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Jeux de rôle et réconciliation avec les peuples autochtones

17 février 2021 par Eva Lemaire RIPES 593 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/rip...

Dans cet écrit, nous proposons une réflexion sur le jeu de rôles comme pratique de classe inspirée de la formation interculturelle mais revisitée à l’aune des perspectives et pédagogies autochtones, dans le contexte particulier de l’éducation en vue de la réconciliation avec les Premières Nations, Métis et Inuits. Cette recherche, qui s’appuie sur une démarche de praticien-chercheur, repose principalement sur une collecte de données auprès de 45 étudiants en éducation en formation initiale. L’article discute l’intérêt d’une approche pédagogique holistique qui, à travers le jeu de rôle, convoque raison, mais aussi émotion, corps et spiritualité et qui permet de déconstruire et reconstruire le rapport des étudiants aux cultures autochtones, invitant les futurs enseignants à se (re)positionner comme agent de changement face à un modèle sociétal en crise.

Référence électronique

Eva Lemaire, « Jeux de rôle et réconciliation avec les peuples autochtones », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 37(1) | 2021, mis en ligne le 14 février 2021, consulté le 17 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/ripes/2988 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ripes.2988

Si le champ de l’interculturel est fortement mobilisé dans le domaine de l’éducation en lien avec les phénomènes de mobilité migratoire (Abdallah-Pretceille, 2003, 2011 ; Demorgon et al., 1999) et de mobilité académique (Dervin et Byram, 2008), dans les pays anglo-saxons tels que le Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Australie et les États-Unis, l’interculturel est aussi lié à un contexte spécifique, celui de la réconciliation avec les peuples autochtones. Dans chacun de ces pays en effet, la colonisation s’est faite au détriment des peuples qui vivent sur ces terres de manière ancestrale. Revendication des droits et résurgence autochtones vont dès lors de pair avec un dialogue interculturel qu’il s’agit de (re)nouer, permettant aux voix qui ont été longtemps tues d’être entendues. Au Canada, la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR, 2015a, 2015b) met en évidence le rôle fondamental que l’éducation a à jouer dans la réconciliation entre peuples autochtones et non autochtones (Sinclair, 2012), avec cette idée déjà rodée par ailleurs que l’éducation peut être un outil de paix et de promotion des droits de l’homme, surtout après des situations de conflits (Minow, 1998 ; Paulson, 2011). Des formations sont ainsi mises en place pour les policiers, magistrats, éducateurs spécialisés, personnel de santé et autres, et ce de manière à accompagner le dialogue. Dans notre cas, nous nous intéressons à l’éducation en vue de la réconciliation reçue par les futurs enseignants, qui seront appelés à former les jeunes générations de Canadiens quant à ces enjeux. Après avoir expliqué davantage le contexte qui est le nôtre et situé l’interculturel face à d’autres champs connexes, nous discuterons dans cet article le jeu de rôle comme pratique de classe au carrefour des pédagogies autochtones et de la formation interculturelle, telle que développée dans la formation pré-départ pour des séjours à l’étranger par exemple. Nous verrons comment le jeu de rôle permet d’engager la raison, mais aussi le corps, les émotions, ainsi que la spiritualité afin d’amener les étudiants à repenser leur rapport aux cultures autochtones, mais aussi plus largement à la colonisation et au rôle joué par chacun au niveau individuel et collectif.

1. Éducation pour la réconciliation et interculturel

Le Canada a récemment célébré, en grande pompe, ses 150 ans ; 150 ans en effet se sont écoulés depuis la constitution de la confédération canadienne. L’évènement a été l’occasion d’entendre un discours alternatif, contestant la vision réductrice et colonialiste des « festivités ». Le projet « Beyond 150 » (Gouvernement du Canada, s.d.), programme gouvernemental de formation des fonctionnaires, est l’une des entités qui, aux côtés d’organismes et leaders autochtones, enjoint à un travail de réconciliation avec les peuples autochtones de manière « urgente » (p. 2) ; un travail douloureux, qui, sans tomber dans le misérabilisme ou dans les travers de discours déficitaires, se doit de reconnaître les impacts à long terme du colonialisme, par exemple la surreprésentation des Autochtones dans le milieu carcéral, les violences faites aux femmes (Enquête Nationale, 2019), le décrochage scolaire (Hare et Pidgeon, 2011), la surreprésentation des enfants dans les systèmes d’aide à l’enfance (Blackstock, 2016), la pauvreté et le manque d’accès à l’eau potable (Obed, 2020 ; Peltier, 2019), ou encore le non-respect des droits territoriaux (Alfred et Corntassel, 2014).

1.1. Comprendre la complexité de la réconciliation et se situer

Comme pour l’interculturel, il existe une certaine « jungle » polysémique, pour reprendre le terme utilisé par Dervin (2011, p. 25), en ce qui a trait à l’éducation en vue de la réconciliation. Comme le souligne Paulson (2011), l’idée de réconciliation est un lieu commun dans la rhétorique politique, mais ce que cela implique en pratique demeure souvent flou : « there is a lack of agreement on the nature of reconciliation, on its necessary components, on its required participants and how to gauge whether and when it has been achieved » (Paulson, 2011, p. 3). Comme c’est le cas avec les discours qui entourent l’interculturel (Castellotti, 2017 ; Dervin, 2011), les discours qui convoquent la réconciliation sont éminemment politiques et les politiques éducatives qui en résultent ne sont nullement neutres. Ainsi, si le Canada a récemment fait ses excuses publiques aux peuples autochtones pour le système des écoles résidentielles [1] (Harper, 2008), si la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR, 2015a) a pu mettre en évidence le génocide culturel subi par les populations autochtones et si la commissionnaire en chef de l’Enquête Nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (2019, p. 24) est allée jusqu’à poser le mot de génocide à l’encontre des Premières Nations, des Métis et des Inuits, beaucoup reste à faire pour remédier au racisme, aux discriminations et autres impacts du colonialisme (Corntassel, 2012 ; Corntassel et al., 2009).

L’éducation est amenée à jouer un rôle déterminant (Higgins et al., 2015 ; Sinclair, 2012 ; Tupper et Cappello, 2008) pour assurer un dialogue interculturel et contribuer, à terme, à des relations plus justes entre Autochtones et non Autochtones. L’éducation des futurs enseignants, en particulier, est jugée particulièrement cruciale à cet égard (TRC, 2015). Mais, comme le souligne Madden (2015, 2019), identifier et mettre en œuvre les différentes approches éducatives qui coexistent, en lien avec la réconciliation, constituent un réel défi.

