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Une problématique pluriculturelle de la notion d’hybridation, thématique du numéro 30 de la revue Distances et Médiations des Savoirs

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/5183

Un articlerepris de la revue Distances et Médiations des Savoirs, une publication sous licence CC by sa

Philippe Dumas, « Une problématique pluriculturelle de la notion d’hybridation », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 30 | 2020, mis en ligne le 25 juin 2020, consulté le 07 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/5183 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.5183

Le titre de l’ouvrage reflète son ambition : l’hybridation, à l’origine un mécanisme biologique, est devenue une métaphore pour décrire l’interpénétration de mondes divers aussi bien dans les sphères personnelle que sociétale. Il est donc logique, et nécessaire, de l’aborder sous un angle multidisciplinaire. C’est ce que fait Luc Gwiazdzinski en convoquant une quarantaine (37) de spécialistes de tous horizons : « Rompus à l’approche interdisciplinaire, la plupart d’entre eux pratiquent et connaissent l’hybridation. Ils sont le plus souvent des « marginaux sécants » – des passeurs – à l’aise dans leurs domaines et heureux de se frotter et de se mélanger à d’autres : historien, linguiste, géographe, généticien, philosophe, architecte-urbaniste, économiste, prospectiviste, psychosociologue, statisticien, sociologue, artiste plasticien, sciences de l’information et de la communication, médiologue, politologue, anthropologue, artiste lumière, musicien, entrepreneur, professeur des écoles, mathématicienne, urbaniste ou berger » (p. 16). Il en ressort un livre foisonnant d’idées et d’exemples propres à inspirer les nouvelles formes pédagogiques qui émergent sous la poussée des technologies et des nouveaux besoins en formation, bien que les domaines privilégiés ici soient la géographie et l’urbanisme. En effet, Luc Gwiazdzinski, le directeur de la publication, s’il s’affiche lui-même en tant que géographe, n’en met pas moins en pratique l’exhortation de Theodore Zeldin (historien, sociologue et philosophe anglais imprégné de culture française) dans sa préface : « l’hybridité exprime un regard libre, un regard qui refuse les limites » (p. 11).

L’ouvrage est divisé en trois parties. Une première, brève, pour situer le champ sémantique. Une seconde, abondante, pour croiser les regards disciplinaires, et une troisième pour revenir aux sciences du territoire au sens large. Ce sont les deux premières parties que nous scruterons le plus finement dans cette note de lecture. Plutôt qu’une relecture linéaire, nous proposons quelques axes qui émergent des différentes communications. Notons que Luc Gwiazdzinski fait un résumé très riche des articles dans sa belle introduction (p. 11-23).

Le vocabulaire de l’hybridation et ses dérivés

Bien que le mot-clé de cet ouvrage soit « hybridation », les auteurs l’associent à de nombreux autres vocables, ce qui tend à prouver la modernité et la pervasivité du concept dans le champ des sciences sociales. Dès l’ouverture, le linguiste Jean Rey nous rappelle les origines « paysannes » du mot et de sa pratique. Passé le Néolithique, qui a vu les céréales se développer par croisements, c’est le ibrida en Latin (avec un « I » « qui nomme les croisements entre sanglier et truie pour obtenir un résultat qui était d’ailleurs excellent au point de vue de l’élevage » (p. 27). Il s’est mêlé ensuite avec le concept grec de hubris ou hybris, qui signifie l’outrance ou l’excès et lui apporte le « Y ». A partir du XIX° siècle les mots « hybride » et « hybridation » se sont répandus comme métaphores puis, en passant par Mendel et ses petits pois, avec des acceptions de plus en plus larges, et des connotations autant positives que négatives. Mais stricto sensu, « L’hybridation, au sens génétique, produit la « recombinaison » par le sexe des caractères de deux lignées au sein de toutes les espèces sexuées », dit André Langaney (p. 40).

