l’institution, la commande, mon positionnement, les objectifs, le mode de travail, les règles que l’on se donne, etc., et favoriser la présentation dynamique de chaque participant.
Les premiers écrits joueront avec son histoire de vie minimale, constituée d’un nom, d’un prénom, parfois d’un lieu et d’une date de naissance. Pas de fantasme d’auto-engendrement : cet espoir que l’on ne vient de personne, qu’on est né au monde pour la première fois. La signature (indispensable lorsqu’on écrit), est aussi intéressante à travailler : son histoire, par quelles identifications, quelle appropriation graphique d’un signifié familial, transmis, on est passé.
Ensuite, quand l’écriture s’engage dans l’expression personnelle (rêve, fiction, imaginaire…), on est toujours saisi par l’incroyable diversité des textes produits pourtant à partir de la même consigne : on peut souligner ces différences et proposer d’en faire commerce, car souvent les mots des autres nous brûlent de leur acuité au plus intime de nous-même. Chacun sera invité, en écoutant les autres lire leur texte, à se constituer des trésors, des stocks, des réserves de mots, d’expressions, de phrases, de personnages, qu’il reconnaît pour siens au passage. C’est, à proprement parler, son « anthologie » personnelle — c’est-à-dire sa cueillette, sa glane dans les champs d’autrui. Emprunter à l’autre un récit, une histoire, un souvenir, le piller, les récrire en se les appropriant conduit à cette Littérature en transfusion perpétuelle (ou perfusion transtextuelle) dont parle Genette [10]p. 453).
Pour écrire en groupe son « histoire de vie », telle qu’on l’imagine, chacun est pris également dans un double processus d’échanges : la dette des modèles, formes, moules dont on hérite car l’autobiographie est un genre littéraire avec des origines, des modes, des avatars, etc., très datés. Que raconter et comment… (par exemple quel choix des étapes, tournants, moments signifiants, etc.) et l’enjeu de la présence de l’autre à qui on va lire son texte, public captif, mais également nécessaire au processus de structuration de son identité car on sollicite son écoute, son approbation et son amour en tâchant d’être au plus près de ce qu’on pense être. Le sens se construit dans ces interactions.
Conclusion
« Que ta chaise et son quadrangle de pieds t’unissent aux points cardinaux, au lieu de n’être que la sellette qui t’isole quand tu y as pris place ! » souhaite Michel Leiris [11] à qui veut écrire. Le groupe élargit nos frontières et donc notre « espace du dedans [12]Michaux, H. (1966). L’espace du dedans. Paris, Gallimard N.R.F. ».
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