Pour cette auteure, le champ de l’éducation pour la réconciliation, s’est avant tout construit dans le sillon des travaux de la commission de vérité et de réconciliation (Madden, 2019) ; des travaux qui s’inscrivent eux-mêmes dans un mandat politique spécifique :

1) reconnaître les torts causés aux Premières nations, aux Métis et aux Inuits, en lien notamment avec les écoles résidentielles ;

2) faire connaître les histoires vécues par les Autochtones, avec la mise œuvre de compensations financières pour les victimes des écoles résidentielles,

3) travailler à l’établissement de relations plus justes, avec notamment l’identification de personnes, organismes, et mesures clés.

Madden (2019) souligne que l’idée de réconciliation, telle que circulée par la commission (CVR, 2015a), n’est toutefois qu’une interprétation possible de ce que la réconciliation peut être.

En effet, plusieurs auteurs insistent sur le fait que le mot réconciliation n’existe pas dans plusieurs langues autochtones et que ce concept, judéo-chrétien, est essentiellement un concept occidental ; les discours qui l’entourent étant avant tout développés dans et par des structures coloniales, dans un rapport de pouvoir défavorable aux Autochtones (Donald, 2011 ; Corntassel et Holder, 2008 ; Short, 2005). Si le bien vivre ensemble, en harmonie, renvoie à des concepts et pratiques bien connus dans les communautés autochtones, cette vision du bien vivre ensemble implique non seulement le monde humain, mais aussi le monde naturel (vivant et non-vivant) ainsi que le créateur ou encore les ancêtres (Madden, 2019). Ainsi, pour cette auteure toujours, la conception autochtone du bien vivre ensemble, bien que susceptible de varier d’une communauté à l’autre, ne saurait donc isoler un segment de l’histoire des humains et se concentrer sur la seule histoire en lien avec les écoles résidentielles. Dans une perspective indigéniste [2], la réconciliation se doit ainsi d’être un processus plus vaste, plus holistique, avec un processus de guérison qui implique le monde naturel et spirituel, ainsi que le territoire où s’ancre tout un réseau de relations inter-reliées (Battiste, 2013 ; Cajete, 1994 ; Wildcat et al., 2014).

Si le dialogue à renouer et l’intercompréhension à développer englobent le monde naturel et supranaturel, dans une perspective indigéniste, il nous semble essentiel de revisiter certains concepts et pratiques établis dans le domaine de l’interculturel.

1.2. Comment parler de culture dans le contexte de la réconciliation

C’est d’abord la notion même de culture que nous pensons nécessaire de réexaminer ici. Dans le domaine de la didactique des langues et des cultures et de l’interculturel, il est désormais de plus en plus établi que les cultures doivent être pensées comme des construits sociaux nécessairement fluides (Blanchet et Coste, 2010). Il existe ainsi, dans les communautés autochtones comme au sein de tout groupe, une réelle diversité de cultures selon le vécu personnel, familial, clanique, territorial, générationnel de chaque individu.

L’ensemble des mesures discriminatoires, systémiques, longtemps inscrites dans une politique avouée d’assimilation, entache l’histoire et la société canadienne et ont de fait amené à la perte de nombreuses langues, pratiques culturelles, modes de vie et de gouvernance. Le mouvement de résurgence des cultures et droits des Autochtones, s’il est bien réel, touche inégalement les individus. La honte d’être Autochtone, largement inculquée dans les écoles résidentielles et transmise aux plus jeunes générations (Sinclair, 2012), continue à jouer un rôle sur la manière dont les individus s’identifient et se vivent (Glanfield, 2020). Fast et al. (2017) rappellent ainsi qu’on ne saurait attribuer une identité ou des savoirs culturels à de jeunes Autochtones, notamment en milieu urbain, où une déconnexion avec la culture ancestrale et avec le territoire est parfois observée.

Comme le souligne aussi Ross (2020), les cultures autochtones, comme toute culture, ont toujours été en mouvement, en adaptation. La résurgence identitaire et culturelle qui se produit actuellement se produit sur la base de cultures qui sont parvenues à survivre en dépit de la tentative de génocide intentée par le Canada à leur égard : elles se (re)construisent en interrelation avec le passé, le présent, le futur, dans un contexte de revendications, et en interaction. L’importance d’impliquer les communautés autochtones locales et de leur donner une voix pour se dire est désormais de plus en plus établie, notamment dans le milieu éducatif (Alberta Education, 2018 ; ATA, 2019). Comme l’affirme la journaliste activiste Rosanna Deerchild (2016), donnant sa propre définition de l’appropriation culturelle : « if it is about us, then it must include us » [3:06]. En écho aux exhortations de Deerchild (2016) de ne pas voir les Autochtones comme des « costumes », Donald (2009) souligne la propension des éducateurs à ne présenter les Premières Nations que comme des figures stéréotypées appartenant au passé.

En didactique des cultures et dans le domaine de la formation interculturelle, savoir qui peut être légitime à parler de culture et d’identité culturelle (Charaudeau, 2001), aborder ces dimensions sans tomber dans la stéréotypisation et l’essentialisme (Abdallah-Pretceille, 2003 ; Dervin, 2011) sont des questions épineuses. Dans le cadre de l’éducation pour la réconciliation, une couche de complexité est par ailleurs apportée par le fait qu’un certain nombre de savoirs sont considérés comme sacrés (First Nations Education Steering Committee, 2015) et ne peuvent être transmis que par certaines personnes, et/ou avec permission. On prend aussi de plus en plus conscience que les cultures autochtones ont été, dans le système éducatif, largement tues, mais aussi mal interprétées, simplifiées, déformées, folklorisées, présentées comme invalides, en somme non respectées (Battiste, 2017 ; Morgan, 2003). De peur de commettre des impairs, de manquer de légitimité, par manque de connaissance également, nombre d’enseignants redoutent ainsi d’incorporer des savoirs et perspectives autochtones dans leur enseignement (Gani et Scott, 2018). Le modèle dit « 2 ways seeing » (Bartlett et al., 2012 ; Purdie et al., 2011), dans une logique où on apprend les uns des autres (Goulet et Goulet, 2014), où les perspectives occidentales et autochtones sont présentées de manière dialogique en collaboration, constitue dès lors une piste pédagogique solide si tant est que les enseignants développent de réelles connexions et relations avec les communautés autochtones locales.

