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Apprentissage et transmission de l’expérience en situation de travail Analyse d’ouvrage par Vanessa Rémery

17 octobre 2022 par Vanessa Rémery Veille 526 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/act...

Vanessa Rémery, Fanny Chrétien & Céline Chatigny (Eds.). Apprentissage et transmission de l’expérience en situation de travail. Dialogue entre formation d’adultes et ergonomie. Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2021.

Un article de la revue Activités, une publication sous licence Creative Commons by nc nd

Joffrey Beaujouan, « Analyse d’ouvrage par Joffrey Beaujouan », Activités [En ligne], 19-2 | 2022, mis en ligne le 15 octobre 2022, consulté le 16 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/activites/7698

De cet ouvrage collectif émerge un point de vue construit et original sur la professionnalisation. Il est le fruit d’une rencontre, plus précisément des Rencontres Francophones du Réseau éducation et formation s’étant tenues au Conservatoire National des Arts et Métiers à Paris en 2017. La problématique de l’apprentissage et de la transmission en situation de travail revêt des enjeux sociaux, économiques, démographiques et organisationnels cruciaux. En effet, l’évolution et le maintien des compétences demeurent plus que jamais une préoccupation forte pour les milieux et les personnes qui ont à penser la continuité des activités de travail. La mutation des milieux professionnels et des métiers, le maintien de la compétitivité, les réorganisations consécutives à des crises (sanitaire, militaire, écologique), l’introduction de nouvelles technologies aux exigences fortes d’appropriation et de veille, la gestion de l’entrée dans la vie professionnelle, ou encore l’allongement de la vie au travail n’épargnent ni les organisations du travail, ni les individus. Nous avons besoin, plus que jamais, d’une pensée armée pour accompagner ces défis-là. Cet ouvrage y contribue indéniablement.

De façon concomitante, se pose la question de la structuration d’une ingénierie innovante en matière de conception de dispositifs de formation en rappelant la difficulté de tenir conjointement les objectifs de production et les objectifs de formation du capital humain dans les organisations. Les questions posées par la professionnalisation sont loin d’être épuisées et font encore aujourd’hui véritablement « énigme ». Sans viser l’exhaustivité, plusieurs questions structurantes font l’objet de réflexions intéressantes et concrètes dans cet ouvrage à partir de points de vue questionnant la professionnalisation :

  • Comment les caractéristiques du travail rendent accessibles et encouragent des espaces d’apprentissage et de circulation de l’expérience, aussi bien du côté de ce qui est disponible pour la personne en situation d’apprendre au travail que du côté de son engagement dans la mobilisation de ressources ? Quel modèle de « transmission » avons-nous ? Transmission est-elle synonyme de « simple » transfert ?
  • Comment l’expérience de pairs, articulée à sa propre expérience devient-elle une aide pour s’adapter aux situations d’autrui, pour s’approprier les tâches et les missions qui reviennent aux individus ?
  • Dans quelle mesure et en quoi les médiations à l’œuvre dans les environnements de travail sont-elles plus ou moins « productrices » d’apprentissages et d’appropriations en situation ?
  • Comment la formation prend-elle en compte l’expérience et les pratiques professionnelles antérieures ?
  • Comment l’analyse du travail peut-elle outiller la construction de situations de formation par et dans le travail ? De quel.s modèle.s de conception avons-nous besoin ?

Le parti pris de l’ouvrage est audacieux : mettre en dialogue deux champs théoriques que sont « les sciences de l’éducation » et « l’ergonomie » pour mieux cerner l’énigme de ce qui fait problème et ressource dans l’apprentissage et la transmission de l’expérience en situation de travail. Le pari est tenu malgré l’hétérogénéité d’ancrages théoriques et de contextes empiriques relatifs aux différents chapitres. Le soin apporté à problématiser par les coordinateurs de l’ouvrage, à mettre en dialogue, à articuler la contribution de chaque chapitre dès l’introduction, en amont de chacune des trois parties principales et en conclusion apporte du liant et une cohérence dans la vision défendue de la professionnalisation en fin d’ouvrage. Dégager des invariants à partir des variations – de cadre théorique et de contexte empirique – invite le lecteur à questionner sa propre conception de la professionnalisation et ses pratiques professionnelles. D’une certaine manière cet ouvrage renforce une vision de ce qui fait science, au sens de Bloch[[, une science qui « ne décompose le réel qu’afin de mieux l’observer, grâce à un jeu de feux croisés dont les rayons constamment se combinent et s’interpénètrent. Le danger commence quand chaque projecteur prétend, à lui seul tout voir, quand chaque canton du savoir se prend pour une patrie ».

