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Garçons énarques, filles magistrates : le rôle de Sciences Po dans l’orientation différenciée des filles et des garçons vers la haute fonction publique

27 novembre 2022 par Sylvie Burgnard Veille 489 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/eds...

Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd

Sylvie Burgnard, « Garçons énarques, filles magistrates : le rôle de Sciences Po dans l’orientation différenciée des filles et des garçons vers la haute fonction publique », Éducation et socialisation [En ligne], 25 | 2008, mis en ligne le 17 novembre 2022, consulté le 26 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/edso/16067  ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.16067

Les femmes et la fonction publique

Alors que les femmes représentent 58 % de l’ensemble de la fonction publique fin 2003, leur présence aux échelons les plus élevés de la hiérarchie reste beaucoup plus limitée, avec seulement 12,1 % de femmes aux postes supérieurs (Le Pors & Milewski, 2005). Le secteur public, à l’instar du secteur privé, connaît d’importants obstacles à la féminisation de ses fonctions dirigeantes. Comment expliquer cette faible proportion de femmes ? Tenter de répondre à cette question suppose de s’interroger sur les modalités d’accès à ces fonctions supérieures et donc de s’intéresser en amont aux processus de recrutement et de formation des futur·e·s cadres du secteur public. Au sein du système de production et de renouvellement de ces cadres, l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po Paris) joue un rôle important, en tant qu’étape de formation recommandée pour atteindre plusieurs grandes écoles, dont l’ENA. L’objectif de cette contribution est d’éclairer l’impact de Sciences Po sur les choix d’orientation différenciés que l’on observe entre filles et garçons sur le chemin des grandes écoles.

Le degré de féminisation de Sciences Po Paris

En 2005, les filles représentent plus de 56 % de la totalité des élèves de Sciences Po Paris. Ce chiffre semble attester d’une réelle féminisation de l’établissement mais une échelle d’observation plus fine conduit cependant à nuancer ce premier constat. Si l’on ne prend en compte que les étudiant·e·s du second cycle (équivalent Master depuis la réforme des cursus [1]), la présence féminine apparaît nettement plus variable.

Si l’on exclut les filières Master de Sciences Po, Auditeur en master et Saint-Cyr, dont les effectifs sont négligeables, la présence des filles varie de plus de trois-quarts (76,4 %) à moins d’un tiers (28,2 %) selon les masters.

Qui plus est, les orientations qui comptent une part importante de filles ne sont pas n’importe lesquelles. La plupart s’inscrivent dans les domaines du marketing et de la communication, de la culture, du journalisme ou encore des ressources humaines, dans lesquels les qualités que l’on peut qualifier de « relationnelles », considérées comme naturelles aux femmes, sont valorisées. À l’inverse, les filières les plus masculinisées se situent dans les champs de l’économie, de la finance ou encore de la politique, secteurs où les figures emblématiques telles qu’homme politique, PDG ou trader restent essentiellement masculines. Cette répartition sexuée n’est pas sans rappeler celle que l’on observe déjà au cours des étapes antérieures de la scolarité entre matières scientifiques « masculines » et matières littéraires « féminines » (Duru-Bellat, 2004 : 57).

Affaires publiques et Carrières judiciaires et juridiques : deux masters-tremplins vers la haute fonction publique

Parmi tous les masters que propose Sciences Po, nous nous intéressons plus particulièrement aux filières Affaires publiques et Carrières juridiques et judiciaires en raison de leur finalité, à savoir la préparation au concours d’entrée de l’École nationale de la Magistrature (ENM) et de l’École nationale d’administration (ENA). Ces deux grandes écoles, qui fournissent l’essentiel des effectifs des hautes sphères de l’administration et de la justice, ont connu depuis leur création au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale des processus de féminisation très distincts. Tandis que le nombre de femmes augmente rapidement à l’ENM et qu’elles constituent dès 1988 plus de 60 % de l’effectif, la présence des femmes à l’ENA reste inférieure à 30 % à l’exception des années 2001, 2002 et 2005 [2]. Dans le prolongement, le corps des hauts magistrats se féminise peu à peu, tandis que celui des hauts fonctionnaires reste très majoritairement masculin.

