Lucie Le Callonnec, « Le développement des compétences interculturelles au moyen du jumelage international dans des universités française et canadienne », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 37(1) | 2021, mis en ligne le 14 février 2021, consulté le 14 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/ripes/3056 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ripes.3056
1. Introduction
Cette recherche met l’accent sur certaines pratiques d’accompagnement pédagogiques qui ont été mises en place par des universités d’accueil canadienne et française en vue de réduire le fossé qui subsiste entre les étudiants locaux et internationaux et de faciliter ainsi l’intégration de ces derniers. Plus précisément, à partir de l’expérience vécue par neuf étudiants internationaux partis étudier à l’Université d’Ottawa, au Canada ou dans l’une des universités de Montpellier, en France et de sept membres de bureaux internationaux canadiens et français, au travers de cet article, nous présenterons et discuterons d’une pratique particulière à savoir le jumelage international qui, pour développer les compétences interculturelles des étudiants internationaux et locaux, prend appui et encourage la collaboration entre ces étudiants. Dès lors, les résultats présentés dans cet article visent à répondre aux questions suivantes : est-ce que le jumelage a permis de réduire le fossé entre les étudiants locaux et internationaux à l’UO et aux UM ? A-t-il permis de développer les compétences interculturelles des étudiants internationaux et locaux et donc, en ce sens, a-t-il facilité l’intégration de ces nouveaux arrivants ?
2. Problématique
Plusieurs études ont démontré que les étudiants ne sont pas égaux lorsqu’ils se trouvent en plein cœur d’un environnement interculturel (Campbell, 2016 ; De Carlo et Diamanti, 2013 ; González-Monteagudo, 2016 ; Murphy-Lejeune, 2001). En effet, à elle seule, la mobilité ne permet pas l’acquisition automatique des compétences interculturelles. Selon Nanaki (2009), le contexte, les conditions de vie, les stratégies adoptées, les capacités d’adaptation, le projet et le parcours antérieur déterminent le déroulement et les effets de l’expérience. Face à cette inégalité des étudiants en matière de capital de mobilité, l’intervention des institutions dans la préparation et la formation des étudiants à l’interculturalité est nécessaire (Anquetil, 2008 ; Dervin, 2017). La formation des étudiants qui se préparent à partir étudier à l’étranger est d’autant plus importante qu’elle leur permettrait d’éviter de s’enfermer dans des stéréotypes dès leur arrivée, d’apprendre à recourir à la médiation avec d’autres cultures et de mieux se préparer au processus d’acculturation (De Carlo et Diamanti, 2013 ; Dervin, 2004). Comme a pu le montrer Papatsiba (2003), pendant leur séjour, les étudiants internationaux « émettent des jugements en restituant les traits communs perçus chez les habitants du pays d’accueil » (p. 139) et tendent à brosser un portrait de cette population à partir de dimensions psychosociales qui seraient construites sur les fondations d’une culture commune. Autrement dit, la singularité de l’habitant de ce pays d’accueil et la variation individuelle qui amène les individus à véhiculer leur(s) culture(s) de différentes façons ne sont pas prises en compte par l’étudiant international au risque que cette généralisation, cette façon de voir l’Autre, ne soit que stéréotypée. Pour reprendre les mots de Dervin (2008), cette représentation d’autrui réduit ce dernier à « une entité exotique, une étrangeté artificielle et parfois simpliste » (p. 46). Or, selon Papatsiba (2003), ces perceptions construites pendant le séjour n’évoluent généralement pas, au moins durant la première année qui suit le retour de l’étudiant dans son pays d’origine. Cette vision de l’autre, et non sa rencontre, nourrit des représentations et un exercice de pouvoir entre les individus qui se côtoient (Dervin, 2008).
Amin (2012) et Dunne (2009) ajoutent que si la rencontre interculturelle a des effets sur l’étudiant international, elle en a également sur l’étudiant local qui peut, lui aussi, avoir une vision restreinte et stéréotypée de l’étudiant international. Bauer (2008), González-Monteagudo (2016) et Nanaki (2009) constatent que l’environnement de l’étudiant international, notamment la population locale, voit ce dernier comme un étudiant peu investi dans ses études, qui préfère faire la fête avec d’autres étudiants internationaux et qui s’exprime avec difficulté dans la langue du pays d’accueil. Or, cette vision est loin de représenter l’intégralité des étudiants internationaux dont certains ne s’identifient ni aux membres, ni aux comportements qui caractérisent ce groupe stéréotypé (Bauer, 2008 ; González-Monteagudo, 2016). Dunne (2009) constate, en fait, que les étudiants de la communauté d’accueil ont un haut niveau d’anxiété vis-à-vis de la différence culturelle et entretiennent ainsi peu de contacts avec les étudiants internationaux. God et Zhang (2018) ajoutent que si les étudiants internationaux estiment qu’il peut être intimidant, stressant et fatigant de communiquer avec les locaux dans la langue du pays d’accueil, pour les étudiants locaux, les différences de langue réduisent leur degré de confort et leur souhait d’interagir avec les étudiants internationaux. De plus, en raison des différences culturelles, « [l]es étudiants ont souvent du mal à se comprendre ou à découvrir des intérêts communs, ce qui rend difficile, pour une conversation, d’aller au-delà du superficiel. Pendant ce temps, aucun groupe n’est fortement motivé pour se rapprocher » (God et Zhang, 2018, p. 2, traduction libre). Enfin, cette motivation à nouer des contacts interculturels est également entachée par le fait que lorsque les étudiants internationaux et locaux interagissent, ils ont tendance à chercher à minimiser leurs différences linguistiques et culturelles (God et Zhang, 2018). Pour ce faire, au lieu d’essayer de négocier un terrain commun dans lequel seraient mises en avant des significations partagées, des normes et des pratiques flexibles adaptées à la communication interculturelle, ils essayent de la faire fonctionner comme une communication intra-culturelle. Ainsi, si les étudiants internationaux et locaux sont conscients des différences linguistiques et culturelles, beaucoup ne sont pas bien préparés aux défis générés par la suite. C’est pourquoi, « tout en essayant de promouvoir les avantages de la communication interculturelle, les universités devraient probablement […] s’efforcer d’établir des normes de communication interculturelle qui libèreraient les étudiants des contraintes intra-culturelles afin de leur permettre de mieux utiliser les stratégies de communication et de bénéficier d’une communication de meilleure qualité » (God et Zhang, 2018, p. 1-16, traduction libre).
En effet, la compétence interculturelle est avant tout le fruit d’un travail personnel impulsé par l’étudiant. Néanmoins, le professeur ou le responsable du programme d’échanges ou du bureau des relations internationales de l’université a la responsabilité de lui servir de guide ou d’accompagnateur pour assurer le développement de ces compétences (De Carlo et Diamanti, 2013 ; Dervin, 2004 ; Dervin, 2017 et Dunne, 2009). Certaines mesures, telles que la mise en place du programme de jumelage international, ont pu être prises dans ce sens par nombre d’universités, notamment au Canada et en France.
