De nombreux leviers institutionnels engagent les universités aujourd’hui à expérimenter des dispositifs innovants pour faire face à l’échec dans l’enseignement supérieur. Notre article se propose de dresser un premier bilan du dispositif mixte « Créer, Lire, Écrire et Faire de la Science pour l’université » (CLEFS) mis en place à l’intention d’étudiants fragiles de première année de licence (L1) pour qu’ils bénéficient d’un accompagnement renforcé. Celui-ci passe par des cours en présentiel ainsi qu’un suivi à distance. Nous regardons les effets du volet distanciel sur le maintien dans les études, confrontons objectifs pédagogiques et pratiques effectives et cherchons des pistes explicatives dans sa perception par les étudiants.
un article de Claire Polo et Rawad Chaker publié dans le n°30 | 2020
"Entre distance et présence : la formation à l’heure de l’hybridation"
de la revue Distances et Médiations des Savoirs
Introduction
1 Décret n° 2017-854 du 9 mai 2017 modifiant le décret n° 84-431 du 6 juin 1984 modifié fixant les di (...)
1Sous les effets conjugués de tendances sociodémographiques, de « l’autonomisation » des établissements, d’homogénéisation européenne et de politiques de réforme « bac -3 / bac +3 », l’enseignement supérieur français connaît des mutations importantes (Beaurenaut et al., 2018 ; De Sartre et Petit, 2018 ; Dobbins, 2011 ; Gary-Bobo, 2017). La massification de l’accès à l’enseignement supérieur, entamée depuis la fin du XIXe siècle, et qui « s’est brutalement accélérée depuis la moitié du XXe siècle » (Vatin, 2011), a ouvert les amphithéâtres à un public étudiant hétérogène (Albouy et Tavan, 2007 ; Bourgin, 2011 ; Charles, 2017). Au départ quantitatives, les inégalités sont devenues petit à petit qualitatives (Duru-Bellat et Van Zanten, 2009). Les deux effets pervers principaux sont qu’une grande partie de ce public sort du système éducatif sans diplôme (Beaupère et Boudesseul, 2009 ; Bourgin, 2011) ; et que se sont installées des inégalités d’orientation et de choix de filières (Merle, 1996 ; Albouy et Wanecq, 2003). Face à ces constats, sont questionnées les pratiques pédagogiques à l’université, où sont mis en place des dispositifs d’aide à la réussite, tandis que le ministère institutionnalise une formation à l’enseignement [1] et que fleurissent des « Services » ou « Cellules » de pédagogie du supérieur. En particulier, la loi ORE prévoit des parcours spécifiques obligatoires pour un nouveau profil étudiant, des personnes entrant à l’université sous conditions, les « oui, si » [2]. L’Université Lyon 2, déjà précurseur en matière d’hybridation de ses formations (campus « FORSE », « Objectifs L1 – ICOM » …), a choisi d’introduire un volet distanciel dans le dispositif correspondant en L1. Des étudiants en difficulté, mais volontaires pour suivre ce parcours, bénéficient d’un accompagnement renforcé sous une forme triple : tutorat, doublement horaire des cours présentiels méthodologiques, enseignement en ligne, conçu comme un accompagnement mixte cohérent. Nous nous intéressons ici à ce dernier volet de suivi à distance, en cherchant à comprendre dans quelle mesure il peut accompagner efficacement un tel public.
2Avant d’entrer en matière, l’ambition et le positionnement épistémologique de cette étude méritent d’être précisés : nous nous situons dans une approche exploratoire et qualitative, portant sur un échantillon restreint, non représentatif, d’étudiants de deux promotions, chacune d’un semestre universitaire. La perspective globale du projet, adossé à un laboratoire de sciences de l’éducation et de la formation, est celle du design-based reseach : le dispositif expérimenté a ainsi déjà évolué entre les deux premières promotions, et a vocation à continuer à être amélioré sur la base de cycles itératifs d’évaluation-conception. Dans ces conditions, nous n’avons pas de prétention forte concernant la reproductibilité de notre démarche ni la valeur prédictive de nos résultats. Pour l’heure, l’enjeu est de rendre compte de cette expérience authentique en l’éclairant par une perspective de recherche, et d’en tirer, en référence à la littérature spécialisée, des hypothèses interprétatives à explorer davantage dans des travaux ultérieurs.
Ancrages théoriques
Accompagner à la réussite par le dialogue et le soutien émotionnel
Le dispositif CLEFS (Créer, Lire, Ecrire et Faire de la Science pour l’Université), expérimenté depuis 2018, s’écarte du modèle déficitaire du « parcours de remédiation », qui n’attribue les difficultés académiques qu’à des lacunes personnelles, à identifier puis combler (Tessier et Schmidt, 2007, p. 569-570). Il revendique plutôt une posture d’accompagnement vers la réussite (Reverdy, 2017), qui mise sur la valorisation des ressources des étudiants. En tant que posture professionnelle, cet accompagnement suppose de ne pas imposer un objectif de l’extérieur aux étudiants, mais de cheminer avec eux dans leurs rapports aux objets didactiques considérés (Paul, 2012). Le potentiel d’une telle approche repose sur le fait de considérer les personnes comme actrices de leur propre évolution (Paul, 2004).
