Un article repris de la revue distances et Médiations des Svoirs, une publication CC by sa
Sihem Zghidi et Mokhtar Ben Henda, « Les ressources éducatives libres et les archives ouvertes dans le mouvement du libre accès », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 31 | 2020, mis en ligne le 16 octobre 2020, consulté le 03 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/5347 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.5347
Introduction
Dans le parcours professionnel de tout universitaire, une question se pose régulièrement à propos de l’alternance systématique entre ses deux activités d’enseignement et de recherche ; une maïeutique à double sens qui prolonge un vieux débat sur l’articulation complexe entre deux facettes d’un même monde (Ramsden et Moses, 1992 ; Hattie et Marsh, 1996 ; Elton, 2001 ; Henkel, 2004 ; Poteau, 2015 ; Palali, Van Elk, Bolhaar et Rud, 2018). Notre objectif dans ce document est toutefois plus ciblé. Il s’agit de jeter un éclairage sur les outils de travail du personnel académique dans sa double fonction d’enseignement et de recherche ; plus particulièrement les conditions qui caractérisent la nature des ressources qu’il produit et dont il fait usage dans l’exercice de ses activités pédagogiques et scientifiques.
Nous sommes effectivement tous appelés, à des moments déterminés de notre mission d’enseignement, à choisir comme supports de cours, entre trois types de ressources : notre propre production pédagogique, un matériel didactique emprunté à autrui, ou des produits existants de la recherche scientifique. En revanche, dans l’exercice de notre mission de recherche, nous sommes beaucoup moins enclins à faire usage de supports didactiques, aussi consistants et rigoureux soient-ils. C’est dans les règles préconçues d’une culture dominante qui consacre la « dictature de la citation » comme seul indicateur de qualité dans la carrière professionnelle d’un enseignant-chercheur. Pourtant, le numérique puis les mouvements du libre accès, notamment les Archives ouvertes (AO) et les Ressources éducatives libres (REL), introduisent de nouvelles perceptions et de nouvelles formes d’articulation entre les deux activités pédagogiques et de recherche scientifique.
De par nos expériences respectives, nous sommes de celles et ceux qui croient que, sous l’effet de la philosophie de l’accès libre et ouvert, l’enseignement et la recherche ont construit des voies convergentes dans la transmission des connaissances et l’accès au savoir. Nous restons toutefois dubitatifs sur les raisons qui font que les REL évoluent comme un domaine « dissident » des archives ouvertes alors que les deux se fondent sur une convergence historique d’outils, de méthodes et de processus. Contrairement à ce qui est parfois prétendu, la convergence entre archives ouvertes et REL n’est pas immédiate, notamment parce qu’il ne s’agit pas pour les REL de les « archiver », mais plutôt de continuellement les transformer. Nous considérons que les archives ouvertes, par les voies d’édition vertes et dorées, n’ont pas non plus la vocation d’un archivage définitif au sens d’archives historiques. L’évaluation par les pairs, le « versioning », le « preprint », le « postprint » et le « reprint » sont autant de mesures éditoriales dynamiques et proactives dans les archives ouvertes qui ouvrent des voies de convergence et tissent des liens avec le monde des REL. C’est ce fil conducteur qui nous guidera le long de cette réflexion.
Un monde universitaire à deux facettes
Comme entrée en matière, nous posons d’emblée le postulat selon lequel les ressources éducatives libres sont désormais sujettes à deux arbitrages opposés ; le premier préconisant que celles-ci prennent progressivement une place importante dans le paysage de l’enseignement en tant que nouvelle forme de soutien à l’éducation ouverte, rôle que jouent depuis longtemps les logiciels libres et les archives ouvertes. Ce postulat est fondé sur l’observation des accords, conventions et consensus qui continuent d’œuvrer pour une nouvelle culture numérique fondée sur la conception, l’analyse et le libre partage des ressources d’apprentissage en utilisant des outils et des mécanismes adaptés au milieu éducatif. Elles font désormais l’objet de procédures d’indexation et de référencement pour être alignées sur des référentiels normatifs et juridiques qui leur procurent des degrés avancés de réutilisabilité, d’adaptabilité, d’interopérabilité et de durabilité. L’essor du mouvement de l’éducation ouverte leur ouvre de nouvelles opportunités et leur donne un élan considérable au point d’en faire un élément-clé dans des politiques éducatives institutionnelles, nationales, régionales et internationales (par exemple : AUF, UNESCO, Commonwealth of Learning, CE).
Un deuxième arbitrage prétend toutefois que les REL, comparées aux produits de la recherche, sont encore sous-utilisées dans l’enseignement et l’apprentissage. C’est entre autres indiqué dans les rapports de l’UNESCO qui considère que « les REL, après 10 ans de plaidoyer dans le monde entier, restent à intégrer plus pleinement dans les politiques et les pratiques éducatives » (UNESCO, 2016, p.3). Autrement dit, malgré les progrès significatifs qui ont été accomplis pour renforcer la culture numérique autour des REL, ce potentiel n’a pas été suffisant pour les intégrer dans l’enseignement traditionnel comme l’ont été les produits de la recherche scientifique via les archives ouvertes et les bibliothèques numériques.