Face à ce cadrage sémantique, il faut noter la multiplicité des concepts qui sont associés à notre vocable pivot (hybrid -e, -ation) dans cet ouvrage. On relève ainsi les termes de : métis, créole, bâtard, greffe, branchement, recyclage, entrelacement, croisement, combinaison, enchevêtrement, mélange, braconnage, pérégrination, hétérologie, glocal… liste relevée au fil de la lecture et certainement non exhaustive. C’est ainsi qu’on peut lire sous la plume d’un géographe, Paul Claval : « Les territoires sont donc des hybrides de bien des façons : ils le sont d’abord parce qu’ils sont faits d’espaces qui se compénètrent, se superposent et s’enchevêtrent » (p. 300).

D’autres concepts sont aussi souvent mobilisés à propos de l’hybridation pour nommer des faits ou des idées difficilement catégorisables dans les cadres de pensée actuels tels que : entre-deux, non-lieux, non-jours, tiers-lieux, dehors-dedans, co-développement, -voiturage, -habitation, -opération, -opétition… Cela en dit déjà beaucoup sur la diffusion du concept d’hybridation dans nos discours et nos cadres de pensée, sans oublier les évitements dans le « jeu de ruses et de fuites, fait de rapprochements ou de contournements qui ont doté les communautés et leur espace refuge de fonctions opératoires qui leur étaient pourtant en théorie déniées et institutionnellement interdites » comme l’indique Philippe Genestier (p. 73).

Les limites de l’hybridation

En contrepoids à la demande de Luc Zeldin de révéler la « beauté de l’hybridation », les premiers auteurs que l’on rencontre mettent tout de suite en lumière les limites de l’hybridation végétale ou animale (André Langaney), ou de sa version sociétale qu’est le métissage (Jean-Loup Amselle). Quel que soit le vocable utilisé, ces phénomènes sont complexes, ambivalents, polymorphes et produisent toutes sortes de conséquences aussi bien que leurs contraires. Par exemple, le métissage en tant qu’idéologie produit aussi bien un impératif « progressiste » de mixité culturelle qu’un appel « réactionnaire » à la pureté ethnique pour endiguer la bâtardisation de cette culture. Le caveat est affiché. L’hybridation n’est pas une panacée, bien que nous soyons tous hybrides (André Langaney et la plupart des auteurs ici rassemblés) ou incités à la pratiquer dans nos esprits et dans nos actes. Ainsi l’Art qui peut être un paradigme de la fabrique d’hybridation nous confronte au défi de reconstituer un monde où l’humain pourrait se réapproprier son histoire et son destin (Jean-Jacques Wünenberger).

Les nouveaux horizons ouverts par l’hybridation, urbanisme, art, culture, communication

L’effacement des frontières et des bornages est conséquence et moteur de l’hybridation. Il se produit un phénomène « d’émergence » au sens de la systémique sociale de Morin ou Le Moigne. Une « défiguration des frontières » dit Alfonso de Toro, cité par Jean Viard dans sa postface (p. 328). La relation entre l’espace et le temps donne naissance à « des hybrides spatio-temporels urbains » selon Sandra Boniglioli (p. 280). L’exemple de la relation entre ce qui est convenu d’appeler la « ville » et la « campagne » est cité par Chris Younès, philosophe de l’architecture des milieux, qui constate que « Tous [les auteurs] en appellent à de nouvelles alliances qui requièrent des hybridations. Nature urbaine, natures en ville, ecocity, biotope city, les appellations fleurissent qui disent l’attente des rencontres fécondes ouvrant à des mélanges possibles attractifs » (p. 66). Olivier Turquin, géographe et berger, propose plusieurs vocables pour rendre compte de cette émergence de lieux limites : « naturbain », « péri-naturel », « éconologiste », « rurbain » (p. 304) que Martin Vanier, géographe, introduit dans sa vision de la mutation des territoires (p. 284). L’hybridation est souvent un dépassement entre antagonismes.