Dans chaque communauté en effet, les aînés et gardiens du savoir, personnes reconnues pour leurs savoirs ou leur sagesse, sont des personnes privilégiées avec qui collaborer (ATA, 2019 ; Stiegelbauer, 1996) pour une éducation en vue de la réconciliation inscrite dans une éthique de la relation. Les aînés sont traditionnellement impliqués dans l’enseignement informel et la transmission des savoirs et valeurs. Certaines juridictions scolaires s’entourent ainsi de conseillers ou agents de liaison qui puissent aider, justement, à nouer un dialogue de manière respectueuse.

En lien avec l’argument de Madden (2019) selon lequel la réconciliation devrait aussi être pensée en termes autochtones, soulignons que, la nature et le territoire, sont traditionnellement considérés comme des « first teachers » (Styres, 2011), dont on doit écouter les enseignements, honorer les histoires et avec lesquels il s’agit d’engager et maintenir des relations saines pour un équilibre harmonieux au monde. Cette idée de nature et de territoire comme enseignant privilégié, possiblement éloignée du mode de pensée occidental, repose sur une conception de la nature et du territoire comme animés, en connexion physique et spirituelle avec les humains. Elle repose aussi sur l’affirmation que la culture n’est en aucun cas supérieure à la nature, que les deux sont inter-reliés et que toute tentative de « domestiquer » ou de « soumettre » la nature dans le prétendu intérêt de la culture humaine reviendrait à briser l’harmonie et le bien vivre ensemble (Ghostkeeper, 2019). Il nous semble important de souligner ici que la conception de la culture dont s’est nourrie la didactique des langues, en Occident, a longuement reposé sur l’idéal de Civilisations à promouvoir, avec l’idée de grandeur et de progrès technologique imputables à telle ou telle culture nationale (Coste, 1984 ; Porcher, 1986), les nations cherchant par là-même à développer visibilité et pouvoir. La conception autochtone par laquelle nature et culture constituent une dyade indissociable nous invite à repenser les enjeux de notre intervention pédagogique.

1.3. L’éducation pour la réconciliation dans la formation des enseignants

Dans l’ensemble du Canada, y compris dans la province où s’ancre cette recherche, l’intégration des perspectives autochtones dans la formation des futurs enseignants est dictée par l’apparition de nouveaux standards professionnels (Alberta Education, 2018), qui rendent incontournable l’éducation en vue de la réconciliation. De manière pragmatique, on peut ainsi se référer à des documents listant les compétences que tout enseignant doit pouvoir démontrer, comme par exemple la capacité à inviter des aînés et membres de communautés autochtones dans les classes (Alberta Education, 2018, p. 6) ou la capacité des enseignants à pouvoir parler des écoles résidentielles de manière respectueuse et des perspectives des Premières Nations, des Métis ou des Inuits (Alberta Education, 2018, p. 6). Ces compétences requièrent une compréhension en profondeur des peuples convoqués, dans leur complexité et diversité.

Mais au-delà de l’exigence professionnelle, posée par les ministères de l’Éducation des différentes provinces en lien avec les appels à l’action de la CVR (2015b), se pose sous-jacente la question, à travers l’éducation pour la réconciliation, des buts imputables à l’éducation. Elder Francis Alexis (2019), de la nation Nakota Sioux, renvoie à la dichotomie essentielle entre un modèle d’éducation industriel et un modèle d’éducation à visée émancipatrice, se référant aux travaux de Freire (1998). S’agit-il de former des individus à même d’assurer un emploi et produire des richesses pour une société donnée, ou plus exactement pour un certain nombre de personnes privilégiées qui bénéficient de la reproduction sociale (Alexis, 2019 ; Bourdieu et Passeron, 1970) ? Ou s’agit-il d’enseigner l’indépendance, la connexion à la nature, la capacité à penser un modèle sociétal harmonieux qui, dans le système de savoirs traditionnels autochtones, inclut un mode de relation durable au territoire, à la nature et au monde spirituel ?

Blanchet et Coste (2010) ou encore Castellotti (2017) insistent sur le fait que la manière dont on se saisit de culture et d’interculturel n’est pas neutre sur le plan politique et social. Autrefois axés autour de la promotion des langues et cultures à l’étranger, puis autour de l’intégration des immigrants, les récents travaux du conseil de l’Europe s’articulent autour de la construction d’une citoyenneté européenne et de la promotion d’un modèle démocratique européen sur fond de tensions identitaires et de radicalisme (Conseil de l’Europe, 2018). Dans le cadre de l’éducation pour la réconciliation, la question de la décolonisation des savoirs, des sociétés, et de l’éducation, est centrale et elle engage à repenser les rapports entre individus et groupes, non seulement à travers des cultures nationales, territoriales, claniques, etc., mais aussi à travers des systèmes d’oppression exercés non seulement sur l’homme mais également à l’encontre de la nature. C’est aussi l’hégémonie des savoirs et approches occidentales qui est questionnées, un questionnement qui ne peut qu’infuser le domaine de l’éducation pour la réconciliation.

En tant que professeure impliquée dans la formation des enseignants, chercheure en didactique des langues et des cultures, Française d’origine, formée en Europe, bénéficiant moi-même de privilèges comme immigrante « blanche » installée au Canada depuis une dizaine d’années, j’explore dans les pages qui suivent certaines pratiques d’enseignement à la croisée des pratiques pédagogiques issues de la formation interculturelle et des perspectives autochtones. Dans un précédent article (Lemaire, sous presse), sont abordées des pistes pédagogiques en lien avec la pédagogie de la terre (Cajete, 1994 ; Simpson, 2014 ; Wildcat, 2014) et avec l’apprentissage par le service à la communauté (Madden et al., 2013). Dans cet écrit, il s’agit plutôt de s’arrêter sur le jeu de rôle comme dispositif permettant de mettre la raison, mais aussi le corps, le cœur et la spiritualité au service d’une réflexivité renouvelée.

2. Jeu de rôle « and beyond »

2.1. Approche méthodologique

Cette recherche s’appuie sur une démarche de praticien-chercheur dans une visée compréhensive (Albarello, 2004 ; De Lavergne, 2007). Le terrain de la recherche renvoie à la pratique de l’enseignant, dans une optique de réflexivité où recherche et enseignement viennent mutuellement s’étayer (Couzinet, 2003).