Partant de ce deuxième arbitrage, il serait sans doute nécessaire de comprendre pourquoi ces progrès et ces opportunités positives n’ont pas encore abouti à une adoption et à une réutilisation généralisée par les enseignants et les apprenants. On devrait aussi analyser le nombre encore important d’enseignants qui téléchargent du matériel d’enseignement sur des systèmes en ligne tels que YouTube, iTunes, Google livres et Scholar et Slideshare ou dans les archives ouvertes comme Hal et arXiv et hésitent encore à recourir à des entrepôts de REL dédiés. Dans ces hypothèses, les freins et les obstacles à l’usage des REL sont souvent perçus à travers des facteurs liés au temps nécessaire pour développer des ressources, aux problèmes technologiques et aux préoccupations relatives à la licence et au droit d’auteur, à la pertinence de ces ressources et leur découverte difficile tout comme au manque de soutien institutionnel et d’incitation à leur création et à leur utilisation.
A notre avis, plusieurs autres raisons, et non des moindres, participent de la situation encore imprécise des REL. Citons, par exemple, la question de la plupart des entrepôts des REL qui s’appuient encore sur les modèles de dépôts de la recherche scientifique qui sont pourtant de moins en moins conformes aux nouvelles exigences structurelles et ergonomiques des ressources éducatives autant en granularité sémantique qu’en contextualité d’usage et en stratégie éditoriale. Des convergences fortes persistent, certes, comme les recoupements dans les schémas de métadonnées et les protocoles d’indexation (comme OAI-PMH), mais nous sommes indéniablement au croisement de deux cultures numériques dont les frontières se démarquent, à tort ou à raison, au fil du temps.
1990-2010 : deux décennies fondatrices de l’accès libre et ouvert
Il faudrait de prime abord admettre que l’avènement du numérique et l’émergence des mouvements du libre accès ont changé le paysage général de la transmission des connaissances et l’accès au savoir à partir des années 1990 : « le mouvement du libre a donné lieu à une idéologie […] fondée sur les principes de liberté, de partage, et de bien commun. Elle s’est rapidement étendue depuis le champ du logiciel vers tous les champs de la création » (Paloque-Berges et Masutti, 2013, p. 346). Il faut bien l’entendre comme résultat d’un projet philosophique, social et politique entre le numérique et l’accès libre et ouvert aux biens communs favorisant les conditions d’émergence de plusieurs mouvements dont les deux qui nous intéressent particulièrement : le mouvement des archives ouvertes (AO) comme produit de la philosophie de l’accès ouvert et celui des ressources éducatives libres (REL) comme expression d’un libre accès aux savoirs, aligné sur les mécanismes de l’archivage ouvert. Archives ouvertes et Ressources éducatives libres véhiculent aujourd’hui des valeurs fondamentales de l’accès ouvert aux publications et du libre accès à la connaissance.
Il est toutefois nécessaire de prendre avec précaution les deux notions de liberté et d’ouverture et se demander comme le pensent beaucoup, « Sous quelles conditions un ‘‘accès ouvert’’ aux publications peut-il favoriser ce ‘‘libre accès’’ aux savoirs ? », notamment en lien avec le sujet délicat du droit d’auteur et des licences libres (Valluy, 2017). Il sera très long d’en faire ici la revue, mais nous pouvons nous limiter à la conclusion de Peter Suber qui a bien étudié le sujet : « On le comprend, l’accès libre est beaucoup plus libéral, au sens où il accorde des libertés supplémentaires, que l’accès ouvert » (Suber, 2016, p. 10). Nous le comprendrons davantage dans la suite de notre réflexion à travers les rapports entre les logiciels libres et les logiciels ouverts, deux mouvements fondateurs de la culture du libre accès et de l’accès ouvert depuis plus de deux décennies.
Accès libre, accès ouvert : la technique ouvre la marche
Le mouvement du libre accès a commencé dans les années 1990 au moment où le World Wide Web (développé par Tim Berners Lee en 1989) devenait largement accessible et que la publication en ligne devenait une pratique courante. Comme le souligne le Forum suisse des médias éducatifs (SFEM2017), « L’Open Access tire profit des nouveaux potentiels techniques de l’édition sur Internet, ce qui a pour conséquence non seulement de raccourcir le processus de production, mais également de minimiser son coût et d’élargir sa diffusion à une communauté de savoir globalisée » (SFEM, 2008). Le mouvement du libre accès cherche ainsi à résoudre de nombreux problèmes d’accès à la connaissance par la mise à disposition légale et publique de contenus de recherche librement utilisable et partageable tels que les articles de revues, les livres, les logiciels et les supports multimédias comme la vidéo, la musique, les discours et les produits d’arts. Cet effort nécessitait toutefois des mécanismes de régulation à très large échelle qui ont évolué au fur et à mesure que des particuliers et des institutions du monde entier ont compris les avantages de la publication de texte numérisé et de contenu multimédia en ligne, gratuit, souvent collaboratif et exempt de la plupart des restrictions de droits d’auteur et de licence.
Cet effort ne pouvait pas non plus aboutir sans un engagement fort dans la philosophie du libre de la part des acteurs technologiques qui sont aux commandes des systèmes d’information et des dispositifs d’accès aux ressources. Rappelons qu’à cette époque, l’un des problèmes majeurs du travail de coordination en réseau résidait plus particulièrement dans la définition de normes d’interopérabilité pour les systèmes informatiques. De ces travaux précurseurs ont émergé les célèbres normes ISO/OSI (norme ISO 7498:1984), un modèle de référence qui décrit les concepts et les démarches à suivre pour interconnecter des systèmes informatiques en réseau. La norme ISO/OSI constitue une révolution en architecture réseau et un déclenchement stratégique majeur dans le mouvement des systèmes ouverts. Elle proposait une conception systémique totalement contrastée avec les modèles informatiques traditionnels « dominés par des installations planifiées et implémentées en tant que systèmes autonomes ‘‘fermés’’ avec une moindre considération pour la possibilité de leur interfonctionnement les uns avec les autres » (Russell, 2014, p. 13).