Une telle démarche ne peut prendre la forme d’un cours magistral. C’est ainsi une pédagogie dialogique, encourageant l’échange, qui est mise en place (Alexander, 2017). Il s’agit de co-construire les savoirs dans les interactions didactiques en mobilisant les ressources cognitives de tous les participants dans un dialogue heuristique (Scott, Mortimer et Aguiar, 2006). Cette pédagogie repose sur une conception de l’enseignement-apprentissage comme processus tridimensionnel à la fois cognitif, relationnel et affectif, engageant la confrontation à un objet de savoir et à d’autres points de vue (Baker, Järvelä et Andriessen, 2013). Une place importante est dès lors accordée à la collaboration entre pairs comme moyen de favoriser le conflit sociocognitif (Doise et Mugny, 1981).
Enfin, appréhender l’apprentissage dans ses trois dimensions suscitées appelle à prendre en compte les enjeux affectifs des situations d’enseignement, les émotions jouant un rôle cognitif et social dans le raisonnement collectif (Polo et al., 2016). Il s’agit en particulier de fournir lorsque cela est nécessaire un soutien émotionnel aux étudiants afin de favoriser leur sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 2003) ou de groupe (Bandura, 2000), soit leur perception d’eux-mêmes comme étant capables d’atteindre les objectifs fixés, individuellement ou collectivement. Cet aspect paraît d’autant plus important qu’une étude dans une situation d’apprentissage mixte a montré que le sentiment d’efficacité personnelle, et tout particulièrement la perception de son efficacité personnelle numérique, était corrélé positivement avec la performance (Lynch et Dembo, 2004). Un tel souci peut notamment se concrétiser par la mise à disposition d’outils réflexifs d’accompagnement à l’autorégulation émotionnelle individuelle et collective (Näykki et al., 2017). En effet, plusieurs études américaines montrent que les étudiants en première année se sentent insuffisamment préparés à leur entrée à l’université au plan émotionnel, ce qui affecte leur capacité à « accrocher » aux études supérieures et à réussir (JED, 2015).
Renforcer l’accompagnement par le recours à la distance : un paradoxe ?
Si les incitations à intégrer le numérique dans l’enseignement supérieur sont multiples, la sociologie des étudiants réussissant à se former à distance appelle à relativiser leurs impacts en termes de réduction des inégalités d’accès au savoir (Guo et Reinecke, 2014). Cela peut donc paraître paradoxal de proposer un volet d’accompagnement d’étudiants fragiles à distance, d’autant plus que cette posture repose sur un suivi personnalisé rapproché des étudiants, a priori incompatible avec la dynamique de MOOC (Massive Online Open Course). En effet, si l’on ne veut pas tomber dans le « solutionnisme » technologique (Morozov, 2014), il faut reconnaître qu’un outil, même très bien conçu, ne suffit pas à assurer la réussite à un cours, et que des paramètres propres aux utilisateurs tels que les contraintes, motivations, savoirs et savoir-faire initiaux des apprenants ou l’orchestration générale réalisée par l’équipe pédagogique sont également déterminants dans le succès d’un enseignement à distance (Bruillard, 2014, Dillenbourg et Jermann, 2010). Ainsi, alors même que les formations ouvertes à distance (FOAD) sélectionnent un public déjà autonome et positif face à l’apprentissage, leurs phases distancielles peuvent être source de désorientation cognitive et de démotivation, et demandent une organisation personnelle importante (Albero et Kaiser, 2009). La modalité d’enseignement à distance apparaît donc a priori comme inadéquate pour des étudiants doutant de leur capacité à réussir et avec peu de compétences méthodologiques et métacognitives préalables.
Cependant, d’autres initiatives d’intervention à distance auprès de publics en difficulté ont pu se montrer concluantes (par exemple le projet Voltaire). Enfin, justement, le public concerné a précisément besoin d’un suivi fréquent et important, qui peut être facilité par certains outils numériques (Edyburn, 2011 ; Lopez, 2010 ; Michaud et Roche, 2017 ; Ozerbas et Erdogan, 2016). C’est en tout cas le pari fait dans cette expérimentation où la plateforme à distance est pensée comme un outil d’accompagnement favorisant une mise au travail régulière, structurée et organisée. Il convient alors de garder à l’esprit que l’outil conçu s’adresse à une minorité nécessitant un soutien pédagogique particulier, et qu’il doit à ce titre se rapprocher de ce qu’Albero et Kaiser (2009) ont nommé le « modèle soutenu » de FOAD adapté à ces apprenants peu autonomes. La tenue d’un carnet de bord hebdomadaire et le rendu de travaux écrits intermédiaires, par exemple, sont autant de moyens d’apprendre à anticiper les échéances liées à leurs études et de favoriser la réflexivité. L’état d’esprit est bien, via ce volet « à distance », de « se rendre plus présent » dans le quotidien des étudiants. Le dispositif que nous présentons est un modèle mixte : il intègre à la modalité présentielle (50h) une part de modalité distancielle (15h). Le terme mixte fait référence au blended learning, qui suppose une plus grande pluralité de modalités, comme cité dans Charlier, Deschryver et Peraya (2006) : « un programme blended learning pourrait combiner une ou plusieurs des dimensions suivantes : en ligne/hors ligne, individuel/collaboratif, contenu formel/informel, théorie/pratique, etc. ». Néanmoins nous n’opposons pas ce terme à celui de d’« hybridation », qui est défini dans le même article comme référant « à la création d’une nouvelle entité dont les caractéristiques majeures sont l’articulation présence-distance et l’intégration des technologies pour soutenir le processus d’enseignement-apprentissage » (Charlier, Deschryver et Peraya, 2006). Par ailleurs, nombre d’articles ne distinguent pas, ou de façon ténue, ces deux dénominations (Halverson et al., 2014) et le mode mixte (mixed mode) (Olapiriyakul et Scher, 2006 ; Bonk et Graham, 2012 ; Graham, Woodfield et Harrison, 2013).
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