Tableau 1 — Élèves de 2e cycle (4e ou 5e année) des différentes filières, selon le degré de féminisation (N =2740)

Cette différence de féminisation s’observe en réalité déjà au sein de Sciences Po. Carrières judiciaires et juridiques fait partie des masters les plus féminisés, comptant près de 75 % de filles alors qu’Affaires publiques se range parmi les plus masculinisés, avec 44,2 % de filles seulement. Cette représentation inégale des sexes suggère que l’orientation différenciée des filles et des garçons sur les voies des hautes fonctions publiques s’effectue de manière précoce, argument déjà développé par diverses études visant à dévoiler les mécanismes de reproduction sociale des élites du système scolaire français (Bourdieu & Passeron, 1970 ; Duru-Bellat & Van Zanten, 1999 ; Bellier, 1993).
Entre avenir professionnel et familial, l’ambiguïté de la notion de conciliation

7Sciences Po apparaissant comme un lieu de passage important sur la voie d’une carrière de haut fonctionnaire, il importe d’essayer de comprendre les raisons de l’orientation majoritaire des filles vers Carrières judiciaires et juridiques et des garçons vers Affaires publiques. Dans ce but, seize entretiens avec des élèves de ces deux filières ont été réalisés durant les mois de mars à juin 2005. Pourquoi les filles investissent-elles massivement la voie de la magistrature et délaissent-elles le chemin vers l’ENA ? Comment filles et garçons se projettent-ils dans leur avenir, tant professionnel que privé ? Une hypothèse serait que les jeunes femmes privilégient le métier de magistrate par anticipation de leur futur rôle de mère, parce qu’elles perçoivent cette profession comme plus facilement gérable de front avec une famille. De nombreux travaux ont en effet montré la force du stéréotype associant les femmes aux fonctions reproductrices et ses conséquences négatives sur leur insertion professionnelle, d’une part en raison de la réticence des employeurs craignant le possible manque de disponibilité des femmes et d’autre part par un phénomène d’auto-exclusion des femmes des professions exigeantes, en prévision de leur future implication maternelle. Les entretiens, qui abordent successivement les aspirations professionnelles et les envies en matière de vie privée, ne permettent pas de valider cette hypothèse. Le souhait professionnel le plus fréquemment exprimé, sexes et filières confondus, est celui d’exercer une activité qui plaise réellement.

« Les envies à long terme, c’est avoir un boulot qui me plaît. » (Cristina, Carrières judiciaires et juridiques, 5e année)
« … moi une de mes priorités, c’est d’avoir un bon boulot. […] Un bon boulot, c’est un boulot… c’est un boulot qui te permet de faire des choses qui t’intéressent, qui correspond à tes compétences et d’avoir envie de te lever le matin je pense… et pour un niveau de salaire correct. » (Anne, prép-ENA) « … j’ai envie d’avoir un métier qui me plaît, dans lequel je suis bien, j’ai envie de voyager, j’ai envie d’apprendre. » (Laura, Affaires publiques, 5e année)
« [Une carrière réussie serait] une carrière intéressante surtout. Avoir des fonctions qui… oui surtout qui m’intéressent, qui me passionnent, parce qu’il y a vraiment des choses très différentes. Je pense que ça peut plus ou moins plaire et moi j’aimerais vraiment essayer d’aller au bout des choses qui me passionnent… » (Alice, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

L’envie d’évoluer, la peur de stagner, le désir de progresser dans sa carrière, que ce soit en montant dans la hiérarchie ou en suivant son propre chemin, sont également présents chez la plupart des interviewé·e·s.

« … c’est un statut [magistrat] qui permet de changer quand même pas mal au sein de, enfin d’évoluer pas mal au sein de la carrière, on fait pas toujours la même chose quoi. […] j’ai un peu tendance à me lasser rapidement, à pas pouvoir faire la même chose pendant quinze ans… » (Marie, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