3. Cadre conceptuel
Notre recherche s’intéresse au jumelage entre les étudiants internationaux et locaux et, plus particulièrement, au rôle que joue cette pratique dans l’intégration des nouveaux arrivants et dans le développement des compétences interculturelles entre les jumelés. Ainsi, les principaux concepts relevés et présentés dans cette deuxième section sont, tout d’abord, les concepts de communauté d’accueil, d’interculturalité, de compétences interculturelles et, enfin, les concepts d’apprentissage par les pairs et de jumelage.
3.1. Communauté d’accueil, interculturalité et compétences interculturelles
Selon Ward (2001), la communauté d’accueil regroupe les ressortissants d’un pays qui accueille des étrangers. Or, comme le souligne Gouirand (1994), « [l]’accueil est une médiation qui comprend un ensemble d’attitudes, de gestes et de choses qui fait passer une personne ou une idée de l’extérieur à l’intérieur d’un lieu ou d’une communauté, et qui transforme l’étranger en une personne ou une idée, connue et acceptée » (p. 11).
La communauté d’accueil fait parfois l’objet de différentes appellations selon les chercheurs. Par exemple, Berry (2006), Dunne (2009) et Wagner-Guillermou, Tisserant et Bourhis (2013) la mentionnent comme étant le groupe majoritaire dominant dans un espace donné. Autrement dit, c’est le groupe qui possède les éléments culturels propres au pays qui accueille les étudiants internationaux tels que la langue, la pratique religieuse, le mode de vie, etc. Pour parler de cette communauté d’accueil, Bauer (2008) emploie le vocable de communauté autochtone en référence à une population qui est née dans le pays où elle réside. Dans le contexte universitaire, parmi les membres de la communauté d’accueil, on retrouve, notamment, les acteurs de l’université du pays d’accueil à savoir les étudiants et les professeurs locaux, les responsables des programmes d’échanges et les responsables du bureau international. Cependant, comme le souligne Dalley (2003), « [v]ivre l’accueil interculturel exige un compromis de part et d’autre ainsi que la construction d’un espace discursif entre les deux cultures » (p. 68). Ces propos rapportés sur la communauté d’accueil nous incitent à nous attarder sur la notion de culture et, plus particulièrement sur celle d’interculturalité. Comme le font remarquer Raynal et Ferguson (2008), « [o]n habite tous sur la même planète, mais on ne vit pas dans le même monde, ce qui fait notre richesse mais aussi engendre des difficultés pour vivre ensemble » (p. 78). En effet, selon eux : « La culture désigne et détermine les modes de penser, de sentir, de percevoir, de communiquer, d’agir et de produire des objets concrets pour un groupe donné. Elle se compose d’un certain nombre de codes, de symboles, de langues, de mythes, de croyances et de valeurs qui lui donnent [sic] sa morphologie spécifique. L’ensemble de ces éléments constitue un cadre qui formalise notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde extérieur » (p. 85-86).
Dès lors, conditionnant la perception et le vécu des expériences et des situations auxquelles sont confrontées les individus, ces codes nourrissent ce différentiel qui subsiste dans les attentes et dans les interprétations des propos et des comportements que l’on retrouve au cours d’un échange interculturel (DeVoss, Jasken et Hayden, 2002). Par échange interculturel, nous entendons ainsi la rencontre directe entre des individus dont la façon de communiquer (langues, symboles, etc.), les valeurs, les attentes, les perceptions, les comportements, la vision du monde ; en bref, la culture diffère (Reisinger et Dimanche, 2009). Aussi, plus les différences culturelles sont marquées entre les individus, plus les échanges interculturels ont tendance à être difficiles, inefficaces et peuvent conduire à des tensions, des mauvaises interprétations, des incompréhensions qui gèlent toute communication (Dunne, 2009 ; Reisinger et Dimanche, 2009). Pour reprendre les mots de Reisinger et Dimanche (2009), « [l]orsque les différences culturelles sont petites ou insignifiantes, les rencontres interculturelles ne sont pas affectées par les différences culturelles. Cependant, lorsque les différences culturelles sont grandes et significatives, la probabilité que les rencontres interculturelles conduisent à des problèmes et à des conflits culturels est élevée » (p. 211, traduction libre).
Ces pourquoi ces deux chercheurs ont mis en avant l’idée qu’il existe trois types d’échanges interculturels, lesquels dépendent étroitement de l’origine culturelle des individus qui se trouvent au cœur de ces échanges. En effet, selon eux, les rencontres interculturelles ont lieu entre : des individus partageant une culture relativement similaire (rencontre proche de l’intra-culturelle) ; des individus dont les cultures sont différentes mais ces différences sont minimes ou complémentaires ; et des personnes qui ont des origines culturelles différentes et, contrairement au second cas, ces différences sont importantes et incompatibles. Alors que dans les deux premiers types de rencontres, le degré d’interculturalité de la rencontre est plus faible, les individus en contact se comprennent et les échanges sont agréables et efficaces contrairement au troisième type où l’interculturalité est marquée et bloquante aux interactions.
Figure 1. Les différents types d’échanges interculturels
Néanmoins, selon Dervin (2007) et Murphy-Lejeune (2000), dans le cadre d’une mobilité étudiante internationale, l’interculturalité s’apprend et les compétences interculturelles s’acquièrent de trois façons, à savoir par l’observation, par la participation et par la communication explicite. Avant de préciser davantage ces trois méthodes d’apprentissage de l’interculturalité, il nous semble opportun de nous attarder sur cet autre concept mobilisé par notre étude à savoir celui des compétences interculturelles. Eu égard aux travaux de Le Boterf (2000 ; 2002 ; 2013), la compétence ne se résume pas en l’accumulation de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être par un individu, mais plutôt en la capacité de combiner et de mobiliser ces ressources (connaissances, habiletés, expériences, émotions, etc.), puis de les sélectionner et de les organiser de façon pertinente selon le contexte, en vue d’atteindre l’objectif visé. C’est en ce sens que Le Boterf propose de considérer la compétence comme étant un processus dynamique de construction, cette perception permettant de mieux comprendre le mécanisme qui donnera lieu à l’agir compétent. Dans la même veine que Le Boterf, Dervin (2017) défend l’idée que les compétences interculturelles résident dans la capacité des individus à penser et à agir pour eux-mêmes. Pour reprendre les mots de Dervin (2017), les compétences interculturelles reposent sur trois critères essentiels. D’abord, la prise de conscience de l’individu que l’interculturalité est un phénomène complexe et que notre position à son égard est mouvante en ce sens où « influencés par les relations de pouvoir qui nous séparent, nos impressions, nos croyances, nos émotions, nos attitudes, etc. » (p. 10), nous sommes aptes à appliquer nos compétences interculturelles dans certains contextes, avec certains individus, mais pas dans d’autres situations. Il nous faut donc avoir conscience que nous ne pouvons acquérir pleinement les compétences interculturelles. L’interculturalité est un apprentissage qui dure toute la vie et qui s’effectue tout au long de celle-ci. Le second critère sur lequel reposent les compétences interculturelles est la nécessité de reconnaître, de présenter, de défendre et de négocier les identités plurielles des individus en présence, c’est-à-dire les nôtres et celles des autres. Enfin, les compétences interculturelles renvoient au besoin de « permettre à chacun [de nous] de [nous] sentir plus ou moins à l’aise dans nos interactions avec eux » (Dervin, 2017, p. 30). Or, pour ce faire, il nous faut prendre le temps d’interagir avec l’Autre, de nous écouter nous-même et d’accepter que, parfois, l’expérience interculturelle peut être un échec.