De fait, la norme ISO/OSI avait consacré les efforts d’ouverture et de liberté que les développeurs de logiciels s’acharnaient à proposer en substitution aux logiciels propriétaires et fermés. ISO/OSI coïncidait à juste titre avec l’aboutissement en 1983 du principe de « logiciel libre » mis au point par Richard Stallman et le lancement de son projet de Licence publique générale GNU (GPL) pour le développement d’un système d’exploitation complet sans contraintes sur l’utilisation de son code source. En 1985, Stallman créa la Free Software Foundation (FSF) comme organisation à but non lucratif pour défendre et soutenir la liberté des logiciels dans quatre types d’actions : libertés d’exécution, d’adaptation, de redistribution et d’amélioration. Ces quatre notions fondamentales allaient plus tard trouver écho chez David Wiley dans la définition de ses « quatre R » pour qualifier les ressources éducatives libres (réutilisation, révision, remixage et redistribution).
Ce fut ensuite à Eric Raymond, un hacker américain, d’inventer en 1998 le concept de l’Open source, popularisé dans son célèbre ouvrage « La Cathédrale et le Bazar » (Raymond, 2001). Il faut bien rappeler que le « logiciel libre » (Free Software) de Stallman et « logiciel ouvert » (Open source) de Raymond sont souvent utilisés de manière interchangeable. Il n’en reste pas moins qu’ils représentent deux philosophies très distinctes, voire conflictuelles : « pur idéalisme pour le premier, réalisme pour le second » titrait le journal « Les Échos » du 24 mars 2004. Bien que le second reste toujours associé au premier et que tous les deux soient opposés aux logiciels propriétaires, la liberté du logiciel invoque pour Stallman une valeur éthique de liberté en faveur des usagers, traduite par les quatre types d’actions précédemment indiquées, alors que l’ouverture du logiciel pour Raymond rime juste avec une méthode d’accès au code source et sa distribution conformément à des critères préétablis. La différence, très significative dans l’histoire du libre accès, est résumée dans un extrait de Richard Stallman en personne : « Le logiciel libre est un mouvement pour la liberté et la justice. En revanche, l’idée de l’Open source valorise principalement l’avantage pratique et ne milite pas pour des principes. C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec l’Open source et n’utilisons pas ce terme » (Sandoval, 2014, p. 241). Les nuances dans les valeurs éthiques des droits d’usage des logiciels libres et ouverts vont ultérieurement avoir un impact sur la définition des six niveaux des Creative Commons publiées pour la première fois le 16 décembre 2002 comme nouveau mécanisme de gouvernance du monde du libre.
Il faudrait sans doute signaler aussi qu’en 2002, un standard de métadonnées d’objets pédagogiques (Learning Object Metadata/LOM), de son label technique « IEEE 1484.12.1-2002 », a été développé par l’IEEE-LTSC (sous-comité des technologies d’apprentissage de l’Institut des ingénieurs électriciens et électroniciens) pour faciliter la recherche, la récupération, l’acquisition et l’utilisation d’objets d’apprentissage par des apprenants, instructeurs ou par des processus logiciels. L’idée du LOM était que des métadonnées associées aux ressources d’apprentissage étaient nécessaires, un peu comme une fiche de catalogue de bibliothèque permet de rendre des documents accessibles par leurs attributs de description comme le titre, l’auteur ou le sujet (Ehlers et Pawlowski, 2006, p. 211). Le standard IEEE-LOM a été mis en synergie avec le modèle SCORM (Shareable Content Object Reference Model), développé depuis 1997 par ADL (Advanced Distributed Learning) pour permettre l’interopérabilité et la réutilisabilité des ressources entre plusieurs systèmes d’information. Le LOM a été mondialement propagé au point de devenir jusqu’à nos jours le standard de facto, relayé en 2011 par la norme MLR (ISO/IEC 19788 - Metadata for Learning Resources), en matière de référencement des ressources pédagogiques (Pagani, 2008, p. 433). Le standard Dublin Core, mis au point par la DCMI (Dublin Core Metadata Initiative), l’a été depuis 1995 comme langage commun de description du contenu du Web. Logiciels et contenus faisaient ainsi chemin parallèle pour l’interopérabilité des systèmes, l’accès libre aux ressources et aux données.
L’accès libre et ouvert aux données : une mobilisation précoce
L’idée et la pratique de fournir un accès libre et ouvert aux contenus ont commencé longtemps avant que les termes « accès ouvert » et « accès libre » ne soient popularisés. Depuis les années 1970, les informaticiens s’auto-archivaient déjà dans des entrepôts anonymes préparant la voie à des initiatives d’accès ouvert plus structurées. Dans un rapport rédigé par le laboratoire STEF pour le compte de la Direction du numérique pour l’éducation (France), Magali Loffreda propose un condensé historique de ces initiatives qui a pris source dans le mouvement « des chercheurs qui, dans les années 1990, militent pour que les publications scientifiques soient accessibles gratuitement, s’opposant ainsi aux systèmes fermés et payants des portails de revues propriétaires, et engageant la réflexion sur la notion de propriété intellectuelle en remettant en cause le monopole des grands éditeurs scientifiques. Les chercheurs, alors contraints de céder leurs droits d’auteur aux éditeurs (sous des contrats de publication), s’organisent et créent les premières revues électroniques en libre accès » (Loffreda, 2017, p. 8). La « crise de l’édition universitaire » avait agi comme un brise-glace efficace pour le principe de l’accès libre.