« … voilà, c’est aussi une de mes craintes, de me retrouver enfermé à faire la même chose toute ma vie » (Pierre, Affaires publiques, 4e année)
« […] J’ai envie de faire ce que j’aime, si ça correspond à une carrière très bien, si ça correspond pas à une carrière tant pis. […] Moi ça ne m’intéresse pas de faire carrière parce que moi, les quelques postes qui me plaisent au sein de la magistrature ne sont pas les postes qui sont susceptibles de représenter une carrière donc moi je veux faire ce que j’aime. » (Cristina, Carrières judiciaires et juridiques, 5e année)
« Une carrière réussie, c’est quelque chose où on progresse rapidement parce qu’on est content de ce qu’on fait. Voilà, après j’ai pas d’idéal particulier. […] Je suis pas arrêté mais, pour moi, une carrière, ça doit être ascendant. » (Pierre, Affaires publiques, 4e année)
« … quand je serai magistrate, je voudrai être une bonne magistrate et donc qu’on me propose des promotions qui seront une reconnaissance que je sois une bonne magistrate… » (Marie, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

Les envies et aspirations liées à la vie familiale sont également communes aux filles et aux garçons, quel que soit leur choix d’orientation. Plusieurs jeunes femmes mentionnent leur refus de sacrifier leur vie privée pour leur métier et insistent sur leur volonté de donner la priorité à leur famille, point de vue également partagé par plusieurs garçons. À l’inverse, il est clair pour d’autres, filles et garçons à nouveau, que le côté professionnel l’emporte. Si l’on considère chaque entretien dans sa totalité, en tenant compte de l’articulation des thèmes abordés, un concept apparaît de manière récurrente : celui de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.

« Disons que je pense pouvoir à l’avenir mener les deux à bien. » (Arnaud, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)
« Arriver à concilier le privé avec le professionnel et avec un professionnel qui est exigeant. […] Pour moi c’est aussi important les deux. » (Pierre, Affaires publiques, 4e année)
« … je pense que si je peux mettre les deux sur un pied d’égalité, ce serait le mieux. » (Alice, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)
« Oui, je ne serai pas mère au foyer et je ne sacrifierai pas non plus le fait d’avoir des enfants pour mon boulot. Donc je n’ai pas d’autre choix que de faire les deux. » (Cristina, Carrières judiciaires et juridiques, 5e année)
« … j’ai tendance à prendre sur mon temps de loisir pour travailler parce que j’ai pas le choix mais je pense pas que j’aurai beaucoup plus le choix une fois que je serai magistrate donc je pense que ce sera assez difficile mais j’essaierai de concilier les deux… » (Olivia, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)
« … enfin je veux marcher sur deux pieds, je veux un équilibre. Pour moi c’est très important. Vraiment je veux pas sacrifier ni l’un ni l’autre. » (Elena, Affaires publiques, 4e année)
« Il est pas question que ce soit le choix vie privée-vie professionnelle. Le but un peu c’est d’articuler les deux, ce qui est pas nécessairement très facile. » (Usa, Affaires publiques, 4e année)

Au sein d’un même entretien, des points de vue et aspirations dont la mention conjointe est inattendue et qui paraissent difficilement compatibles entre eux sont finalement réconciliés par la formule magique de la conciliation travail-famille. Cependant, la récurrence de cette idée n’implique pas forcément qu’elle revête la même signification pour tous et toutes. Et l’ambiguïté de la notion de conciliation peut être encore accentuée par le flou qui caractérise tout ce qui touche à l’« avenir », surtout familial. En d’autres termes, concilier sphères privée et professionnelle peut recouvrir tout un éventail de situations et signifier aussi bien mettre partiellement de côté sa carrière pour s’investir dans une famille qu’arranger son emploi du temps de façon à passer quelques heures par semaine avec ses enfants. En termes de genre, cette harmonie théorique apportée par l’idée de conciliation peut s’avérer reproductrice d’inégalités à moyen et long terme. Il est possible qu’une fois confronté·e·s réellement à la difficulté d’assumer de front une carrière exigeante et un fort investissement familial, les modèles de comportements stéréotypés, appris à travers la socialisation et incorporés dans le fonctionnement du marché du travail, resurgissent et conduisent « naturellement » les femmes à sacrifier plutôt leur carrière, les hommes plutôt leur vie privée.