La première partie de l’ouvrage s’attache à identifier ce qui, dans l’action conjointe des personnes et du milieu, encourage la circulation et la consolidation de l’expérience professionnelle, et à comprendre en quoi ces processus sont potentiellement source d’apprentissage. Ces quatre premiers chapitres questionnent notamment les apprentissages en milieu de travail et la transmission professionnelle sous l’angle des conditions et des différentes formes d’organisation du travail qui permettent ou au contraire empêchent le développement de l’expérience. Ceci, à l’occasion de moments ou d’espaces de formation « institués », c’est-à-dire pensés au sein de l’organisation ou de dispositifs bien moins formels tels que des interactions de tutorat « sur le tas » répondant à la singularité des situations. Les domaines empiriques convoqués dans cet ouvrage ne manquent pas pour avancer sur ces questions : bâtiment travaux public et ferroviaire (C. Delgoulet), conduite automobile (J. Rogalski), accueil de jeunes en difficulté en maison d’accueil (C. Chatigny, A. Tondoux, & K. Messing), agriculture et hospitalier (F. Chrétien, & P. Olry).

La seconde partie de l’ouvrage met davantage l’accent sur les formats de transmission de l’expérience, de l’étayage et de la diversité des interactions apprenantes au travail tout en questionnant l’efficacité de ces dernières. Le caractère original des chapitres interrogeant cette perspective tient en partie au fait qu’ils soient adossés à des cadres théoriques différents, mais compatibles, car considérant une activité de travail qui ne se réduit pas à la simple exécution de tâches ou de stratégies préalablement définies. Au contraire, la conception d’un travail saturé de coopération, de négociation des actions, de significations partagées impliquant des adaptations permanentes des individus au contexte constitue ce socle commun. Ces chapitres questionnent ce qui peut se transmettre, être appris ou non des interactions en situation de travail, sans se limiter aux seuls processus cognitifs qui caractérisent le partage de l’expérience professionnelle. Ce partage n’a rien d’évident et relève également de dimensions sociales et collectives essentielles à considérer. Ceci est questionné dans des contextes différents, que ce soit dans le domaine hospitalier entre infirmières et aides-soignantes (J. Thébault) entre techniciens en radiographie médicale (V. Réméry, R. Richard, & M. Campi), entre conseillers et usagers dans un contexte de Validation des Acquis de l’Expérience (D. Salini) ou encore de façon plus générique au sujet de formations dispensées sur le lieu de travail (V. Markaki-Lothe, & A. E. Lelarge).

La troisième partie de l’ouvrage s’intéresse davantage aux processus à l’œuvre dans la conception de dispositifs de formation formels existants ou à développer. La focale est mise sur la démarche d’apprentissage, de formation et de conception à travers trois approches : l’ingénierie de la formation (P. Mayen, & B. Soykurt d’une part et A. Nguyen, L. Frobert, J. Pellet, & J. Favrod d’autre part mobilisant une perspective interactionnelle), l’ingénierie didactique professionnelle (C. Danse, & D. Faulx), l’intervention ergonomique (S. Ouellet), dans quatre milieux distincts tels que la production industrielle et service de formation, l’hôtellerie restauration et la psychiatrie.