Ce condensé historique renvoie implicitement à l’initiative de Paul Ginsparg, professeur de physique et d’informatique et des sciences de l’information, qui a créé en aout 1991 l’entrepôt arXiv de prépublications électroniques d’articles scientifiques. L’objectif de Ginsparg était justement de contourner la rigueur imposée par les éditeurs de revues commerciales et de permettre à ses pairs d’accéder gratuitement aux pré-impressions dans le domaine de la physique (Mounier, 2010, p. 25). La création d’arXiv était un acte précurseur du mouvement international de l’Initiative des Archives ouvertes (OAI) qui s’est réunie à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, les 21 et 22 octobre 1999, réunion qui a permis de publier le 15 février 2000 la Convention de Santa Fe pour l’accès ouvert. En 2002, la déclaration de Budapest sur l’initiative des archives ouvertes (BOAI) est reconnue comme l’acte fondateur du mouvement de l’accès ouvert aux publications scientifiques défini comme « un accès gratuit assorti du droit de copie et de redistribution » (Loffreda, 2017, p. 8). La Déclaration de Bethesda, publiée en juin 2003 est venue, elle-aussi, soutenir la publication en accès ouvert, suivie en octobre 2003 de la Déclaration de Berlin qui a mis l’accent sur l’accès ouvert aux connaissances dans les sciences et les humanités.
Dans l’effervescence de l’époque pour le libre accès, plusieurs initiatives du monde de l’éducation n’ont pas manqué à l’appel. En 1998 David Wiley, responsable académique principal de Lumen Learning puis chargé de recherche en éducation à Creative Commons, invente le terme « contenu ouvert » (Open content) autour duquel il a développé, en consultation avec Richard Stallman, les non moins célèbres licences « Copyleft » ou « Licences de publication ouverte » (OPL) destinées au matériel éducatif (Callahan et Rogers, 2017, p. 109). Bien que les OPL aient mis plusieurs années à être reconnues dans les milieux de l’enseignement, le concept de contenu éducatif ouvert n’a pas cessé de gagner de la visibilité en développant une étroite synergie avec des projets tels que l’initiative OpenCourseWare du MIT (2001), les Creative Commons (2001), les Ressources éducatives libres (2002) et les OER Commons (2007). Le monde de l’éducation commençait ainsi à prendre progressivement ses marques vis-à-vis de la recherche scientifique. Le domaine des « contenus éducatifs ouverts » devenu dès 2002 les « Ressources éducatives libres » (REL), s’est, à son tour, organisé autour de conventions communautaires notamment celles de la Déclaration du Cap sur l’Éducation libre (2007), la Déclaration de Dakar sur les Ressources éducatives libres (2009), les Lignes directrices de l’UNESCO et du Commonwealth of Learning sur les REL dans l’enseignement supérieur (2011), la Déclaration de Paris sur les REL (2012) et le Plan d’action de Ljubljana sur les REL (2017). Le mouvement des REL a ainsi tracé solidement ses marques au sein du monde du libre accès.
L’accès ouvert : une philosophie de gouvernance
De fait, toutes les initiatives indiquées précédemment, et tant d’autres du même genre, sont le résultat de l’élan de collaboration entre les communautés du logiciel libre qui avait permis de remettre en question les structures et les processus d’accès aux ressources et de partage des données au sein des communautés scientifiques de l’enseignement et de la recherche. Leur objectif premier était de trouver des moyens d’intégrer les philosophies du libre et de l’ouverture des systèmes d’information dans les modèles de gouvernances des établissements universitaires (Coombe, Wershler et Zeilinger, 2014, p. 165).
Aujourd’hui, ces philosophies se perpétuent encore, créant des émules dans quasiment tous les domaines. Tirant profit de l’ubiquité numérique du 21e siècle, elles allaient produire un effet boule de neige qui a donné forme à ce qui est convenu d’appeler « science ouverte » (Chartron et Schöpfel, 2017), « publication en accès libre » (Louvigny, 2018), « éducation ouverte » (Vaujany, Bohas et Irmann, 2019), « Bibliothèque ouverte » (Ioannis, 2010 ; Millard, 2018), etc. Comme le souligne Peter Materu, de pareils concepts sont venus entériner le changement de paradigme technologique des « e-Entités » des années 90 aux « o-Entités » des années 2000 : « la présente décennie peut être qualifiée de o-décennie (code source ouvert, systèmes ouverts, normes ouvertes, archives ouvertes, tout ouvert) tout comme les années 1990 ont été appelées la e-décennie » (Materu, 2004). La philosophie d’ouverture a même atteint le cercle politique avec le « Gouvernement ouvert », notion que Barak Obama a entérinée dès la prise de ses fonctions le 21 janvier 2009, dans un mémorandum adressé aux chefs des départements et des agences de l’exécutif américain dans lequel il insiste sur les principes de la transparence et de l’ouverture dans le fonctionnement de son gouvernement (Gingsberg, 2011, p. 10) : « L’ouverture nous permettra de renforcer notre démocratie et de favoriser l’efficacité et l’efficience au sein du gouvernement » a-t-il déclaré à ce propos.