Aussi, pour en revenir aux trois méthodes d’apprentissage de l’interculturalité proposées par Dervin (2007) et Murphy-Lejeune (2000), l’observation, qui est la technique d’apprentissage dominante au début du séjour, implique, de la part de l’étudiant, la formulation d’hypothèses, de déductions et de considérations personnelles. Mais dans cette forme d’apprentissage, celui-ci a tendance à s’isoler. La participation sous-entend de passer à l’action et d’interagir, souvent de façon expérimentale. En effet, dans cette seconde forme d’apprentissage, l’étudiant expérimente divers comportements et évalue leur validité à partir des réactions de ses hôtes. Comme le souligne Murphy-Lejeune (2002), « [l]es formes de participation vont de formes minimales, telles que les transactions commerciales dans les magasins pour survivre, à des formes plus complexes, telles que l’adoption de rôles habituellement occupés par des autochtones, par exemple en tant qu’enseignants » (p. 164, traduction libre). Enfin, la communication avec les locaux et les autres étrangers constitue la troisième forme d’apprentissage de l’interculturalité. Celle-ci devrait s’opérer, généralement, dans « la langue de la culture nationale cible » (Dervin, 2007, p. 26) et implique donc de tenir compte des connaissances linguistiques des étudiants internationaux, de leurs motivations, de la politique linguistique dans la culture cible, de leurs capitaux sociaux (Dervin, 2007). Il ressort de ce troisième mode d’apprentissage de l’interculturalité que la langue montre, indéniablement, « un caractère vital dans la vie à l’étranger » (Murphy-Lejeune, 2002, p. 164, traduction libre).
3.2. L’apprentissage par les pairs et le jumelage
Afin de répondre au problème d’intégration des étudiants internationaux à la communauté étudiante locale et d’optimiser le développement des compétences interculturelles en leur sein, certaines universités ont avancé une solution qui repose sur la pratique pédagogique de l’apprentissage par les pairs, aussi appelée l’apprentissage coopératif, une pratique développée par Mazur auprès d’étudiants nord-américains. Il s’agit de pratiques pédagogiques dans lesquelles les étudiants interagissent entre eux en vue d’atteindre un objectif commun tant sur le plan cognitif qu’affectif (Lefebvre et Deaudelin, 2001). Les connaissances sont ainsi activement coconstruites par les étudiants. Aussi, comme ont pu le souligner plusieurs études, les apprentissages effectués via cette pratique pédagogique se révèlent être supérieurs à ceux faits individuellement car, en plus de favoriser les interactions entre ces derniers, cette pratique pédagogique influence positivement leur motivation et la qualité de leurs apprentissages scolaires (Buchs, 2008 ; Garrett, 1998 ; Johnson et Johnson, 1989). Dans notre recherche, la pratique d’apprentissage par les pairs pour laquelle ont, essentiellement, opté les universités d’Ottawa et de Montpellier, a pris la forme d’un jumelage (aussi appelé parrainage) entre les étudiants internationaux et les étudiants locaux. Comme le souligne Martin (2002), à l’instar du mentorat, le jumelage a un début, un déroulement et une fin, bien que, parfois, selon plusieurs facteurs circonstanciels et d’affinités qui unissent les jumelés, la durée peut fluctuer. Par ailleurs, « la relation de jumelage comporte une dimension d’apprentissage dans la poursuite de son objectif d’aider le nouvel arrivant à progresser rapidement dans son insertion sociale et son adaptation à la société [canadienne]. En ce sens, la relation de jumelage est […] asymétrique et se départit difficilement de cette caractéristique » (Martin, 2002, p. 83).
Cependant, Martin (2002) ajoute que si, généralement, les objectifs d’apprentissage ne sont pas clairement établis dans l’esprit des jumelés, l’intention de développer une relation d’amitié qui, souvent, habite ces derniers, pourrait conduire à une relation symétrique empreinte de réciprocité. Il est à noter que chacun d’eux joue le rôle de passeur. L’étudiant local, lui, en tant que parrain ou marraine, partage avec le nouvel arrivant ses connaissances, ses valeurs, les normes culturelles et les us et coutumes de son pays. L’étudiant international (le/la filleul[e]), quant à lui, s’ouvre à l’étudiant local en lui donnant des informations sur lui et sur son pays d’origine. En définitive, « [l]a relation de jumelage est donc une rencontre interpersonnelle, produite et reproduite qui s’échelonne dans le temps de façon non déterminée, et se transforme. Une interrelation qui procure l’occasion d’échanger et de découvrir l’autre dans l’espace relationnel informel » (Martin, 2002, p. 84).