In fine, cet ouvrage défend une conception profondément engagée de la professionnalisation et des conditions potentielles de cette professionnalisation dans les espaces de travail. Souvent définie comme une intention de développement de compétences et d’identités permettant à des sujets de se préparer à l’exercice d’une activité professionnelle cible, ce livre ancre la professionnalisation entre singularité et normativité : « les enjeux de professionnalisation exigent des environnements de travail dans lesquels se formalisent des référentiels de compétences, au moins des objectifs partagés de maitrise de certaines situations professionnelles significative pour l’organisation. La professionnalisation n’est alors jamais totalement subjective et individuelle, elle passe par une ratification de ce qui est à maitriser, à connaitre, transmettre et à apprendre : le sujet “professionnel” est en tension entre individualité et référence » (p. 318). La professionnalisation y est également envisagée comme un processus territorialisé, c’est-à-dire s’ancrant dans un territoire, des lieux, des traditions, une culture.

Partant de cela, parler de « potentiel de professionnalisation des situations de travail » exige d’appréhender simultanément et de manière itérative les dynamiques de travail et les dynamiques de formation à l’œuvre. Ceci, en interrogeant les conditions d’organisation et d’utilisation du travail permettant de soutenir cette professionnalisation. Suivant cette optique, les auteur.e.s mettent en relief l’importance :

  • Des moyens mis à disposition des sujets pour prendre du recul sur l’action, sur leurs propres pratiques professionnelles et celles des autres ;
  • De la diversité et la variabilité des situations à vivre dans le travail en bénéficiant d’un regard expérimenté ;
  • De l’entraînement et de la répétitivité des apprentissages comme conditions de professionnalisation (sédimentation de l’expérience, prise en charge des processus d’essais et d’erreur notamment pour faciliter l’explicitation, le recul sur les différents résultats de l’action au vu de ce qui a été mis en œuvre) ;
  • De l’autonomie adaptée aux aspirations et aux capacités du travailleur en prenant en considération les éventuels impacts sur le travail productif ;
  • De la capitalisation et la circulation de récits professionnels « saturés d’affects » relatifs à des situations atypiques ou emblématiques du métier supposant le maintien d’espaces collaboratifs entre des travailleurs de niveau d’expertise variée.

Ainsi, les lecteurs, intervenants et chercheurs trouveront sans doute dans l’articulation des chapitres configurant cet ouvrage une opportunité d’enrichir leurs pratiques suggérant :

  • Une évolution des modèles d’organisation du travail propice à la professionnalisation des sujets et des modèles de conception de formation visant une meilleure prise en compte de la complexité et du réel des divers protagonistes des situations d’apprentissages professionnels ;
  • Un renouvellement conceptuel et méthodologique sur les manières d’appréhender la professionnalisation, fruit du dialogue provoqué entre les deux champs théoriques que sont l’ergonomie et les sciences de l’éducation sur cet objet.

Enfin, et vis-à-vis de l’ancrage théorique qui est le mien, cet ouvrage renforce la légitimité de travailler en ergonomie sur les questions de professionnalisation tout en faisant la démonstration de la fécondité d’un dialogue entre des champs disciplinaires voisins qui ont assez de points communs et de différences pour questionner et enrichir l’objet de la professionnalisation. De facto, la maxime historique souvent convoquée, que l’Ergonomie c’est l’adaptation du travail à l’homme et non pas l’adaptation de l’homme à son travail, apparaît encore un peu plus désuète par le positionnement actuel du cadre théorique de l’ergonomie constructive attaché à l’étude des milieux de travail et de formation propices au développement des compétences comme vecteur de santé et de performance au travail.

À l’aune de la citation d’Antonio Machado « Marcheur, ce sont tes traces ce chemin, et rien de plus ; marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se construit en marchant. En marchant se construit le chemin, et en regardant en arrière on voit la sente que jamais, on ne foulera à nouveau […] » le chemin que cet ouvrage suggère dans la complémentarité entre sciences de l’éducation et ergonomie revêt de belles perspectives tant pratiques qu’épistémiques à propos de la professionnalisation et des enjeux cruciaux qui y sont rattachés dans le monde professionnel.

Licence : CC by-nc-nd

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