Un article repris de Vertigo, la revue électronique en sciences de l’environnement, une publication sous licence CC by nc nd
Jean-Pierre Husson, « La société jardinière », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 04 juillet 2023, consulté le 07 juillet 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/40331 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.40331
Le jardin potager peut être un levier, un modeste levain pour aborder autrement la refonte de l’urbanité, avec des villes plus seulement abimées, mais redevenant vertes, arborées pour retrouver un brin de coquetterie. Il s’agit ainsi de vivre moins mal les effets cumulés de la décroissance démographique et de la hausse de la précarité. Le retour du potager urbain participe au récit de ville. Il porte à inventer des scénarios en rupture avec la parenthèse des trente Glorieuses. Pour aborder ce sujet militant, le style utilisé est alerte. La mise en connivence avec le terrain sert l’auteur qui instille des brins de poésie dans ses écrits accompagnés de dessins et plans de jardins. Ainsi, le géographe renoue avec la dimension artistique qui était naguère entretenue dans la production des cartes et plans anciens multicolores, puis dans les carnets de voyage (Reclus, Vidal, plus proche de nous Jean Delvert). À la fois savoir et médiation, le dessin est, selon Deville, une traduction du tango qui réunit les habitants et leur territoire (p. 144-145).
Deville évoque le rôle tutélaire de l’abbé Lemire (1853-1928), député, maire d’Hazebrouck. Il soutint la mise en place des jardins ouvriers. À contresens de son époque, il a plaidé pour diffuser le lopin familial pour améliorer le quotidien des ménages et éloigner l’ouvrier du cabaret. À sa suite, il eut probablement été utile d’évoquer les auteurs qui ont souligné la poétique de ces lieux (Cauquelin), la créativité qui s’y exerce (Clément), l’histoire des potagers (Allain), et cetera., afin de s’insérer dans un continuum des amoureux des potagers, sachant que ce sujet mériterait bien qu’il lui soit consacré un dictionnaire amoureux, comme Baraton (2012) l’a fait pour les amoureux des jardins. Les potagers permettent de renouer avec la nature. Leurs productions font moins reculer la précarité que faire renaître la confiance chez ceux qui s’y adonnent. S’ils sont mis en scène, ces bouts de terre pourraient contribuer à colorier la ville, sous réserve d’élaguer dans les matériaux de récupération qui en font le charme interne, la signature de l’ayant droit à la parcelle, mais qui, vus de l’extérieur, sont plutôt laids.
À Alès, les jardins du chemin des Sorts sont discrets, cachés, bricolés et il s’y « invente la vie des dépossédés » (p. 50). L’extérieur est austère, souvent cadenassé ; à l’inverse l’intérieur est tout bariolé, parfois animé par la présence des volailles. Le potager recycle, assemble, récupère, peut monter en hauteur avec des plantes grimpantes (haricots, courges, vignes, treilles) si la place est réduite. Jardiner a été un moyen de ne pas être englouti par les effets des crises, sans s’y noyer complètement. Le jardinier apporte sa touche de personnalité, signe l’agencement de sa parcelle et de sa cabane décorée d’objets personnels. Il y a imprimé son expérience, sa créativité. Ce soin va à l’inverse des opérations de rénovation connues par le centre-ville, naguère labyrinthique, investi dans les années soixante par le béton et aujourd’hui mal en point. Les potagers créent des réciprocités entre les usagers. Ils sont parfois en fête, souvent prétextes a des gestes d’entre-aide et de convivialité (marché aux graines, échanges de replants, apprentissage de la taille et de la greffe sur les arbres fruitiers, organisation d’apéritifs, liens avec l’Université populaire locale). L’ambition affichée reste que les potagers préfigurent un nouveau récit pour Alès (p. 81), à la suite des héros locaux : le massif des Cévennes, la châtaigneraie, le chemin emprunté par Robert-Louis Stevenson et son âne (1878), les romans de Jean-Pierre Chabrol. Les potagers seraient-ils, in fine, le mobilier de la commune (p.88) et pas seulement le lieu où sont élevés les légumes pour remplir le pot et confectionner le potage ?
Le chapitre IV campe les personnages des jardins. D’abord, Baba, jardinier haut en couleur au milieu de ses aubergines, oignons, poivrons et fraisiers. Pour lui, le jardin fut une thérapie. Il a permis à cette personne de se redresser, d’inverser sa trajectoire de déclin, d’isolement. Pour Antoinette, il aida à vivre autrement le deuil de son fils. Ces exemples montrent que la crise alésienne tamponne des drames humains, des spirales individuelles d’enfoncement. Le potager est plus un soin aux âmes brisées qu’une émancipation économique. Dans ce cas, l’évaluation des externalités positives qu’il génère est sacrément délicate à entreprendre. Elle est secondaire par rapport aux bienfaits qui profitent à ceux qui s’adonnent à cette sorte de sport. Le potager est infini pour fertiliser les imaginaires (p. 113) et contourner l’exclusion. L’auteur le compare à un métronome de la vie ; l’image est bonne si l’on retient que cet outil donne sa cohésion à la musique pour des jardins qui sont entrés dans la polyphonie. Les jardins sont enracinés, dans la glèbe que le travail et les amendements transforment en terreau. Ici, ce sol est toujours proche des nappes de la rivière locale, le Gardon. L’eau donne à ces lieux une allure d’île au trésor dont les drapés changent avec les saisons. Les potagers diversifient les territoires et servent à tisser des réseaux de relations, de passions partagées, d’apprentissages mutuels et transgénérationnels. La connivence avec le jardin est un prétexte à se sentir soutenu, a appartenir à un groupe qui fait fonctionner une microdémocratie où s’installent des relations de confiance et de soutien.
Dans son livre, Deville a souvent tutoyé l’utopie, a mobilisé le lyrisme, la poésie, la pensée onirique. Ces chemins de traverse de la géographie montrent de nouvelles façons d’approcher et de mettre en récit et en dessins les territoires. Dans la conclusion, l’auteur apporte un message d’espoir. En effet, avec des conditions assez similaires à celles d’Alès, Noyant-d’Allier (dans la région française du Centre) a su rebondir, a refusé le prêt-à-penser territorial (p. 155) pour démarrer d’autres gestes de reconstruction qui lui ont été bénéfiques. Bref, le livre de D. Deville mêle la démarche ethnogéographique, la poésie et l’écologie des paysages pour mieux comprendre la place des potagers dans le projet de ville.
Bibliographie
Allain, Y. M., 2022, Une histoire des jardins potagers, Paris, QUAE, 144 p.
Baraton, A. , 2012, Dictionnaire amoureux des jardins. Paris, Plon, 592 p.
Cauquelin, A., 2003, Petit traité du jardin ordinaire. Paris, Payot et Rivages , 2003, 205 p.
Clément, G., (dir.), 2013, Habiter la terre en poète, Paris, éditions du Palais, 2013, 300 p.
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