De fait, pour comprendre l’idéologie d’ouverture dans le monde numérique et le foisonnement d’autant d’initiatives fondatrices des systèmes ouverts et du libre accès en si peu de temps, il faudrait en venir aux forces organisationnelles, économiques, politiques et culturelles qui y ont contribué. Dépassant le cadre de notre présente réflexion, nous en faisons plutôt des renvois à des travaux qui les ont traités en détail d’un point de vue de la révolution du logiciel libre et des communautés autorégulées (Meyer et Montagne, 2007 ; Stallman, Williams et Masutti, 2011), du retour des communs face à la crise de l’idéologie propriétaire (Collectif, 2015), ou encore de l’histoire, l’idéologie et les réseaux de la culture du libre (Bollier, 2014 ; Paloque-Berges et Masutti, 2013 ; Russell, 2014). Parmi les analyses proposées dans ces travaux se dégagent plusieurs questions centrales relatives aux fondements numériques des systèmes ouverts et de leur approche pour mettre en œuvre des engagements en matière de transparence, de décentralisation et d’innovation. Il est surtout question des points de convergence et de divergence entre les nouveaux systèmes ouverts et les systèmes antérieurs des régimes de contrôle centralisé ainsi que de la convergence historique et la divergence naissante entre archives ouvertes et ressources éducatives libres
Entre REL et AO, une convergence territoriale
Un des indicateurs classiques à l’origine du déséquilibre territorial entre ressources éducatives et documents de recherche, est dans l’inconscience collective qui lie de manière systématique les produits de la recherche aux bases de données, bibliothèques numériques et archives ouvertes alors qu’il est moins évident pour beaucoup d’enseignants-chercheurs que des lieux spécifiques puissent exister sur internet où l’on peut accumuler et partager des ressources éducatives comme les entrepôts dédiés aux REL. Deux études récentes publiées en 2017 et 2018 par le Babson Survey research Group l’ont bien démontré, grâce à des enquêtes menées auprès d’acteurs académiques (corps professoral et administrateurs) à propos du degré de leur conscience du matériel pédagogique utilisé dans l’enseignement supérieur américain.
Dans la première étude, centrée sur une population constituée de 2700 universitaires, une majorité (56%) a déclaré qu’ils n’étaient pas au courant des REL. Seulement 10% ont déclaré en être très bien informés et savaient comment les utiliser alors que 20% ont affirmé qu’ils en connaissaient juste quelques cas d’usage. Les autres 15% ont déclaré qu’ils n’en étaient que très vaguement informés (Seaman et Seaman, 2017, p. 16). Dans la deuxième étude, une majorité (54%) des 4000 présidents de facultés et de départements, a déclaré ignorer globalement l’existence des REL, 13% seulement en étaient bien informés, et un nombre légèrement supérieur (18%) en connaissaient quelques cas d’usage. Les autres 15% ont déclaré n’en être que très peu informés (Seaman et Seaman, 2018, p. 7).
Ces indicateurs, provenant d’un pays pourtant fondateur du libre accès comme les USA, confirment que les REL ne sont pas encore au stade d’une culture commune partagée et encore moins d’un territoire bien balisé, d’autant plus que la même étude précise que la connaissance du terme « ressources éducatives libres » exprimée par les deux populations cibles ne garantit pas qu’elles comprennent parfaitement les idées liées de la licence ouverte et des principes de la réutilisation et du remixage des contenus.
En Europe, la situation d’un point de vue institutionnel n’est point différente comme le souligne un rapport de 2016, publié par la Commission européenne, présentant les résultats de l’étude « OpenSurvey » sur les pratiques, les croyances et les stratégies d’éducation ouverte dans les établissements d’enseignement supérieur de cinq pays européens (France, Allemagne, Pologne, Royaume-Uni et Espagne). Dans ces pays, seulement 51% des établissements d’enseignement supérieur encouragent l’utilisation des REL, ce qui en soi constitue un important progrès comparé à l’utilisation d’autres supports numériques dans les pratiques pédagogiques (Castaño Muñoz, Punie, Inamorato dos Santos, Mitic et Morais, 2016, p. 15). Dans « Eurydice Report », un plus récent rapport de la Commission européenne, publié en 2019 sur l’éducation numérique, dans 11 des systèmes éducatifs européens (39.29 % sur un total de 28 pays membres), « les REL ne sont pas discutées séparément, car elles sont généralement traitées dans la catégorie plus large des ressources d’apprentissage numériques et font rarement l’objet de mesures spécifiques » (EC/EACEA, 2019, p. 98).
À notre sens, les résultats de ces études entérinent les fondements anciens d’une culture scientifique dominante qui n’établit pas de distinctions claires entre les deux univers. Depuis longtemps, la communauté scientifique alternait souvent l’usage des mêmes ressources pour la recherche et l’enseignement selon le contexte et les objectifs jusqu’à ce qu’elle se soit rendu compte qu’il fallait bien une démarcation plus nette entre ses deux profils métiers, l’un pour la recherche scientifique et l’autre pour la pédagogie et l’enseignement. Le projet OpenCourseWare, lancé en 2001 par le MIT (Massachussetts Institute of Technology), a été dans ce sens une initiative fondatrice, quoique non dissidente, d’un mouvement autour des REL qui « avait fait le choix d’une publication ouverte à tous des contenus de ses enseignements. Il s’était même fixé pour objectif que l’ensemble de ses cours issus de ses trente-trois disciplines académiques et de ses cinq établissements soit en ligne » (Trestini, Coulibaly, Rossini et Pébayle, 2016, p. 28). En suivant les traces du mouvement des archives ouvertes, les deux mouvements se partagent, non sans points de divergences, les mêmes principes de l’ouverture et de l’accès libre aux ressources et desservent les mêmes communautés de pratique selon les besoins et les affinités dictés par le double profil des enseignants-chercheurs universitaires.