4. Méthodologie
Rappelons que cette étude s’intéresse à l’intégration et au développement des compétences interculturelles des étudiants internationaux et locaux via la pratique pédagogique de l’apprentissage par les pairs. Aussi, pour comprendre ce phénomène social, notre recherche s’inscrit dans une posture constructiviste et suit une démarche qualitative. Menée sur les territoires français et canadien, cette étude de cas présente des données collectées auprès de 16 participants (9 étudiants internationaux et 7 responsables de bureaux internationaux) rattachés à deux universités à savoir, d’une part, les universités de Montpellier, c’est à dire l’Université de Montpellier [1] et l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 [2]. Ces universités étant complémentaires au plan des disciplines enseignées, elles font partie d’un même ensemble que nous appelons les UM. D’autre part, nous nous intéressons à l’Université d’Ottawa que nous appelons l’UO, qui, elle, inclut une diversité de disciplines autant scientifiques que sociales enseignées dans l’une ou l’autre des deux langues officielles du pays, soit le français et l’anglais. Après avoir obtenu l’aval du comité d’éthique de l’Université d’Ottawa (obligatoire dans les universités et centres de recherche canadiens), nous avons invité, via les réseaux sociaux et les bureaux internationaux des UM et de l’UO, les étudiants internationaux de ces institutions à participer à notre recherche sur la base des critères suivants :
– Être un étudiant international (c’est-à-dire un étudiant inscrit dans une institution pour compléter un programme : baccalauréat/licence, maîtrise/master, doctorat) ou un étudiant inscrit dans un programme d’échanges pour une session/un semestre ou une année universitaire [3]
– Être capable de s’exprimer en français
Dans la mesure où nous souhaitions effectuer un suivi du cheminement culturel de l’étudiant et évoquer avec lui son expérience en mobilité dans son intégralité (c’est-à-dire avant, pendant et après son séjour à l’étranger), d’autres critères ont été précisés :
– L’étudiant inscrit dans une institution pour compléter un programme devait avoir entamé la dernière année de son cursus et le terminer dans l’année en cours
– Celui-ci devait retourner dans son pays d’origine une fois le diplôme en poche
– L’étudiant devait accepter de contribuer à l’intégralité de la recherche en participant à deux entrevues pendant son séjour et en répondant à un questionnaire une fois de retour dans son pays d’origine
Ainsi, 9 étudiants internationaux (5 à l’UO et 4 aux UM) répondant aux critères de sélection ont accepté de participer (leur profil est présenté dans le tableau 1 ci-dessous). Il est à noter que ce groupe de participants est constitué exclusivement de femmes âgées de 20 à 30 ans au moment de la collecte de données. Aussi, à l’exception des étudiantes de l’UO pour lesquelles le français est la langue maternelle, pour les quatre autres participantes, le français est leur deuxième ou leur troisième langue.
Outre les étudiants internationaux, afin d’apporter un autre regard à l’expérience en mobilité estudiantine, nous avons également donné la parole à quelques personnes travaillant au sein des bureaux internationaux (BI) de l’UO et des UM. Si certains d’entre eux ont la possibilité d’évoquer l’expérience internationale avec une certaine proximité issue de leurs contacts directs, intimes et continus avec les étudiants internationaux, d’autres sont plus à même de nous fournir une vision générale et organisationnelle de l’expérience internationale et des dispositifs mis en place pour intégrer ces étudiants et développer leurs compétences interculturelles. Aussi, à l’instar des étudiants internationaux, une lettre d’invitation a été envoyée par courrier électronique à tous les membres des BI de ces deux institutions. En plus de travailler pour un BI, il leur était demandé de pouvoir s’exprimer en français pour participer à l’étude. Dès lors, 3 membres du BI de l’UO et 4 des UM ont accepté de participer (leur profil est présenté dans le tableau 2 ci-dessous). Pour trois de ces participants, travailler pour le BI est une tâche annexe à leur activité principale (étudiants et professeur).
Comme nous l’avons mentionné plus tôt, les 9 étudiants internationaux ont participé individuellement à deux entrevues semi-dirigées en personne ou en vidéoconférence : une au début de l’année scolaire (soit dès leur arrivée au Canada pour les étudiants de l’UO, soit, en raison de difficultés rencontrées lors de leur recrutement, quelques mois après leur arrivée pour les étudiants des UM). Durant cette entrevue, ils nous ont fait part de leur vécu et de leurs impressions à l’égard de leur expérience en mobilité avant et au début du séjour ; une deuxième entrevue a été menée à la fin du séjour, durant laquelle ils ont dressé un bilan de leur expérience et partagé leurs impressions à propos de leur retour dans leur pays d’origine. Enfin, un mois après être retourné dans leur pays d’origine, les étudiants ont répondu à un court questionnaire portant sur leur expérience du retour. Ceux-ci devaient répondre à 8 questions dont 5 étaient fermées et reposaient : sur des questions par ordre de rang qui invitaient le répondant à classer ses réponses par ordre d’importance ; sur des questions à énumération graphique où le participant indiquait son appréciation à l’égard d’un énoncé sur une échelle bipolaire allant de 0 à 10 ; enfin, sur des listes de pointage où le répondant devait effectuer un choix parmi une liste d’énoncés.
Les sept membres des BI ont, quant à eux, participé à une entrevue individuelle semi-dirigée en face-à-face durant laquelle nous les questionnions sur la façon dont ils percevaient l’expérience vécue par les étudiants internationaux avant, pendant et après leur séjour au Canada ou en France. Les participants sont ainsi amenés à parler des pratiques pédagogiques d’accompagnement proposées aux étudiants durant ces trois étapes et de celles qui mériteraient d’être améliorées. Ces questions les conduisent également à partager avec nous leur perception de l’expérience estudiantine à partir de ce qu’ils voient ou de ce que leur racontent les étudiants internationaux et locaux qu’ils côtoient mais aussi de leur ressenti et de leurs expériences personnels.
In fine, toutes les entrevues ont été retranscrites dans leur intégralité puis analysées via le logiciel d’analyse qualitative NVivo selon une logique inductive modérée (Savoie-Zajc, 2011). Les questions posées à travers le questionnaire portant sur l’expérience du retour ont été, quant à elles, entièrement incorporées à l’analyse des entrevues. À l’instar des entrevues, elles ont donc fait l’objet d’une codification préalablement établie à partir de notre corpus théorique qui, au fur et à mesure que nous avancions dans notre analyse, a été révisée à travers NVivo. En effet, de nouveaux codes ont été créés, souvent à partir des mots et expressions employés par les participants (codes in vivo). Les questions fermées ont également fait l’objet d’une analyse statistique descriptive complémentaire qui nous a permis de décrire et de résumer nos données brutes via des tests statistiques. Nous avons ensuite créé une distribution de fréquences, c’est-à-dire que nous avons organisé et classé ces données sous la forme de graphiques réalisés via le logiciel Excel pour en faciliter la lecture et la compréhension.
5. Présentation des résultats
Dans cette section, les résultats portant sur le processus d’intégration à la communauté étudiante locale via le programme de jumelage international à l’UO et aux UM sont présentés dans un premier temps. Dans un deuxième temps, les compétences acquises par les étudiantes internationales pendant leur séjour sont mises en évidence.
5.1. L’intégration des étudiants internationaux à la communauté étudiante locale via le jumelage international à l’UO et aux UM
Lorsqu’il a été demandé aux 9 étudiantes si elles avaient connaissance du programme de jumelage proposé par leur institution d’accueil avant d’arriver au Canada ou en France et si elles avaient souhaité en bénéficier, 7 ont affirmé avoir eu connaissance de l’existence de ce programme (5 à l’UO, 2 aux UM) et, parmi ces 7 étudiantes, 6 ont déclaré avoir souhaité y prendre part (5 à l’UO, 1 aux UM). Les deux sous-sections suivantes présentent ainsi ce programme à l’UO et dans les UM en prenant appui sur l’expérience des participantes.