Sciences Po, lieu d’expression et d’élaboration des représentations professionnelles

Si le contexte, scolaire, dans lequel sont réalisés les entretiens accroît encore la difficulté des personnes interviewées à se projeter dans un avenir familial pour le moins incertain, il est en revanche favorable à l’évocation des aspirations professionnelles. La plupart des personnes enquêtées expliquent leur choix d’orientation en recourant au registre du goût et de l’intérêt personnels pour la carrière visée. Mais quelle idée ont-elles de la profession à laquelle elles aspirent ? Au fur et à mesure qu’elles avancent dans leurs études au sein de Sciences Po, leur image de leur futur métier se construit et se précise peu à peu, se révélant, d’une part, nettement différentes entre les élèves de Carrières judiciaires et juridiques et d’Affaires publiques et, d’autre part, très stables d’un·e élève à l’autre au sein d’un même master. Cristallisée autour des qualités perçues comme nécessaires à l’exercice du métier visé, la construction de ces représentations s’articule également en suivant la division stéréotypée des compétences entre les sexes.

Les magistrat·e·s entre savoir technique et fonction sociale

Selon les personnes rencontrées, un·e bon·ne magistrat·e se caractérise à la fois par une bonne maîtrise technique du droit et par la capacité à appréhender une situation juridique de manière globale. Une bonne connaissance du droit est obligatoire, mais il est impératif qu’elle s’allie à certaines qualités humaines, essentielles en raison de la lourde responsabilité qui incombe aux magistrat·e·s.

« … j’estime avoir un certain nombre de responsabilités […] C’est-à-dire que j’estime que quand on fait ce genre de boulot il y a quand même des répercussions très importantes dans la vie des gens et qu’on doit être capable de se responsabiliser par rapport à notre boulot… » (Cristina, Carrières judiciaires et juridiques, 5e année)
« … on décide de la vie de personnes, c’est jamais anodin. » (Olivia, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)
« … on a quand même des responsabilités. Même sans avoir de responsabilités de direction, de service, etc., c’est quand même une grosse responsabilité humaine d’être magistrat… » (Marie, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

Face à cette lourde responsabilité, la peur de se tromper apparaît à la fois comme une crainte déjà présente et comme un prérequis au bon exercice de la profession. Plusieurs considèrent que la crainte de commettre une erreur est une qualité, associée à la nécessité de se remettre en question, de douter de soi-même et de ses a priori. Un·e bon·ne magistrat·e se doit de cultiver une grande humilité.

« Il y a la dimension du doute qui est très importante. L’importance de savoir distinguer un premier sentiment qui est toujours un peu inévitable sur une affaire d’ensuite quelque chose d’un peu plus fondé avec un travail d’éloignement qui évite un pressentiment premier qu’il faut réussir à quitter. » (Anais, Carrières judiciaires et juridiques, 5e année)
« Les qualités, je pense avant tout que c’est la capacité à se remettre en cause parce qu’il y a quand même à douter de soi-même parce qu’il y a pas mal de responsabilités, il y a beaucoup d’enjeux donc il faut pas être trop sûr de soi quand même… » (Alice, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

Ces caractéristiques exigées par la magistrature s’inscrivent dans la vision d’une profession très sociale, profondément ancrée dans la vie quotidienne des individus.

« J’ai choisi Carrières judiciaires et juridiques parce que […] ça [le droit] permet d’être en contact avec la réalité, avec la vie quotidienne des gens donc c’est des métiers assez relationnels en fait […] L’administration m’intéresse moins que les métiers de la justice qui justement touchent plus à la vie quotidienne des gens. On touche plus dans le social en fait. » (Arnaud, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

Les hauts fonctionnaires entre le flou de la fonction et l’envie d’agir

L’image portée par les élèves d’Affaires publiques de leur future profession est plutôt floue. À l’inverse de la fonction de magistrat·e, très souvent cristallisée dans le rôle de juge du siège, la haute administration, à travers le passage par l’ENA, offre une multitude de postes très différents (notamment selon le rang obtenu au concours de sortie de l’école). Il est dès lors difficile pour les personnes interrogées de se projeter dans une fonction concrète et d’en définir les qualités requises. Celles évoquées sont très générales, comme la disponibilité, l’attrait pour la mobilité ou l’ouverture d’esprit. Un trait commun plus précis apparaît toutefois : l’importance, pour plusieurs élèves, d’être capable de synthétiser et de gérer rapidement toute situation.