Aujourd’hui encore, les deux mouvements des archives ouvertes et des ressources éducatives libres héritent et bénéficient quasiment des mêmes modèles et outils de fonctionnement technique et économique. Construits autour de dispositifs technologiques et d’entrepôts de ressources numériques (scientifiques et éducatives), les archives ouvertes et les entrepôts de REL procèdent par une collecte de ressources qui sont indexées par des métadonnées inspirées des mêmes référentiels (Dublin Core, Learning Object Metadata/LOM). Ces métadonnées sont ensuite moissonnées conformément au même protocole OAI-PMH (protocole pour la collecte de métadonnées de l’Initiative pour les Archives ouvertes). Sur le plan économique, nous connaissons tous l’histoire militante des archives ouvertes pour contourner l’hégémonie des éditeurs commerciaux sur l’accès aux produits de la recherche, d’où le fameux principe de l’embargo commercial comme forme de consensus entre les deux circuits, libre et payant, de l’édition scientifique. Aujourd’hui, les REL connaissent quasiment le même combat via des mouvements du type « Diplômes à coût zéro » (Z-Degree) qui démontrent, notamment dans le monde anglo-saxon, leur potentiel à résoudre efficacement les problèmes des coûts exorbitants des manuels scolaires auxquels sont confrontés les étudiants. Les REL sont en effet le moyen le plus pratique pour établir des diplômes à coût zéro au même titre que les archives ouvertes qui ont permis, dès le début de l’auto-archivage des années 1990, de libérer les chercheurs des prix faramineux des abonnements payants aux revues scientifiques. Aujourd’hui c’est même devenu une politique d’état considérant le programme Horizon2020 de la Commission européenne qui considère que les productions scientifiques obtenues dans le cadre de projets financés par l’Union européenne doivent être gratuitement et librement accessibles à tous les utilisateurs.
Ce sont là des indicateurs majeurs de la filiation qui lie les deux mouvements malgré la dissonance (voulue ou inconsciente) qui se dégage de beaucoup de rapports et d’études enthousiastes sur les REL ignorant cette « consanguinité » forte. Le mot « archives » dans « archives ouvertes » peut parfois être porteur d’une connotation déroutante sur les caractéristiques proactives et dynamiques des ressources scientifiques « déposées » dans ce qui aurait pu être plus judicieusement dénommé « dépôts ouverts ».
Il faudrait sans doute rappeler aussi que l’avènement du numérique dans les deux contextes de l’enseignement et de la recherche n’a pas été concomitant, surtout que le monde de l’éducation, contrairement à celui de la recherche, a longtemps résisté aux influences du numérique sur les aspects pédagogiques par crainte de voir se déshumaniser et se standardiser l’acte cognitif de la créativité intellectuelle dans la transmission du savoir (Mishra et Henriksen, 2017). On le constate encore aujourd’hui au bilan mitigé de l’introduction de l’e-learning et des Moocs dans la gouvernance universitaire, alors que la recherche, historiquement ancrée dans les pratiques académiques de l’accès et la diffusion de l’information scientifique et technique, a très vite adopté le changement numérique comme prolongement naturel de l’automatisation des sources des données et des circuits virtuels de l’édition et de la diffusion scientifique. Les archives ouvertes étaient le plus souvent constituées d’entrepôts ouverts au service de tous les besoins de la recherche scientifique sans distinction disciplinaire y compris pour l’enseignement et la formation. Comme le soulignaient Joachim Schöpfel et Christiane Stock, « les archives ouvertes constituent une formidable ressource documentaire pour la formation et l’autoformation à distance, en particulier dans l’enseignement supérieur » (Schöpfel & Stock, 2009). Vues sous cet angle, les activités de l’enseignement et de la recherche scientifique exprimaient les mêmes besoins et les mêmes exigences en nature et qualité de sources d’information. Il a bien fallu que de nouveaux facteurs viennent consacrer, non sans raison, un regard divergent entre les deux univers.
Les traits dichotomiques entre REL et AO
En revenant à notre question de départ sur la filiation au sein du libre accès entre REL et AO, on peut poser la question triviale suivante : en quoi une ressource numérique (ou analogique), en tant que produit de la recherche scientifique, est-elle différente d’une ressource éducative pour laquelle un enseignant-chercheur aurait investi autant d’énergie, de réflexion et de temps de travail ? Tous les enseignants attesteront qu’ils passent des nuits blanches à préparer leurs matières d’enseignement, sans pour autant avoir le même retour sur investissement en termes de notoriété scientifique et de valorisation de carrière. Pourquoi l’idée de réutiliser un cours d’autrui, ou juste une partie, même sous couvert des principes du libre accès et des licences ouvertes, ne s’est pas encore traduite en une culture communautaire comme ce fut dans la recherche scientifique ? Beaucoup de facteurs participent sans doute de cette dichotomie entre objet de recherche et objet d’enseignement : facteurs à chercher dans la nature des ressources, dans le cadre institutionnel et réglementaire de leur conception, diffusion et usage voire dans les comportements et les mentalités des enseignants-chercheurs eux-mêmes.