5.1.1. Le jumelage à l’UO : un second souffle donné à ce programme
Rendu officiel en 2013, le programme de jumelage est offert par le BI de l’UO à tous les étudiants internationaux nouvellement admis et ce, quel que soit leur cycle (baccalauréat, maîtrise et doctorat). Ceux-ci sont parrainés par un étudiant canadien ou international (qui étudie à l’UO depuis au moins deux trimestres) de deuxième, troisième ou quatrième année, qui s’est engagé à être disponible et à garder le contact avec son filleul durant un trimestre, et à participer à une formation obligatoire avant le début du trimestre. L’objectif visé par la mise en place de ce programme est triple : améliorer les compétences linguistiques ; aider les étudiants locaux qui reviennent d’un échange à l’étranger à atténuer les effets du choc culturel du retour en leur permettant de partager avec les étudiants internationaux leur propre expérience ; développer la rencontre interculturelle (Université d’Ottawa, s.d.). Il est à noter qu’à plusieurs reprises, les étudiantes de l’UO insistent sur ce dernier objectif durant les entrevues. En effet, toutes cherchaient à entretenir durablement des relations avec des étudiants locaux pour s’intégrer plus facilement et développer leurs compétences interculturelles. Néanmoins, à l’exception de Charlotte qui s’est liée d’amitié avec sa marraine une année durant (jusqu’à ce que sa marraine quitte l’établissement), pour les quatre autres participantes le jumelage a été écourté, voire inexistant. Deux d’entre elles, ont rencontré une fois leur marraine au début de l’année, l’une d’elles a échangé quelques messages téléphoniques avec sa marraine et la dernière n’a jamais eu de retour de son parrain. Selon elles, c’est principalement, premièrement, par manque de temps de la part du parrain qui a son groupe d’amis et sa vie déjà établie à Ottawa et, deuxièmement, par manque de temps de leur part. Celles-ci soulignent être très occupées par leurs sorties, par leur installation et par leurs nouveaux amis.
Pour s’inscrire au programme, l’étudiant remplit un formulaire dans lequel il donne des précisions quant au profil du parrain ou du filleul souhaité. Les paires sont ainsi créées selon un algorithme qui prend appui sur divers critères tels que le pays d’origine, la langue, les centres d’intérêt, la faculté d’attache et le niveau d’études. Pour certaines participantes, ces critères avaient peu d’importance et elles préféraient laisser le hasard décider de leur jumelage en ne cochant aucune attente particulière quant à leur parrain. En revanche, pour l’une d’elles, il était primordial de partager les mêmes centres d’intérêt et d’étudier dans la même discipline. Ces deux critères n’ayant pas été remplis, elle a préféré ne pas s’investir dans une relation avec sa marraine. A contrario, Charlotte, qui partageait une passion commune (la natation synchronisée) avec sa marraine, s’est vue invitée par cette dernière à intégrer le club de natation de l’université. Durant les entrevues, Léna et Maxime ont déclaré être conscients de ces « petits pépins » (Léna) dans la création des paires et précisent qu’il arrive, parfois, que l’étudiant international contacte le bureau et demande à changer de parrain. Le BI répond alors favorablement à sa demande s’il dispose de suffisamment de bénévoles.
Selon Léna, l’engouement pour ce programme est tel que, chaque année, plus de 1400 étudiants s’y inscrivent. Néanmoins, la mise en place en 2018 d’un nouveau programme intitulé uOGlobal, pourrait donner un second souffle au programme de jumelage selon Léna et Maxime. Durant cette formation, les étudiants internationaux et locaux sont amenés à échanger et à participer, ensemble, à des activités internationales, à des ateliers qui les amènent à réfléchir à leur propre culture et à celle des autres, à les sensibiliser sur l’interculturalité, à comprendre et à accepter les divergences d’opinion entre les individus appartenant à des cultures différentes ou similaires. Basée sur le principe du volontariat, il s’agit d’une formation non académique qui découle, non pas sur l’obtention d’une note ni de crédits, mais sur la délivrance d’une attestation indiquant sur leur relevé de notes qu’ils ont participé à ce programme. Cette formation, ouverte à tous les étudiants de l’UO, a attiré, en 2018, 200 étudiants puis 300 l’année suivante. Or, il s’avère que le programme de jumelage a été intégré à cette nouvelle formation en ce sens où celui-ci est, pour les étudiants qui participent à uOGlobal, une activité obligatoire. « Les étudiants qui font uOGlobal ils ont cette ouverture d’esprit, la formation, la réflexion, l’encadrement. C’est eux qui vont rencontrer et être jumelés avec les étudiants. [Cela devrait ainsi] augmenter la qualité du jumelage et du programme » (Léna). D’autant plus que, comme le fait remarquer la participante, le plan de communication pour ce nouveau programme est inédit car il est de grande ampleur.
5.1.2. Le jumelage dans les UM : un programme nébuleux
À la différence de l’UO, il n’existe pas, dans les UM, un seul BI qui chapeaute l’intégration des étudiants à la communauté d’accueil. Ce sont principalement les facultés elles-mêmes qui se chargent de leurs propres étudiants, amenant celles-ci à déployer chacune un BI dans ses locaux. Ainsi, dans la mesure où Luke, Solène, Victor et Alice travaillent pour des facultés différentes, ceux-ci ont pu témoigner du fonctionnement interne de quatre BI différents. Outre la fragmentation des BI, les UM font partie d’une communauté réunissant des universités et établissements de la région appelée ComUE LR-Universités [Communauté d’universités et établissements-Languedoc-Roussillon Universités]. Cherchant à favoriser le dialogue et la concertation entre ces institutions, cet organisme a pour objectif premier de « faciliter l’émergence et la mise en place d’actions communes » (Halbout, s.d., p. 1). Or, parmi ces actions communes, se trouve le programme de parrainage international. En effet, comme le soulignent Alice et Solène, leurs facultés n’offrent aucun programme de jumelage direct étant donné que c’est la ComUE qui a la charge de cette pratique. Ainsi, depuis 2011, celui-ci a permis à 2 600 parrains d’accueillir plus de 5 900 filleuls venant de 90 pays différents (ComUE Languedoc-Roussillon Universités, 2020).