« Ce qu’on apprend finalement aux gens, c’est à être capable de gérer très vite des informations, à les synthétiser, pour travailler dans l’administration. » (Alexandre, Affaires publiques, 4e année)

16Le pendant de ce travail de synthèse qu’exige la haute administration dans l’idée des personnes interviewées est la capacité de réagir et de prendre rapidement des décisions.

« J’ai vraiment besoin de me sentir impliqué dans mon boulot et que ce soit très prenant. […] Qu’il y ait de l’action. Qu’il y ait besoin de répondre rapidement à des situations etc. » (Pierre, Affaires publiques, 4e année)

Représentations de la profession et stéréotypes de sexe

Le tableau 2 synthétise les représentations des élèves relatives à la haute magistrature et à la haute administration.

Bien que portées aussi bien par les filles que par les garçons, ces visions possèdent un caractère sexuellement stéréotypé. Les qualités estimées nécessaires au bon exercice de la profession de magistrat·e recoupent de manière exemplaire les qualités traditionnellement attribuées aux femmes comme la capacité d’écoute, d’empathie ou de remise en question. À l’inverse, l’urgence de la décision prise dans l’instant caractérise l’administration et renvoie à la figure du chef, du meneur d’hommes. Les fonctions d’encadrement attirent d’ailleurs davantage les jeunes hommes parmi les personnes interviewées. Toutes les jeunes femmes rencontrées ne refusent pas catégoriquement les fonctions de supervision, mais plusieurs mentionnent leur appréhension face à cette dimension de leur vie professionnelle.

19Dans les faits, la réalité quotidienne que recouvrent les métiers de la magistrature et de l’administration est certainement plus nuancée que l’image qu’en ont les élèves interrogé·e·s. L’action dans les fonctions de la haute administration ne va pas sans un important travail intellectuel et méthodique de réflexion. De bonnes capacités de rédaction sont également requises, même si ces dimensions sont moins mises en avant par les aspirant·e·s énarques. De même, le métier de magistrat·e ne peut être réduit à la nécessité de douter. Il exige, comme l’ont mentionné de nombreuses personnes enquêtées, de faire se succéder des phases de recul et de doute puis de prise de décision. L’attitude de certaines jeunes femmes à cet égard est emblématique de leur adhésion aux modèles de comportements appris.

Tableau 2. — Visions associées au métier futur Image floue du métier, liée à la réussite incertaine des concours

« Les qualités, je pense avant tout que c’est la capacité à se remettre en cause, […] Il y a beaucoup d’enjeu donc il faut pas être trop sûr de soi quand même, même si… il faut arriver à être sûr de soi dans certaines circonstances bien sûr parce que c’est quand même une fonction d’autorité et qu’il faut en avoir un minimum sinon on peut pas… on peut pas avancer. […] se remettre en cause, ça… en général ça me pose pas trop de problème, en général j’ai pas trop de mal à admettre que j’ai tort ou à me remettre en cause, à remettre en cause des idées bien arrêtées que j’ai. Ça ça me pose pas trop de problème. Moi je pense que mon problème ça serait plus justement la question d’arriver à être assez… pas autoritaire mais à avoir assez d’autorité et à être assez droit pour se faire respecter quoi. » (Alice, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)

Son hésitation devant l’expression « être autoritaire », qui réapparaît durant tout l’entretien et la conduit systématiquement à modifier sa phrase pour dire « avoir de l’autorité » illustre très bien son sentiment de ne pas « être » dotée d’un attribut perçu comme masculin.

La recherche d’adéquation entre l’image que les élèves ont d’eux-mêmes et celle qu’ils se font de leur futur métier apparaît donc comme un facteur d’explication du degré de féminisation inégal de Carrières judiciaires et juridiques et d’Affaires publiques. Les filles se projettent facilement dans la fonction de juge, pour laquelle elles se sentent capables, et les garçons se sentent plus aptes à travailler dans la haute administration.

Le rapport au monde politique vient encore appuyer l’hypothèse que la capacité à s’identifier à une fonction influence les intérêts et les choix d’orientation. Intimement liée à la haute administration [3].la politique est moins présente dans la magistrature du siège. Elle est en revanche plus marquée dans les fonctions du parquet, qui restent d’ailleurs un bastion masculin malgré la féminisation générale du corps (Boigeol, 1997 : 29-30). Au fil des entretiens, l’évocation d’un éventuel investissement politique révèle des différences entre étudiants et étudiantes. Tous partagent un sentiment diffus de déception vis-à-vis du fonctionnement politique français. Mais c’est essentiellement parmi les jeunes femmes que ce sentiment se double d’une réticence à s’engager personnellement dans une carrière politique. Même si la politique les intéresse, voire les passionne, elles ne se voient pas s’y lancer.