Une certaine prise de distance avec la pratique est mise en œuvre à travers une démarche de conceptualisation, ainsi que par la collecte et l’analyse de données. Dans ce cas précis, il s’agit de données collectées au cours de deux semestres différents (hiver et printemps 2019), dans le cadre d’un cours obligatoire portant sur la prise en compte des diversités dans l’enseignement, répété donc à deux reprises auprès de deux groupes-classes distincts, avec quelques variations dans l’enseignement proposé. Outre des notes de terrain, 226 écrits ont été collectés auprès d’un total de 45 étudiants, les 5 à 7 travaux (obligatoires et optionnels) demandés différant légèrement d’un cours à l’autre, selon les besoins et la dynamique d’enseignement-apprentissage de l’une et l’autre classe. S’ajoute également une série de 8 entretiens individuels semi-dirigés avec des étudiants volontaires. À noter que la moitié des étudiants concernés par le cours ont été scolarisés en dehors du Canada, et pour la plupart en Afrique francophone.

Il est important de souligner ici que les données ont été collectées dans le cadre d’un cours obligatoire, chercheure et professeure étant la même personne, ce qui peut entraîner un biais dans les propos des étudiants, ceux-ci pouvant en effet être désireux d’affirmer ce qu’ils pensent être attendu d’eux en termes de désirabilité sociale ou pour obtenir une bonne note au cours.

On ne propose pas ici une analyse exhaustive de ces données. Assumant la part de subjectivité et d’interprétation (De Lavergne, 2007 ; Karsenti et Savoie-Zajc, 2018) propre à ce type de recherche qualitative, l’analyse thématique porte sur une pratique spécifique, soit le jeu de rôle. On s’intéresse aussi ici à une éducation pour la réconciliation qui soit soucieuse des perspectives indigénistes sur ladite réconciliation (Madden, 2019). On orientera ainsi la réflexion vers des pratiques qui sortent du cadre conventionnel de la classe et qui donnent une place aux voies autochtones, aux contre-discours (venant contrebalancer le discours dominant occidental), au territoire et aux communautés, dans leur diversité. Dans cet écrit, on reprendra une réflexion entamée sur le jeu de rôle (Lemaire, 2020) en s’arrêtant plus particulièrement à l’articulation entre le jeu de rôle « traditionnel » en didactique des langues et des cultures et une forme spécifique de jeu de rôle développée en concertation avec les communautés autochtones, appelé « exercice des couvertures ». On cherchera notamment à analyser de quelle manière les étudiants ont été affectés par les jeux de rôles et par l’intégration de pratiques pédagogiques autochtones, et on cherchera à déterminer en quoi cette démarche peut contribuer à la formation des futurs enseignants de manière positive.

2.2. Le jeu de rôle dans le domaine de la didactique des langues et cultures et ses résonnances dans le « monde » autochtone

Comme le souligne Gajo (1998, p.124), « le jeu de rôle constitue une pratique désormais classique en didactique des langues secondes », en lien avec l’avènement des didactiques communicatives, de la pédagogie active et de l’apprentissage par le jeu. Le jeu de rôle peut être défini comme : « un évènement de communication interactif à deux ou à plusieurs participants, [issu des techniques de formation d’adultes], où chacun joue un rôle pour développer sa compétence de communication sous trois aspects : la composante linguistique, la composante sociolinguistique et la composante pragmatique » (Cuq, 2003, p. 142). Dans une structure devenue relativement classique, les élèves interprètent en duo ou en petit groupe des rôles en lien avec un scénario, avec une trame plus ou moins détaillée, posée par l’enseignant (Muñoz, 2000). Le jeu de rôle vise à gommer la distance entre l’école et le monde extérieur, invitant les élèves à se glisser dans un contexte autre que scolaire où ils seront amenés à se mettre en scène ou à se glisser dans la peau d’autres personnages (Gajo, 1998). Le jeu de rôle (décliné en différents exercices, plus ou moins contraignants) peut être vu en didactique des langues comme, avant tout, un moyen d’apprendre une langue visée (Cuq, 2003 ; Gajo, 1998 ; Muñoz, 2000). Il est toutefois aussi utilisé dans les formations aux relations humaines ou formations interculturelles, comme exercice structuré reposant sur des dynamiques de groupe, permettant une catharsis sociale (Patin, 2005). Le manuel de communication interculturelle « Miroirs et fenêtres » (Huber-Kriegler et al., 2005) est un exemple de ressource qui entend fournir des supports pédagogiques aux formateurs, proposant notamment des scénarios de jeux de rôle pour « aider les étudiants à réfléchir sur leurs propres valeurs, sur leur comportement et sur leur mode de réflexion basés sur leur culture […], développer et adopter des perspectives variées [...], développer une attitude d’empathie, d’ouverture d’esprit et de respect envers l’altérité » (p. 11-12). Le premier jeu de rôle qui a été proposé aux étudiants, en introduction du cours, s’inscrit dans cette lignée pédagogique.

D’un point de vue autochtone, il est évident que le jeu de rôle tel que conceptualisé en didactique des langues et des cultures n’existe pas traditionnellement, comme tel. Cependant, nombre de camps de revitalisation des langues et cultures autochtones, basés sur les principes de l’immersion et de la pédagogie active (Hinton, 2013), ont recours au jeu, au mime, aux gestes, à l’imitation et à la mise en situation (Hinton et Hale, 2013).

Par ailleurs, les arts font pleinement partie des cultures autochtones, comme l’explicite Trépanier (2008, p. 15) : « Art can be medicine, a survival tool, an antidote. Art is our identity, our place, a sign of our presence on this planet. It is medicine as it helps healing because we’ve been through so many things. Art is for the people. It can help build our communities ». Les arts, parmi lesquels l’art de raconter des histoires (storytelling), sont ainsi bien ancrés dans les cultures et identités autochtones : ils permettent à la fois de se dire, de communiquer, de prendre soin de soi, de transmettre des valeurs et des savoirs, de revendiquer et de se faire entendre (Muirhead et de Leeuw, 2012 ; Whiskeyjack, 2006).

C’est en s’appuyant sur la mise en scène, sur le récit raconté à plusieurs voix et, en quelque sorte, joué, que nous avons voulu initier une réflexion sur la réconciliation et sur l’intégration des savoirs et pratiques autochtones dans l’enseignement.