Le parrain, étudiant français ou étranger (qui étudie depuis au moins une année dans l’établissement d’accueil), doit parler français et avoir des compétences linguistiques en anglais et/ou espagnol. Il est attendu de lui qu’il soit disponible les premiers mois suivant l’arrivée de l’étudiant international et qu’il accueille et accompagne son filleul durant un trimestre (ComUE Languedoc-Roussillon Universités, 2019). Ce dernier point a fait défaut à Sofia, la seule participante des UM à s’être inscrite à ce programme étant donné qu’elle a rencontré sa marraine un mois après la rentrée scolaire. En effet, étudiant dans une autre discipline, la rentrée n’avait pas eu lieu en même temps pour les deux étudiantes. Sofia avait donc déjà effectué toutes les démarches administratives nécessaires et découvert la vie à Montpellier grâce, principalement, à son tuteur Erasmus qui l’a épaulée dès son arrivée. Elle s’est aussi inscrite dans une association Erasmus qui lui a permis de faire des rencontres et des activités diverses dans la ville. Ses échanges avec sa marraine ne sont donc pas allés au-delà de cette rencontre. Pour les trois autres participantes, une avait connaissance de ce programme, mais ne souhaitait pas y participer parce que, d’une part, à son arrivée, elle était accompagnée par un parent qui l’a aidée à s’installer et, d’autre part, comme elle était originaire d’un pays européen limitrophe, elle retrouvait certaines similarités dans le fonctionnement de ces deux pays et estimait qu’il était facile d’effectuer toutes ses démarches seule. Les deux dernières participantes n’étaient pas au courant que ce dispositif existait. Alors que l’une d’elles regrettait de ne pas avoir pu participer à ce programme auquel elle participait dans son pays d’origine, l’autre, dont l’objectif était de se focaliser uniquement sur ses études, ne ressentait aucun besoin d’être jumelée.
Bien que la mise en place du programme de jumelage ne soit pas de leur ressort, certains participants des BI tels que Victor et Alice n’hésitent pas à prendre des initiatives personnelles en matière de jumelage. Alice, par exemple, a créé un groupe Facebook sur lequel s’inscrivent les étudiants internationaux avant d’arriver et les étudiants sortants de sa faculté (c’est-à-dire les étudiants Français qui partent étudier à l’étranger). Elle demande à chacun de se présenter et les met en contact selon les destinations et pays d’origine de chacun. Dans le même ordre d’idées, Victor, de par sa double casquette de professeur et de directeur pédagogique au BI, tente, quant à lui, de mettre en place un système de jumelage à distance entre les étudiants de son établissement (c’est-à-dire locaux et internationaux) et des étudiants d’une université étrangère via la création d’un diplôme hybride d’apprentissage du français langue étrangère (FLE). Selon lui, la mise en place de ce jumelage virtuel encouragera et développera les contacts et les échanges interculturels.
5.2. L’intégration à la communauté étudiante locale et les compétences interculturelles acquises pendant le séjour
Bien que pour la majorité des participantes le jumelage fut écourté ou inexistant, celles-ci ont néanmoins souligné au cours des entrevues et du questionnaire, avoir acquis des compétences culturelles durant leur séjour. En effet, comme nous allons le voir dans cette section, leur séjour leur a permis de nourrir leur capital de mobilité en portant un nouveau regard sur elles-mêmes et sur leurs comportements vis-à-vis d’autrui, sur les étudiants locaux, sur les étudiants internationaux et sur les échanges interculturels qu’ils peuvent entretenir. En ce sens, elles soulignent avoir pris de conscience de leur rôle en tant que passeurs de culture et envisagent ainsi de s’impliquer davantage dans l’intégration des étudiants internationaux une fois de retour dans leur pays d’origine.
Huit des participantes ont mis l’accent sur le fait que leurs expériences internationales antérieures, c’est-à-dire leurs précédents séjours à l’étranger (tourisme, bénévolat, séjour linguistique, études) ou l’implication de leur famille dans la mobilité internationale (accueil d’étudiants ou de travailleurs étrangers au domicile, membres de la famille résidant à l’étranger), leur ont permis d’appréhender plus aisément leur séjour en France ou au Canada puisqu’elles avaient déjà été au contact d’un environnement interculturel. Aussi, outre la richesse de leur capital culturel, à l’exception de Romane, originaire d’Haïti, pour qui il s’agissait d’un défi majeur, celles-ci étaient rassurées à l’idée d’étudier dans un pays occidental dans lequel elles retrouvaient des pans de leur culture d’origine. Autrement dit, elles voyaient dans cette expérience une occasion de vivre l’interculturalité tout en conservant une zone de confort. Néanmoins, malgré ce sentiment et cette compétence interculturelle acquise par le passé, elles ont entretenu peu d’échanges avec les étudiants locaux durant l’année. En effet, en dehors de la salle de classe et de leur logement, les interactions entre elles et les locaux étaient quasi-inexistantes. La plupart soulignent avoir déployé plusieurs stratégies d’intégration telles que le jumelage et la participation à des activités sociales en début d’année pour se lier d’amitié avec des étudiants locaux, mais en vain. Ce sont principalement avec d’autres étudiants internationaux et, essentiellement, avec des étudiants de leur pays d’origine qu’elles ont noué des relations d’amitié. Quand il leur a été demandé, lors de la deuxième entrevue, comment elles avaient vécu leur intégration à la communauté locale et d’évaluer celle-ci sur une échelle de 1 à 5, la moyenne obtenue a été de 3,5. En effet, pour les étudiantes de l’UO, si elles ont reçu un accueil agréable, 4 d’entre elles ont mis en avant le caractère superficiel de ces relations. Selon elles, en plus d’être renfermés sur eux-mêmes, il est difficile de créer des relations solides et durables avec les étudiants canadiens. Pour certaines étudiantes des UM, leur note est attribuée principalement au fait que la différence culturelle était plus marquée qu’elles ne le pensaient au départ et au manque d’efforts des étudiants français à communiquer avec elles en français. Ceux-ci auraient eu tendance à échanger avec elles en anglais quand bien même celles-ci voulaient développer leurs compétences linguistiques en français. Néanmoins, à la fin de leur séjour, à l’exception de Charlotte qui, pourtant, est celle qui semble avoir le plus bénéficié du programme de jumelage international, aucune participante ne garde de rancœur ou n’a dépeint une image négative de l’étudiant local durant les entrevues. Au contraire, plusieurs ont souligné comprendre leur distanciation avec les étudiants internationaux et, notamment, avec leurs parrains, puisqu’elles disaient faire la même chose dans leur pays d’accueil avec les nouveaux arrivants. En ce sens, le jumelage les a, indirectement, incitées à porter un autre regard sur les étudiants locaux et à passer outre leurs comportements distants envers les internationaux. Cela leur a permis de prendre conscience des difficultés d’intégration que peuvent vivre les étudiants internationaux dans leur pays d’origine. C’est pourquoi plusieurs d’entre elles ont pour objectif de s’investir, à leur retour dans leur pays d’origine, dans un programme de jumelage ou dans des associations pour venir en aide aux étudiants internationaux nouvellement arrivés dans leur faculté. Chacune d’elles considère être ressortie grandie de cette expérience. Elles se disent être capables d’affronter des épreuves qu’elles n’auraient pas forcément réussi à surmonter par le passé (voyager et vivre seule à l’étranger, communiquer dans une langue étrangère avec une personne d’une autre culture par exemples). Ainsi, si de tels changements les ont conduites à rectifier leur comportement à l’égard de l’Autre, c’est grâce à eux qu’elles se déclarent désormais aptes à accompagner d’autres étudiants internationaux durant leur séjour.