« Moi la politique ça m’intéresse beaucoup pour voir… comment on peut faire changer les choses, comment… enfin je sais pas c’est quelque chose qui m’intéresse mais après les fonctions en elles-mêmes, non. Enfin je pense que je suis pas du tout faite pour ça. Même si c’est un truc qui m’intéresse, je pense pas… » (Alice, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)
« … arriver à convaincre et en même temps à pas trop… enfin arriver à satisfaire le plus de monde à la fois, c’est un peu quelque chose que… que je trouve trop exacerbé en politique […] enfin ça m’énerve un peu et je pense que moi je serais pas du tout douée pour ce genre d’exercice. Après arriver à subir des attaques aussi, enfin des attaques… oui, à être convaincant dans des débats assez… pas violents mais bon… Non je pense pas que je sois assez… que j’ai assez de répartie et assez de force pour répondre efficacement et pour arriver à convaincre dans ce genre de situation... » (Alice, Carrières judiciaires et juridiques, 4e année)
« La politique en soi, oui ; moi en politique, non. » (Laura, Affaires publiques, 5e année)
« … pour le coup, je pense que j’ai pas du tout les qualités requises pour faire une carrière politique. C’est peut-être un petit peu caricatural, mais ce que je veux dire c’est que pour faire une carrière en politique, il faut… il faut aussi aimer le pouvoir. Moi c’est pas forcément ce qui m’attire, j’ai pas assez de confiance en moi, je sais que je suis un petit peu naïve. » (Laura, Affaires publiques, se année)

Conclusion

La série d’entretiens réalisée porte à conclure que les choix d’orientation différenciés des filles et des garçons procèdent, du moins en partie, de la recherche d’adéquation entre leurs propres compétences et celles perçues comme nécessaires pour le bon exercice de la profession visée. Plus précisément, ce sont les caractéristiques liées à leur identité de genre que les individus cherchent à faire coïncider avec les caractéristiques du corps professionnel auquel ils se destinent. L’influence de la socialisation apparaît ici sous un jour nouveau. Elle n’est pas liée à l’intériorisation de la division sexuelle entre tâches productives et reproductives mais agit en référence à la seule sphère professionnelle, à travers l’image d’elles-mêmes que les personnes se construisent et mettent ensuite en perspective avec les représentations des professions qu’elles élaborent, notamment à Sciences Po. Il importe dès lors d’agir, au sein de cet établissement, sur la construction et la diffusion des images relatives à l’administration et à la magistrature. Le rôle des enseignants est ici déterminant.

L’influence des anticipations rationnelles liées à l’investissement familial futur est restée difficilement saisissable, en raison du contexte résolument professionnel de l’entretien et de la difficulté des personnes interviewées à se projeter dans cette dimension de leur avenir. Le recours à la notion de conciliation est apparu comme une solution toute faite à des aspirations parfois contradictoires. Peu d’élèves ont conscience que la conciliation n’est souvent pas la solution mais plutôt le problème. Un double travail qualitatif et quantitatif sur la durée, avec la réalisation de plusieurs vagues d’entretiens serait utile afin d’envisager l’évolution des motivations et des choix au fur et à mesure que les individus avancent dans leur carrière et dans leur vie personnelle.

Licence : CC by-nc-nd

Notes

[1C’est précisément lors du passage en deuxième cycle que le choix d’orientation vers l’un ou l’autre master s’effectue.

[2Ces chiffres sont tirés du site Internet de l’ENM et du rapport annuel sur l’état de la fonction publique 2006-2007, vol. 1, Faits et chiffres, p. 359, disponible sur internet. (www.fonction-publique.gouv.fr/IMG/225_Recrutement_niveau_administrateur.pdf).

[3Voir notamment Chevallier (1986) sur la progressive entrée des hauts fonctionnaires dans le champ politique sous la Ve République.

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