2.3. « L’albatross » et « l’exercice des couvertures »

« L’Albatross » est une activité de sensibilisation à l’altérité d’environ une heure qui circule largement sur le web dans le cadre de la formation des adolescents et jeunes adultes, en guise de préparation à un séjour à l’étranger [3]. Il s’agit d’un jeu de rôle non verbal, où les participants sont invités à se plonger dans une société imaginaire, sans pouvoir avoir recours à la parole, ce qui va les amener à s’interroger sur ce qu’ils voient, entendent, sur ce qu’ils comprennent et sur comment ils interprètent la situation. Le meneur se base sur un scénario connu de lui seul où il joue le rôle d’un hôte, accueillant les participants sur son territoire, demandant notamment aux femmes de se déchausser, de s’assoir sur le sol quand les hommes doivent garder leurs chaussures, sont assis sur des chaises, et sont servis nourriture et boisson en premier. Tout un jeu de scénarisation amène ainsi les participants à analyser les relations qui se développent dans la salle, sur fond de discrimination/privilèges apparents. Seuls des gestes, des claquements de langues (en guise de désapprobation) et murmures de contentement sont émis par le meneur de jeu ; un code minimal explicité en amont aux participants. Une ambiance spéciale peut être créée dans la salle à l’aide de costumes (pour le meneur de jeu), de musique exotique ou zen, de bougies et d’éléments de décoration disposés çà et là. Dans le cadre de notre pratique, nous utilisons cette mise en scène pour aider les étudiants à faire plus facilement la transition du milieu académique, relativement formel, au milieu imaginaire dans lequel on entend les plonger. Une fois le jeu de rôle terminé, les lumières sont allumées, la musique éteinte et un partage de parole est organisé. Les étudiants sont amenés à verbaliser d’abord ce qu’ils ont vu, puis ce qu’ils ont ressenti et enfin ce qu’ils ont compris de la situation. Les dimensions physiques, émotionnelles, spirituelles mais aussi cognitives sont ainsi discutées avec les participants. Le meneur explique ensuite sa mise en scène, permettant aux participants de se rendre compte de leurs erreurs d’interprétation et de leurs filtres. En effet, la société Albatrossienne est une société matriarcale, quand la plupart des étudiants interprètent la situation comme sexiste. Si les femmes se déchaussent, et pas les hommes, c’est par exemple que le peuple a une forte connexion avec la Terre-Mère et que les pieds des hommes sont considérés comme impurs. Les mets sont goûtés par les hommes pour que les femmes ne soient pas exposées à de la nourriture avariée, etc.

Les deux groupes d’étudiants participant au cours ont ainsi découvert ce premier exercice de décentration en début de semestre. La seconde activité, à la session de cours suivante, est l’exercice dit « des couvertures ».

L’exercice des couvertures est une activité créée à la fin des années 1990 par l’association œcuménique Kairos. Il s’agit d’une activité décrite comme « a unique, participatory history lesson – developed in collaboration with Indigenous Elders, knowledge keepers and educators – that fosters truth, understanding, respect and reconciliation among Indigenous and non-Indigenous peoples” (Kairos, 2020). D’une durée d’environ 1 h 30, l’activité circule à travers le Canada, en s’appuyant idéalement sur des facilitateurs formés et sur la participation d’aînés et acteurs communautaires autochtones locaux. L’activité, que nous avons décrite plus en détail dans un précédent article (Lemaire, 2020), part de couvertures, posées sur le sol, pour représenter le territoire canadien, autrement connu comme « Turtle Island » dans de multiples communautés autochtones. Après une courte orientation quant à l’activité à venir, la présentation des facilitateurs et après une prière, un smudge ou un chant visant notamment à préparer les esprits pour les apprentissages à venir [4], les participants sont invités à prendre place sur les couvertures et à endosser l’identité d’une personne d’une communauté Première Nation, Métis ou Inuit vivant sur le territoire foulé. Alors qu’un premier narrateur raconte l’Histoire du Canada, de la période pré-contact avec les Européens à nos jours, les participants sont invités à lire des parchemins qui donnent voix aux perspectives et sentiments des Autochtones progressivement impactés par le colonialisme. Un second animateur joue par ailleurs le rôle de « l’Européen », circulant de manière arrogante sur les Terres et venant progressivement affirmer les lois prises par les colons. Petit à petit, les participants se voient privés de leur terre et de leur connexion spirituelle avec le territoire, séparés de leurs proches, cantonnés dans des réserves qui se réduisent comme une peau de chagrin. Ils se voient arracher leurs enfants (symbolisés par des poupées), sont conduits de force dans les écoles résidentielles, décèdent de maladie ou autres moyens d’oppression, se voient dépossédés de leur mode de vie et de leurs droits les plus élémentaires… avant qu’un peu d’espoir soit accordé à travers la voix d’activistes revendiquant leurs droits et cultures. Le jeu de rôle se conclut alors que nombre de participants, victimes du génocide, se tiennent à l’écart des quelques couvertures repliées qui demeurent en place et qui représentent ce qu’il reste des Terres ancestrales en possession des Autochtones (réserves et établissements où une certaine gouvernance propre est de mise). Après une courte pause, un cercle de parole est organisé où chaque participant peut, s’il le souhaite, à tour de rôle, exprimer ses impressions, son ressenti, ses apprentissages. Le cercle de parole, pratique pédagogique autochtone de plus en plus connue (Alberta Education, 2005, p. 163), se déroule sous la guidance des aînés et autres membres de la communauté autochtone qui peuvent ainsi recevoir la parole des étudiants mais aussi partager leur propre vécu, leur propre perspective. L’activité termine enfin en cérémonie, avec là encore chants, musique, prière ou smudge, selon l’aîné, ainsi chargé de clore l’activité d’une manière appropriée, conforme au protocole culturel autochtone.

Avec le premier groupe d’étudiants, nous avons joué nous-même le rôle de l’Européenne, la narration ayant été partagée par une collègue d’origine française et une de nos assistantes de recherche, elle-même Métis. Une aînée accompagnée d’un éducateur, tous deux Métis, sont venus apporter leur guidance à l’exercice. Avec le deuxième groupe, l’exercice a été assuré intégralement par une équipe de Bent Arrow [5], essentiellement autochtone, sous la guidance d’une aînée de la Première Nation Crie.