Ce raisonnement s’applique à toute démarche de projet en tant que méthode pour atteindre un but qui ne soit pas le simple aboutissement d’un récit prospectif plus ou moins fantasmé. Pour Vincent Pacini, le passage du mode récit au mode projet implique la fabrication d’une connaissance hybride. C’est elle qui permet de concilier les visions divergentes des entrepreneurs et des acteurs. Elle se pratique au sein de l’intelligence territoriale. Et plus largement d’une intelligence collective. Du reste la question de la domination actuelle du paradigme de Projet en management nous incite à questionner avec Jean-Pierre Boutinet les figures de la modernité, de la post modernité et même de l’anti-modernité et l’histoire de leurs relations avec le concept d’hybridation, bâtardise ou hybris.

L’Art sous toutes ses formes – danse, musique, théâtre, spectacles vivants, arts plastiques, arts numériques, etc. – est l’un des champs d’épanouissement de l’hybridation. Cela tient à la fois à l’histoire de l’humanité et à la sociologie. Souvent l’hybridation en art émerge non seulement de la production artistique en elle-même mais aussi et peut-être surtout du regard porté sur elle. Le temps est ainsi révolu depuis les « ready made » de Duchamp qui nous ont fait découvrir l’art partout et donc essentiellement mélangé, bâtard. Les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français qu’évoque Pierre le Quéau nous emmènent loin de la vision statique d’un Bourdieu. On se rend compte que l’urbain – nouvelle qualification de la ville – est le lieu privilégié de la mixité des arts et du public. Pour Pascal Ferren, « l’urbanisme hybridant » est une éthique postmoderne.

Un autre exemple de la possible hybridation de nombreux domaines avec l’art est le développement de mouvements tels que « Art-Science », même si c’est « autour de la production de l’art et de la recherche, et assez peu autour de la culture et des savoirs » dit Marie-Christine Bordeaux (p. 169) qui lui préfère le concept d’objet-frontière. Daniel Bougnoux rejoint le groupe des chercheurs qui trouvent que l’hybridation est « très accueillante » et s’immisce partout. Notamment dans l’information et la communication. En effet l’information n’a de valeur que traitée et transformée par son récepteur qui la mixe et l’intègre à son stock de connaissance. Sa circulation est conditionnée par sa réappropriation, donc sa malléabilité. L’écran, numérique, est le modèle de la machine à hybrider. « En hybridant les lettres, les chiffres, les images et les sons, l’écran d’ordinateur démultiplie et relance à l’infini un mouvement, ou une sarabande, initiés par l’invention des frères Lumière … car l’écran n’est pas une page, ni une scène, et sous sa forme numérique il contribue à formidablement déconstruire, et remettre en mouvement, les catégories (les genres, les identités, les hiérarchies, les essences prétendument immuables) […] S’hybrider ? Mais c’est la vie même ! » (p. 181).

Hybridation et mondialisation

Plus ou moins explicitement l’ombre de la mondialisation plane sur l’intérêt actuel pour les hybridations. La mondialisation active les hybridations culturelles. Elle est l’objet d’un marketing généralisé qui tend à uniformiser le genre humain. Plusieurs auteurs associent aussi l’hybridation mondiale aux séquelles du colonialisme et du post-colonialisme. Guy Saez, Jean-Loup Amselle ou Philippe Genestier évoquent à ce sujet la « créolisation » chère à Edouard Glissant. L’hybridation rencontre aussi la problématique du local et du global et celle de la virtualité, citée par Francis Jaureguiberry ou Nils Aziosmanoff.

Conclusion

Au moment de conclure cette note, nous sommes en pleine crise existentielle découlant de la pandémie de Covid19. Tout ce que nous venons de lire nous confirme qu’un monde et sa représentation sont en voie de disparition. Au vingtième siècle c’est l’espérance dans le progrès infini qui s’est écroulé. Aujourd’hui c’est celui de la rationalisation généralisée, de la mathématisation du monde, de la foi dans la domination de la nature et de l’incertain, de la spécialisation des institutions, des marchés et des compétences individuelles qui s’effondrent. Cette lecture nous porte à penser que l’hybridation pourrait nous aider à reconstruire notre vision du monde (Weltanschauung). Mais cela reste au conditionnel tant les pesanteurs sont lourdes et le résultat incertain. Souvenons-nous de la double filiation du mot : de hybrida la douce et ubris le violent.

Licence : CC by-sa

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