6. Discussion
En définitive, est-ce que le jumelage a permis de réduire ce fossé qui subsiste entre les étudiants locaux et internationaux à l’UO et aux UM ? A-t-il permis de développer les compétences interculturelles des étudiants internationaux et locaux et donc, en ce sens, a-t-il facilité l’intégration de ces nouveaux arrivants ? L’expérience vécue et contée par ces 9 étudiants internationaux et le témoignage rapporté par les 7 membres des BI laissent entendre que le fossé entre les étudiants internationaux et locaux persiste, mais que, malgré cela, le jumelage international a permis, néanmoins, de nourrir les compétences interculturelles de certaines participantes.
6.1. Un fossé qui persiste entre les étudiants internationaux et les étudiants locaux
Au regard des témoignages apportés par les étudiantes internationales interrogées, il apparaît que, malgré la participation au programme de jumelage, il y a eu peu de rapprochement entre elles et les étudiants locaux durant leur séjour. Pourtant, celles ayant bénéficié du programme de jumelage ont montré un engouement pour cette pratique à leur arrivée dans le pays d’accueil. Il est à noter qu’à l’exception de Romane, toutes cherchaient le contact avec les locaux. Dès lors, pour celles ayant bénéficié du programme de jumelage, ce dernier était la clé pour découvrir leur nouveau milieu et s’intégrer plus facilement à l’université et à la ville d’accueil, pour rencontrer des locaux ou, tout simplement, pour avoir une épaule sur laquelle s’appuyer au début du séjour, lorsque l’adaptation au nouvel environnement interculturel était difficile. Pourtant, malgré ce désir apparent d’établir une relation d’amitié durable, le jumelage était court (voire inexistante) et ponctuel dans le sens où elles estimaient avoir eu besoin de soutien à un moment précis de leur séjour, à savoir à leur arrivée dans le pays d’accueil. Ainsi, soit parce qu’elles s’étaient déjà créé un groupe d’amis, soit parce que le parrain était absent ou peu présent, les services de ce dernier n’étaient plus requis par la suite. Autrement dit, elles se sont adaptées à leur nouvel environnement interculturel par leurs propres moyens et ne ressentaient plus le besoin d’être parrainées. Or, dans leurs travaux, Guillot et Deraîche (2019) constatent que le jumelage interculturel n’est efficient qu’à condition qu’il ne soit pas ponctuel mais pérenne. Aussi, à l’instar de De Carlo et Diamanti (2013), Dervin (2004 ; 2017) et Dunne (2009) qui défendent l’idée que le professeur ou le responsable du programme d’échanges ou du bureau des relations internationales de l’université doit servir de guide ou d’accompagnateur aux étudiants pour que ces derniers puissent développer leurs compétences interculturelles, Guillot et Deraîche (2019) ajoutent que, pour ce faire, il est indispensable que l’institution accorde un soutien pour assurer cette pérennité et alimenter la motivation des étudiants à son égard. Il semblerait que dans le cas de nos participantes, ce critère n’ait pas été satisfait puisque, en n’entretenant pas d’échanges avec le filleul, les parrains n’auraient pas répondu aux attentes de leur université à l’égard du rôle qu’ils doivent jouer. Cela laisserait donc sous-entendre que ce soutien institutionnel était absent, creusant ainsi un peu plus le fossé entre les participantes et les étudiants locaux.
Comme nous l’avons souligné plus tôt, Dervin (2017) défend l’idée que l’acquisition et le développement des compétences interculturelles des étudiants sont avant tout le fruit d’un accompagnement institutionnel. En effet, selon le chercheur, il est impératif que les universités d’accueil ou d’origine offrent aux étudiants une formation interculturelle au cours de laquelle l’étudiant est amené à s’interroger de façon critique et réflexive sur lui-même, sur l’Autre et sur l’interculturalité dans le cadre d’une mobilité. Si cela semble moins apparent dans les UM, les démarches effectuées par l’UO semblent s’inscrire dans cette optique lorsqu’elle insère, d’une part, le jumelage dans un programme de formation à l’interculturalité tel que l’uOGlobal et exige, d’autre part, de ses parrains, qu’ils suivent une formation obligatoire avant le début du semestre pour mieux appréhender leurs fonctions de passeurs de cultures (Martin, 2002 ; Pleyers et Guillaume, 2008). En revanche, quand bien même une telle formation aiderait l’étudiant international à mieux se préparer au processus d’acculturation (De Carlo et Diamanti, 2013 ; Dervin, 2004), si l’UO impose cette formation aux étudiants locaux, les étudiants internationaux en sont dispensés, ce qui peut renforcer ce déséquilibre en matière de compétences interculturelles entre les étudiants locaux et internationaux. Par ailleurs, comme le fait remarquer l’une de nos participantes, le défi est tel que des programmes comme celui du jumelage attirent une minorité d’étudiants locaux. Ce sont principalement ceux qui ont un capital de mobilité riche, qui reviennent d’une expérience étudiante à l’étranger ou qui envisagent de partir à l’étranger qui s’impliquent dans ces programmes. C’est pourquoi plusieurs membres des BI ont émis le souhait de sensibiliser davantage ces futurs passeurs de culture éventuels à travers des campagnes de communication au sein de leur institution (par exemples, faire de la publicité de masse pour ces programmes internationaux et mobiliser les professeurs pour qu’ils en fassent la promotion pendant leurs cours). Néanmoins, comme le font remarquer les participants des BI des UM, étant donné que la gestion du programme de jumelage leur échappe, il leur est difficile de comprendre pleinement le fonctionnement de ce programme et d’en faire ainsi la promotion auprès de leurs étudiants.
Nous avons également souligné au travers de nos résultats que les UO et UM offrent aux étudiants internationaux différents services pour faciliter leur intégration à la communauté étudiante locale. Cependant, la multiplication des services aurait tendance à faire ombrage, finalement, au programme de jumelage. Comme le souligne Sofia, le fait de s’être inscrite à une association étudiante destinée aux étudiants internationaux, mais, surtout, d’être accompagnée toute l’année par un tuteur, lui ont permis de s’intégrer à son environnement interculturel et l’ont ainsi amenée à renoncer au programme de jumelage. En somme, ce n’est pas par le biais de ce dernier qu’elle a réduit ce fossé entre elle et la communauté étudiante locale.