3. Analyse thématique des données

3.1. Engagement cognitif, physique, émotionnel et spirituel

Les pédagogies autochtones tendent à valoriser une approche holistique de l’expérience d’apprentissage, où la raison, le corps, les émotions et la spiritualité sont convoqués (Archibald, 2008). Les deux exercices proposés ont clairement mobilisé ces quatre dimensions chez les étudiants, certains étant plus réceptifs que d’autres à certaines de ces composantes. Plusieurs étudiants soulignent d’abord qu’une telle approche est à même de dérouter, surtout dans un contexte universitaire où les cours, notamment de type conférence, engagent principalement le raisonnement cognitif. La musique, les chants, le partage de nourriture, l’odeur des bougies ou de la sauge, les indices visuels présents, le fait de se déplacer sont des éléments cités par les étudiants pour expliquer qu’ils se sont de facto laissés emporter dans des univers autres et qui leur ont permis de « visualiser » et « ressentir » l’expérience d’apprentissage, de l’appréhender différemment. Dans le cas de l’Albatross, les étudiants ont pu constater que ce qu’ils voyaient n’était pas nécessairement la réalité, mais que la réalité est aussi appréhendée en fonction de filtres préalables, de construits sociaux, des stéréotypes. Stéphane [6] explique ainsi :

« J’ai appris que la perception que l’on peut avoir de quelque chose est grandement influencée par sa culture personnelle, qu’il n’y a pas qu’une seule façon de voir les choses ou une seule logique. »

Dans le cas de l’exercice des couvertures, comme analysé dans un précédent article (Lemaire, 2020), les étudiants insistent largement sur le fait que l’aspect visuel de l’exercice – voir le territoire rétrécir, se voir exclu de celui-ci, être séparé des autres, se faire prendre son enfant, a largement concouru à visualiser, à « voir ce qui se passe » (Emma).

À travers les deux activités, les étudiants ont ainsi eu la possibilité de prendre de la distance avec leur regard, celui qu’ils portent habituellement sur une situation, et être sensibilisés à la pertinence de s’ouvrir à des regards autres.

L’émotion était aussi présente dans les deux activités. L’exercice des couvertures est une activité, aux dires des étudiants, « poignante », « émouvante », « difficile », au point de susciter des larmes (Lemaire, 2020). « J’avais l’impression de vivre une vraie histoire. Je me suis mis à la place des personnes », explique Faiza. Et les injustices subies, ressenties, ont amené à ressentir de la « souffrance », comme en témoigne aussi Mariam, qui dit aussi avoir ressenti des frissons tout au long de l’exercice. Le jeu de rôle de l’Albatross a lui aussi su engager l’émotion des étudiants, essentiellement l’agacement et la frustration (envers les discriminations de genre), ainsi que le malaise (de devoir se plier à des codes inconnus ou auxquels les apprenants n’avaient pas nécessairement envie de se conformer).

Ces 30 dernières années, le monde de l’éducation s’est largement intéressé aux articulations entre apprentissage et émotions (Audrin, 2020). Pour Beaumont et Garcia (2020, p. 61), la conscience sociale incluant la capacité à « comprendre le point de vue de l’autre, faire preuve d’empathie envers ceux issus d’autres milieux et cultures » fait partie des compétences socioémotionnelles clés à développer chez les enseignants en formation. Il semble donc essentiel, dans le cadre de l’éducation pour la réconciliation, de travailler avec les étudiants sur l’émergence d’émotions comme étant nécessaire au processus de conscientisation, de réconciliation et de décolonisation (Laenui, 2000 ; Regan, 2010), que cela se manifeste par de l’empathie, de la compassion, de la colère ou de la culpabilité (Lemaire, 2020). La réconciliation est un processus inconfortable (Regan, 2010) et il ne saurait donc être engagé sans inconfort. Si les étudiants mentionnent cet inconfort, certains en reconnaissent d’ores et déjà le potentiel, à l’image d’Emma qui affirme : « l’inconfort m’avait aidée à rester plus connectée aux évènements, je pouvais mieux imaginer l’inconfort possible des Premières Nations (sic) ». On rejoint ici l’intérêt pédagogique, à nos yeux, de la pédagogie de l’inconfort et de la vulnérabilité (Lemaire, 2017), dans la formation à l’interculturel.

L’inconfort et l’étayage face à l’inconfort, dans le cadre du cours, sont aussi à mettre en lien avec la dimension spirituelle dans les apprentissages. Dans le cas de l’exercice des couvertures, cette dimension est clairement apportée par les aînés et acteurs communautaires qui la convoquent à des fins d’apprentissage, pour créer la connexion avec les ancêtres et avec le créateur, mais aussi pour accompagner le processus de guérison qui se fait à travers l’établissement d’un dialogue renouvelé. Si la plupart des étudiants relèvent cette dimension spirituelle, ce sont avant tout les étudiants venus d’Afrique qui la commentent plus longuement, faisant le lien avec des pratiques spirituelles présentes dans leur pays d’origine. Ce sont aussi certains de ces étudiants qui, dans l’Albatross, ont perçu une forte dimension spirituelle, une étudiante allant jusqu’à expliquer en entretien que l’activité l’a profondément mise mal à l’aise tant elle l’associait à des pratiques de maraboutage, d’initiation spirituelle. Alors que la dimension spirituelle est habituellement écartée des savoirs scolaires et académiques (Cutrara, 2018 ; Iseke-Barnes, 2003), on voit que les deux activités proposées ont fait résonner cette dimension dans l’apprentissage. Behati se dit par exemple « touchée dans son âme ». Qu’elle soit accueillie avec bienveillance ou avec anxiété, la présence de la spiritualité au sein de l’apprentissage, de l’identité, de la culture, a ainsi été posée, mise à portée, afin que les étudiants puissent éventuellement s’en saisir, et envisager le savoir aussi à travers ce prisme. Si nous n’avons pas poussé la réflexion à cet égard, cherchant encore comment naviguer autour de cette dimension relativement nouvelle pour nous, il nous semble qu’il est essentiel, pour un dialogue interculturel renouvelé, de ne pas gommer à dessein les aspects spirituels liés aux cultures et à l’apprentissage, au risque de ne pas respecter et donc d’invalider une partie importante des systèmes de savoir et de relation autochtones (Cutrara, 2018 ; Iseke-Barns, 2003).