Caractéristiques endogènes des REL et des documents scientifiques
L’un des critères importants dans la distinction entre REL et document scientifique est sans doute dans l’intention – pédagogique ou scientifique – exprimée dans tous types de ressources. Selon les concepteurs du cours OpenMed de l’Union européenne sur l’éducation ouverte, « la nature éducative des ressources n’est pas déterminée par leurs créateurs, mais par le contexte de leur utilisation » (OpenMed, s.d.). Autrement dit, les REL ne sont pas essentiellement des matériaux créés par des éducateurs pour des apprenants, mais plutôt des objets de toutes natures mis dans un contexte d’apprentissage pour transférer une connaissance et développer un savoir.
Pourtant, plusieurs définitions ignorent, à tort, cet aspect en exigeant qu’une REL ait un objectif éducatif explicitement déclaré alors que cette vocation ne peut être imposée à des ressources issues d’autres domaines, mais pouvant potentiellement être intégrées dans un contexte d’apprentissage. Un article d’actualité, un livre, un discours ou un film n’est en rien moins important qu’un syllabus de cours, pouvant tous être extrêmement utiles pour faciliter l’apprentissage dans une discipline donnée, même si ces ressources n’ont pas été créées à cette fin.
Plusieurs définitions des REL se limitent aussi aux supports numériques, tandis que l’éducation peut bien se faire à partir d’objets libres de toutes autres natures, y compris d’objets de la vie quotidienne. Nous pouvons l’envisager par exemple en considérant les mules de Marie-Antoinette, conservées au musée Lambinet à Versailles, comme reliques chargées d’enseignement sur l’histoire de la mode au XVIIIe siècle, ou en traitant une vulgaire bouteille en plastique corrodée comme un objet d’expérience dans un cours de chimie pour étudier l’acidité des eaux de pluie, ou encore faire du pont de pierre à Bordeaux un chef-d’œuvre de maçonnerie de l’ère napoléonienne auquel des étudiants de l’École nationale des ponts et chaussées rendent une visite d’étude. C’est là une autre preuve que les REL et les produits de la recherche scientifique (ou tout objet matériel) sont étroitement liés, la différence fondamentale étant le contexte dans lequel ils sont produits ou utilisés.
Manifestement, dans l’enseignement supérieur en particulier, il existe un chevauchement entre les deux concepts, car les publications de recherche constituent généralement une partie importante de l’ensemble des documents auxquels étudiants et chercheurs ont besoin pour pouvoir mener à bien leurs travaux, en particulier au niveau postdoctoral. Ceci confirme que les lignes entre ce qui compte comme REL ou produit de la recherche peuvent être floues, poreuses, aléatoires et temporelles. L’essentiel, comme le confirment plusieurs études, n’est pas de s’attacher à savoir si le matériel est mieux classé en tant que REL ou en document de recherche, mais de mettre l’accent sur l’importante intention sous-jacente de la ressource et si elle est ouvertement et librement disponible (Eaton, 2017).
Outre l’intentionnalité, l’un des points de divergence entre REL et document scientifique est l’intégrité physique. Les documents de recherche sont généralement des produits finis dans des formats uniformes, codifiés selon des « consignes aux auteurs » ou des formats canoniques de publication tel le modèle IMRAD pour les articles scientifiques. Par contre, de nombreuses versions ou variantes d’une ressource d’apprentissage peuvent exister selon les années ou les niveaux d’instruction. Il y a donc moins d’incitation à vouloir boucler un support pédagogique puisque les mises à jour sont périodiques dans le cadre des révisions des programmes.
La condition d’intégrité physique est étroitement liée au principe de granularité qu’une ressource éducative destinée à la réutilisation se doit de respecter. Contrairement à une publication scientifique qui doit préserver son unité physique et logique, la granularité est le fait de décomposer une ressource éducative en autant de petits grains (chunks) de sens, traités séparément par identifiants et métadonnées propres afin de les réutiliser dans des scénarios pédagogiques différents. « Dès lors, cet effort de formalisation permet à l’enseignant de s’adapter à diverses situations en redisposant les grains en fonction de l’objectif visé » (Durance, Boullier et Kaplan, 2014). Pourtant, cette pratique n’est malheureusement pas encore très courante parmi les enseignants. Elle nécessite certainement un minima de technicité et donc une formation qui devrait être transversale comme ce fut le cas avec la méthodologie de la recherche comme module dispensé dans la plupart des cours de licence et de master.
Les environnements des REL et des documents de recherche
Les environnements de production et d’usage des REL et des documents scientifiques ont également un rôle influent sur les modes d’articulation entre les deux types de produits. D’abord, les REL sont le plus naturellement réduites à une proximité restreinte de conception (espace de l’enseignant) et d’usage (espace d’apprentissage). Ces deux types de proximités confèrent aux ressources éducatives un cadre de contrôle-qualité souvent moins rigoureux qu’en recherche où les espaces de production et d’usage sont plus ouverts et décentralisés, mais soumis à des processus plus contraignants (évaluation par les pairs, circuits de distribution, facteur d’impact et visibilité). La publication académique vise en effet à permettre à un auteur de publier un article complet, revu par des pairs, dans une revue prestigieuse qui lui procure le plus haut facteur de citation possible alors que l’essentiel des supports pédagogiques, et par extension des REL, est qu’elles soient utilisées dans un cadre plus limité d’enseignement/apprentissage.