6.2. Intégration et acquisition des compétences interculturelles sous l’impulsion du jumelage international
Charlotte est la seule participante à s’être sentie intégrée à son environnement interculturel dès son arrivée, grâce, notamment, à sa marraine qui l’a invitée à participer au club de natation de l’UO. Or, contrairement aux autres paires, une passion commune unissait les deux jumelées à savoir la natation synchronisée. En effet, les encouragements de sa marraine lui ont donné l’impulsion dont elle avait besoin pour intégrer le club de natation de l’université et rencontrer d’autres étudiants locaux. Ce constat fait écho aux travaux de God et Zhang (2018) que nous évoquions plus tôt et qui laissent entendre que, sur la base de la différence culturelle, les étudiants ont souvent des difficultés à se comprendre et à trouver des intérêts communs, ce qui les conduit à entretenir des conversations de l’ordre du superficiel et à ne pas chercher à découvrir l’Autre davantage. Il est envisageable de penser que la rencontre entre certaines participantes et leurs marraines n’ait pas été « concluante » car elles ne se sont découvert aucun atome crochu contrairement à Charlotte et sa marraine. Cela peut également expliquer le fait que les 6 participantes qui ont participé à ce programme se sont finalement rapprochées davantage des autres étudiants internationaux, mais, principalement, d’étudiants ayant les mêmes origines qu’elles, avec lesquels elles considéraient partager plus de points communs. Comme le soutiennent Paquin et Hock (2014), les étudiants d’une même culture auraient tendance à se regrouper et à rester entre eux au profit des échanges intra-culturels. Pour illustration, dans son étude portant sur les étudiants en mobilité, Dunne (2009) a constaté que les deux critères qui créaient cette « similarité » entre les étudiants internationaux et les incitaient à rester entre eux étaient l’âge et la nationalité. Ainsi, en plus de partager des points communs avec des étudiants qui ont la même culture qu’eux, le comportement homophile des étudiants internationaux est étroitement associé au caractère facilitant de la communication qu’ils entretiennent avec ces étudiants et au caractère sécurisant que représentent ces échanges intra-culturels (Dunne, 2009). Néanmoins, si durant leur séjour la plupart d’entre elles se sont investies exclusivement dans des relations avec des étudiants ayant les mêmes origines qu’elles et avec d’autres étudiants internationaux, il n’en demeure pas moins qu’elles ont pris sur elles pour s’ouvrir à eux, développer des compétences interculturelles et vivre une expérience positive auprès de ces étudiants. En effet, participer à des activités sociales avec des inconnus, s’inscrire sur des réseaux sociaux pour rencontrer d’autres étudiants, parler dans une autre langue sont autant de défis qu’elles n’avaient pas l’habitude de rencontrer dans leur pays d’origine, mais que les étudiantes disent avoir dû relever durant leur séjour pour s’intégrer à leur environnement interculturel. Rappelons que l’individu est plus à même d’appliquer et de développer ses compétences interculturelles dans certains contextes et avec certains individus que dans d’autres situations, comme cela a pu être le cas des participantes (Dervin, 2017). Cependant, leurs efforts pour s’intégrer à la communauté locale n’auront pas été vains. Rappelons que, selon Dervin (2017), l’apprentissage interculturel nécessite de la part de l’individu qu’il écoute l’Autre, mais également lui-même et accepte que son expérience interculturelle soit un échec (ce qui a été le cas des cinq participantes avec leurs parrains). Or, d’un point de vue personnel, à la fin de leur séjour, les neuf participantes ont souligné les bienfaits d’avoir été immergées dans une autre culture et d’avoir découvert un nouveau mode de vie. Elles se sentent aujourd’hui plus autonomes et plus fortes pour affronter les épreuves qu’elles rencontreront dans le futur. Aussi, de par le fait qu’elles ont été peu en contact avec les étudiants locaux et, notamment, avec leurs parrains, certaines d’entre elles ont été amenées à se questionner sur leur propre comportement à l’égard des étudiants internationaux nouvellement arrivés dans leur université d’origine. Celles-ci ont pris conscience que, à l’instar des étudiants locaux qu’elles ont rencontrés à l’UO et aux UM, elles ont tendance à éviter le contact avec les étudiants internationaux de leur université d’origine. Or, ce constat a conduit la majorité d’entre elles à émettre le souhait de s’engager dans des associations ou dans un programme de jumelage international à leur retour dans leur université d’origine pour accompagner ces étudiants et les aider à s’intégrer à leur nouvel environnement.
7. Conclusion
À partir du témoignage rapporté par 9 étudiants internationaux et 7 membres de bureaux internationaux, l’objectif principal de cette étude était de mettre l’accent sur le programme de jumelage international mis en place dans des universités canadienne et française. Plus précisément, nous cherchions à mettre en lumière le rôle joué par cette pratique unissant des étudiants locaux avec des étudiants internationaux dans l’intégration de ces derniers à leur nouveau contexte interculturel et sur le développement des compétences interculturelles de ces paires. Les résultats de l’étude ont montré que, bien que 6 étudiantes aient participé au programme de jumelage, pour 5 d’entre elles, la relation avec leur parrain a été écourtée dès le début de leur séjour pour diverses raisons (pas de retour du parrain à leur message, absence de points communs, manque de motivation et de temps de part et d’autre). Le jumelage n’aurait donc pas contribué à l’intégration de huit des participantes. C’est pourquoi il serait pertinent de s’intéresser au programme de jumelage lorsque celui-ci est préparé avant le séjour de l’étudiant et d’initier des études à ce sujet. En effet, il peut-être opportun d’encourager cette collaboration entre le parrain et son filleul avant même que celui-ci n’arrive dans son pays d’accueil en leur proposant de participer à des ateliers virtuels, semblables à ceux proposés par le programme uOGlobal de l’UO, au cours desquels ceux-ci pourraient se rencontrer, travailler de concert sur des projets interculturels et se découvrir ou développer des intérêts communs qui semblent essentiels au bon fonctionnement du jumelage selon nos résultats. Le rôle joué par le jumelage dans l’intégration de l’étudiant international serait peut-être tout autre. Néanmoins, l’échec du parrainage, la distanciation avec les étudiants locaux et le rapprochement que les participantes ont pu avoir avec des étudiants internationaux et avec des étudiants issus du même pays d’origine qu’elles, ont permis aux neuf étudiantes de prendre conscience qu’elles ont tendance à créer, elles aussi, ce fossé dans leur pays et université d’origine. En effet, malgré un capital de mobilité développé pour la plupart des participantes, elles ont réalisé, au cours de leur séjour en France ou au Canada, qu’elles n’entretenaient aucun échange avec les étrangers ni avec les étudiants internationaux qui étudiaient dans leur université d’origine. Aussi, ayant pris conscience des lacunes du jumelage international et du fossé qui subsiste entre les étudiants locaux et internationaux, chacune d’elles souhaitent mettre à profit son expérience dans son pays d’origine en s’ouvrant aux étrangers, en s’investissant dans des associations ou en s’inscrivant dans un programme de jumelage international. Il va donc sans dire que leur expérience universitaire à l’UO et aux UM ont permis à ces neuf passeurs de cultures de développer leurs compétences interculturelles durant leur séjour.
Bibliographie
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auteur
Lucie Le Callonnec
Université d’Ottawa, Ottawa, Canada / Université Paul-Valéry Montpellier 3, Montpellier, France, lleca089@uottawa.ca
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