Si la raison joue un rôle pour « comprendre » et « interpréter » nos biais et les perspectives autres, cette dimension n’est donc plus la seule à être convoquée dans ce dialogue que l’on cherche à instaurer, de soi à l’autre, mais aussi en soi.

3.2. Un processus de déconstruction-reconstruction

Pour Abdallah-Pretceille (2003, 2011), l’éducation à l’Altérité repose sur un mouvement de va et vient de soi à l’autre, où il est question de se décentrer tout autant que d’aller à la rencontre de l’autre.

Possiblement parce qu’ils ne touchent pas qu’à la raison, les deux « jeux de rôles » proposés aux étudiants semblent avoir permis d’ébranler des convictions jusqu’alors bien établies.

Dans le domaine de l’éducation pour la réconciliation, plusieurs auteurs interrogent les approches qui reposent sur l’empathie ; le risque étant que les participants se limitent à se percevoir comme dotés de compassion, posant alors possiblement les Autochtones comme victimes, les uns se trouvant campés dans une posture idéalisante et les autres dans une posture déficitaire, renforçant alors un schéma colonialiste qui est celui qu’on cherche précisément à questionner (Madden, 2019). On ne remettra nullement en cause ici la réalité de ce possible écueil. L’un des points forts de l’exercice des couvertures, cependant, est qu’il ne repose pas sur une narration victimisante de l’histoire : les participants, représentant les communautés autochtones, peuvent essayer de reprendre possession de leur territoire en dépliant un coin de leur couverture après le passage de l’Européen qui s’approprie les Terres à grand renfort de coups de pied dans les couvertures en question, les participants peuvent essayer de résister à l’Européen qui s’empare des enfants (Lemaire, 2020) et de tels actes de résistance seront salués au moment du cercle de partage. Les actions entreprises par divers activistes et la résurgence des droits et cultures autochtones sont applaudies, tel que prévu par le scénario de l’exercice des couvertures. Ainsi, bien que détonnant globalement par rapport à ses camarades de par sa résistance initiale au principe de réconciliation, Kyle se rendra compte, suite à l’exercice des couvertures que les communautés et leaders autochtones sont moteurs dans la réconciliation, que ceux-ci sont actifs dans la recherche de « solutions et de meilleures relations ». Cet étudiant s’offusquait au préalable que les Autochtones « demandent constamment de s’excuser », comme si c’est « notre responsabilité [à nous, non Autochtones] de payer pour fixer pour tous les problèmes ». On voit ainsi émerger chez l’étudiant une prise de recul par rapport à un discours qui positionne les Autochtones comme des individus qui se complairaient dans un rôle de victime et qui attendraient des solutions des Non-Autochtones. En cela, la rencontre avec les leaders et éducateurs autochtones invités en cours semble avoir contribué à replacer les communautés autochtones comme agents de changement et acteurs de leur propre résurgence. (Madden, 2019 ; Smith, 1999).

Par ailleurs, si les étudiants font part de leur empathie et de leur compassion, l’exercice des couvertures, combiné à l’Albatross en guise d’introduction, semble aussi être parvenu à déstabiliser le regard porté sur soi, avec des remises en cause clairement affirmées :

« J’ai compris qu’à partir de nos bagages de connaissances, nous faisions des jugements ou des suppositions sur les autres cultures très rapidement. » (Lanna)

« Sans les connaître vraiment, ni leur histoire, je les avais jugés trop vite. » (Awa)

« J’ai senti que mes connaissances étaient inadéquates. » (Cameron)

« Les 150 minutes de cours cette semaine m’ont ouvert les yeux de manière incroyable. [...] J’ai hâte de continuer dans ce cours pour apprendre plus et pour clarifier tous mes stéréotypes et préjugés (sic). » (Elisa)

« Cela m’a permis de faire totalement tomber définitivement le masque qu’il y avait sur mon visage face au regard que je portais aux Premières Nations, Métis et Inuits ». (Béatrice)

Ce qu’il nous semble intéressant à repérer ici est la posture de plusieurs étudiants, dont Awa qui affirment que « l’ignorance n’est pas une option ». Regan (2010) explicite clairement dans son ouvrage « Unsettling the settler within » que l’ignorance permet au « parfait étranger » de rester dans sa zone de confort, de ne pas se remettre en cause, ni de remettre en cause le système dominant dont il tire avantage (socialement, économiquement, etc.). La réconciliation passe d’abord par l’écoute, la reconnaissance des voix, savoirs et perspectives autochtones, par un travail continu d’éducation (CVR, 2015 ; Madden, 2019 ; Regan, 2010 ; Tupper et Cappello, 2008). Renvoyant au caractère non verbal de l’Albatross, Awa évoque « les vertus du silence » qui lui ont permis d’appréhender autrement la situation d’apprentissage ; nous amenant ici à faire le lien avec un enseignement partagé en classe par l’aîné Philipp Campiou (présentation orale dans le cadre du cours EDUF225, 7 février 2019) : « le créateur nous a donné deux yeux pour voir, deux oreilles pour écouter, mais une seule bouche pour parler ». À travers cet enseignement traditionnel autochtone, c’est l’écoute et l’humilité qui sont prônées, dans une approche qui nous semble éloignée d’une conceptualisation en didactique des langues et des cultures où la production, les compétences actives sont recherchées à l’aide de descripteurs précis et tangibles (Castellotti, 2017 ; Lemaire, sous presse). Pour Kyla, après exposition aux deux activités présentées ici, « la meilleure façon d’atteindre la réconciliation, c’est d’utiliser mon temps d’étudiante pour approfondir mes connaissances à ce sujet et de m’engager dans des évènements des Premières Nations, des Métis et des Inuits ». L’importance d’un engagement à long terme est ainsi ici mise en évidence. Il nous semble que ce sont ces attitudes (humilité, remise en cause, engagement dans la durée) qu’ils convient d’encourager pour aider les futurs enseignants à se situer comme enseignants alliés (Brown et Ostrove, 2013).