Sur un autre plan, de nombreux matériels didactiques peuvent aussi être nébuleux : des idées brutes et inachevées, des concepts et des ressources que certains enseignants ne sont peut-être pas prêts à publier. Évidemment, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’intérêt à partager largement le contenu éducatif, mais les motivations initiales du non-partage des REL peuvent être différentes. Dichev et Dicheva (2012, p. 2) identifient une première raison liée à la médiatisation, un objectif convoité par les chercheurs qui veillent à ce que leurs travaux de recherche soient promus et rendus publics. Alors qu’il en existe peu autour des circuits des REL, les communautés savantes proposent beaucoup plus de moyens d’incitations à la publication : prépublication, autoréférencement, citation, etc. Pour les REL, Ben Henda identifie deux raisons de nature déontologique : « Le premier est la rétention des données de formation ou de recherche par crainte de se faire dérober ses idées ou ses travaux […]. Le deuxième aspect est relatif à l’origine et à l’originalité des contenus des cours dispensés. Beaucoup d’enseignants évitent de diffuser les contenus de leurs cours par crainte de dévoiler des passages plagiés… » (Ben Henda, 2016, p. 59).
Pour ces différentes raisons et autres, il peut y avoir une certaine appréhension dans le partage des REL. Cela va sans dire que le travail de conception de ressources éducatives puisse se faire dans un cadre d’attente publique plus large et de contrainte de qualité plus stricte. Un enseignant peut éventuellement vouloir, ou être mandaté pour, concevoir des ressources pour un groupe de collègues ou pour une formation à distance assurée par un tiers-tuteur. Le concepteur est alors dans l’obligation de fournir des ressources moins dépendantes de sa propre pratique pédagogique, car « une trop grande adéquation entre des ressources et l’utilisation personnelle qui en est faite peut constituer un obstacle à leur circulation et à leur partage » (Loffreda, 2017, p. 34).
En définitive, ces différentes conditions sont de nature à donner lieu à une culture dominante en faveur de l’ordre établi qui fait des ressources éducatives un « sous-ensemble » de la production scientifique. Ce « sous-produit » est certes nécessaire et incontournable, mais il reste, pour beaucoup, très peu visible et guère valorisant dans la carrière professionnelle d’un enseignant-chercheur, notamment quand il s’agit de scientométrie et de e-réputation. À notre avis, la valorisation académique des enseignants (réputation, visibilité et calcul d’impact) qui passe outre l’évaluation des ressources éducatives produites par les enseignants-chercheurs est un impératif à résoudre. Car, il faut bien admettre qu’en conséquence à ce déséquilibre, et malgré les progrès considérables réalisés autour de l’éducation ouverte, la production et l’utilisation des REL n’est toujours pas reconnue comme faisant partie intégrante des activités de la plupart des établissements d’enseignement dans le monde, y compris dans de nombreux programmes proposant des REL (Plotkin, 2010, p. 18).
Conclusion
Malgré l’autodétermination que cultive le mouvement des REL vis-à-vis du mouvement des archives ouvertes, les deux courants ne cessent d’engager des processus croisés d’enrichissement mutuel dans un esprit à la fois compétitif, mais aussi de complicité et de solidarité. Si l’éducation a souvent puisé dans les réserves de la recherche scientifique pour fournir aux enseignants une matière pédagogique de qualité — c’est ce que nous faisons tous en tant qu’enseignants universitaires pour préparer nos supports de cours — la recherche commence, quoiqu’à des degrés moindres, à fournir un volume grandissant de produits scientifiques centrés sur l’objet pédagogique comme matière d’étude et d’analyse. Un équilibre avec les archives ouvertes est certes encore à atteindre, notamment sur le plan des modèles économiques (voie verte et voie dorée), de la rigueur dans la pratique des licences libres (les Creative Commons en particulier), de l’engagement institutionnel et du financement public, dans l’application des référentiels d’indexation et de moissonnage des métadonnées, voire dans une sémantisation de ressources pédagogiques dans un Web sémantique éducatif, etc. C’est sans doute dû à des facteurs comme l’antécédence chronologique des archives ouvertes, le taux de résistance au changement de la part des acteurs pédagogiques, le faible cadre réglementaire et promotionnel des REL au sein des institutions universitaires, l’absence d’initiatives en faveur de mécanismes de citation et d’évaluation par les pairs, etc. Mais tout indique que ces écarts sont en cours de révision.
Cependant, du moment que le mouvement des REL évolue sur les traces du mouvement des archives ouvertes, il serait légitime, à notre avis, de se demander s’il y a réellement intérêt à creuser davantage le fossé entre les deux univers alors qu’ils ont toujours eu des liens intrinsèques et indissociables. Il est certes vrai que le mouvement des REL se doit de garder un fort ancrage dans les pratiques pédagogiques, mais tout schisme avec le monde de la recherche ne peut que lui porter préjudice. Le plaidoyer autour des REL devrait au contraire garder un ancrage solide dans le mouvement des archives ouvertes pour œuvrer en tandem vers des objectifs convergents de transmission des connaissances. Plusieurs solutions de convergence issues des technologies actuelles des données connectées, données ouvertes, Intelligence artificielle, internet des objets, etc. peuvent être étudiées dans ce sens. Nous les inscrivons comme objets de prochaines études et de projets de recherche-action.
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