3.3. Penser et (re)penser les rapports entre individu, culture et colonisation : des savoirs pluri-situées

Pour nombre d’auteurs, appréhender les cultures autochtones va de pair avec un processus de décolonisation des savoirs, des sociétés et de l’éducation (Battiste, 2013 ; Corntassel et al., 2009 ; Dion, 2007 ; Smith, 1999). Il s’agit, à travers ce mouvement, de mettre en évidence la manière dont les idéologies coloniales ont défini et définissent toujours en grande partie les systèmes sur lesquels reposent nos sociétés, dont le système éducatif, produisant et reproduisant un certain nombre d’oppressions (Battiste, 2013 ; Madden, 2015). Césaire (1956), rapprochant les revendications des peuples Autochtones et des peuples Noirs, insiste notamment sur le fait que la colonisation « anéantit le potentiel de réalisation des cultures » et introduit des inégalités à long terme.

Presque tous les étudiants originaires d’Afrique établissent ces liens entre colonisation de l’Afrique et colonisation des peuples autochtones, comme l’indiquent ces quelques citations :

« Cela m’a fait replonger totalement dans ma culture. En effet, je viens d’Afrique et j’ai trouvé beaucoup de similitudes entre l’histoire des Premières Nations du Canada et l’histoire de la colonisation des peuples africains par les Européens jusqu’à nos « indépendances. » (Béatrice)

« Pour certains [d’entre nous], ces faits rappelaient exactement ce que les parents ou grands-parents ont vécu dans le passé. Aussi, pour certains pays africains colonisés par les Européens, ils ont subi à peu près les mêmes difficultés. » (Awa)

« La participation à cet exercice [...] m’a fait revisité l’histoire de l’Afrique avant, pendant l’arrivée des Européens et après leur départ. [...] La résistance manifestée par les peuples autochtones du Canada est semblable aux mouvements de décolonisation qui a eu lieu en Afrique. » (Désirée)

« Cela m’a fait penser à la colonisation [...], les colons venaient de force s’installer sur les terres des Noirs et imposer leurs différentes lois. » (Farah)

De manière intéressante, plusieurs étudiants d’origine africaine, soulignent n’avoir jamais fait le parallèle, auparavant, entre l’histoire coloniale de leur pays d’origine et le vécu des Premières Nations, Métis, Inuits. Certains reconnaissent avoir, à leur arrivée, embrasser les stéréotypes négatifs rapidement entendus à l’encontre des Autochtones : un peuple d’alcooliques, de paresseux, d’« assistés », et autres préjugés socioéconomiques et socioculturels du même acabit. Faiza, musulmane, fait aussi des liens entre les discriminations vécues par sa communauté religieuse et celles vécues par les Autochtones :

« Je n’avais jamais vu leur histoire à travers leur vécu à eux. [...] Je me suis mise à leur place, où en tant que membre de la communauté musulmane, une communauté persécutée, jugée et stéréotypée, j’ai eu beaucoup d’empathie et une douleur pour ce qu’ils ont dû subir ».

Un vécu dense a ainsi été partagé en classe et a permis de penser l’impact du colonialisme sur les cultures, les individus et en termes de rapport de pouvoirs à travers des perspectives pluri-situées permettant d’aller d’une vision limitante de l’interculturel où les cultures sont présentées, comparées (non sans risque de folklorisation et d’essentialisation) à une vision des cultures comme endossées certes à un niveau individuel, singulier, mais aussi comme des construits sociétaux, liés à des enjeux de pouvoirs entre les peuples et nations. Certains étudiants ont constaté que, bien que victimes de discriminations eux-mêmes, ils avaient reproduit la violence coloniale à l’égard des Autochtones, se retranchant dans l’ignorance et les stéréotypes. Ces étudiants ont ainsi eu l’occasion de réfléchir au rôle que chacun joue dans la reproduction des systèmes en place, et au rôle qu’ils peuvent endosser comme futurs enseignants.

Conclusion

Loin de jeux de rôles ludiques ou encore pragmatiques courants en didactique des langues et des cultures, notre approche de la réconciliation avec les peuples autochtones, dans la cadre de la formation initiale des enseignants, repose ainsi sur l’utilisation de scénarios permettant aux étudiants de se projeter dans des temps et espaces d’apprentissage singuliers, coupés du contexte académique habituel. Raison, corps, émotions, spiritualité sont convoqués, tel que prôné dans les pédagogies autochtones, et ce pour inciter les participants à déconstruire et reconstruire leur rapport aux cultures (les leurs, celles des autres), inscrivant celles-ci dans leurs dimensions interindividuelles mais aussi collectives et systémiques, interrogeant les rapports de pouvoirs, les privilèges induits, la reproduction de violences et d’oppressions ; interrogeant enfin leur rôle dans ces dynamiques, invitant à se positionner et à agir. Une telle vision de l’éducation interculturelle et de l’éducation pour la réconciliation s’inscrit nécessairement dans un positionnement engagé, militant. Alors que l’Amérique du Nord s’est fortement mobilisée face au racisme et aux violences à l’encontre des populations noires et autochtones en juin 2020, suite notamment à la mort violente de George Floyd aux mains des forces de police, nous posons la question de notre responsabilité, comme universitaire, face aux oppressions systémiques (Beck et Lemaire, 2020). Plus que jamais, l’angélisme en éducation interculturel (Demorgon et al., 1999) ne saurait être de mise dans nos sociétés en crise. La crise écologique, notamment, auquel le XXIe siècle fait face nous invite à explorer plus encore l’apport des savoirs et perspectives autres qu’occidentales dans l’éducation et la recherche d’un mieux vivre ensemble où les notions de cultures, de pouvoirs, d’humanité, de rapport à la nature sont repensées.

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Notes

[1Pendant plus de 160 ans, plus de 150 000 enfants autochtones ont été arrachés à leur famille et placés de force dans des écoles résidentielles (pensionnats) dans un but assimilationniste désormais reconnu par le gouvernement canadien (CVR, 2015).

[2On parlera de perspectives et de recherches indigénistes pour renvoyer à des travaux et prises de positions prises par des auteurs autochtones, en lien avec leurs communautés, représentant leurs savoirs propres (Coghlan et Brydon-Miller, 2014 ; Hart et al., 2017).

[4Ces pratiques sont prises en charge par les facilitateurs et les aînés autochtones. Le smudge est une pratique spirituelle qui peut être traduite par « cérémonie de purification par la fumée » (ATA, 2019, p. 7)

[5Bent Arrow est un organisme à but non lucratif au service des enfants, des jeunes et des familles autochtones, plaçant la culture et sa revitalisation/réappropriation au centre de son action : https://bentarrow.ca/.

[6Les prénoms des étudiants ont été changés pour garantir leur anonymat.

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