Un article de Serge Ravet publié dans Reconnaître et repris sur Innovation Pédogogique avec l’autorisation de l’auteur
Introduction
Voici plus de trois décennies que je décidais de commencer à explorer comment les technologies pourraient contribuer à rendre les compétences d’une personne plus visibles, en particulier pour celles et ceux qui n’avaient pas eu la chance d’obtenir une qualification formelle. Initiée dans le monde de l’éducation formelle [1], cette aventure m’a conduit à accorder une attention croissante au monde informel dans lequel nous passons la majeure partie de notre vie (y compris pendant nos années de scolarité !).
Après la découverte du portfolio de compétences, [2] je me suis engagé activement dans le travail sur les ePortfolios (qui a conduit à de nombreux projets européens et conférences internationales) et, plus récemment, sur les Open Badges. Si la trajectoire « normale » aurait dû me conduire à devenir un ardent défenseur des « badges de compétences », cela n’a pas été le cas. Bien au contraire : mon expérience positive de l’éducation et qualifications fondées sur les compétences m’a simultanément appris que celles-ci sont loin d’être parfaites, non pas tant en raison du « facteur humain », que du message implicite qu’elles véhiculent : seule la reconnaissance formelle aurait de la valeur, ce qui n’est pas reconnu formellement n’aurait que peu ou pas de valeur.
En concentrant initialement notre attention sur la création de badges de compétences, nous étions en train déplacer à un autre niveau le problème que les Open Badges étaient censés résoudre : rendre visibles les apprentissages informels. Au départ, les Open Badges étaient utilisés à 99,99% pour reconnaître formellement les apprentissages informels, et les badges de compétence se vendaient comme des petits pains. Ce que les Open Badges pouvaient offrir, et qui a été initialement négligé, était leur potentiel de rendre visibles les reconnaissances informelles : si probablement plus de 90% de nos apprentissages sont informels et invisibles, alors, pour sûr, 99,99% des reconnaissances sont également informelles – indication : la reconnaissance par un employeur d’une qualification formelle est informelle ! – et invisibles.
C’est ce constat qui a conduit à la publication en 2016 de la Bologna Open Recognition Declaration et maintenant de cet article.
Un brin de contexte
Si nous assistons à la montée en puissance des Open Badges dans le monde, le rythme et la manière dont ils sont adoptés varient fortement d’un pays à l’autre, d’une communauté à l’autre. Dans ce concert, la France occupe indéniablement une place toute particulière avec la multiplication de projets ainsi que des initiatives territoriales dont Badgeons la Normandie a été pionnière, la reconnaissance de l’intérêt des Open Badges dans les politiques publiques comme le PIC (Plan d’Investissement dans les Compétences) la richesse des outils développés en coopération avec les praticiens de la reconnaissance, la proposition d’un cadre national pour le développement des Open Badges développé à l’initiative de #Leplusimportant avec la participation de Reconnaître, pour ne citer que les plus visibles. N’oublions pas dans cette liste l’adoption croissante de la « reconnaissance ouverte » qui n’est sans doute pas étrangère à cette montée en puissance : l’idée du badge comme marque de reconnaissance réciproque et pas simplement comme un micro-certificat, nano-diplôme ou pico-crédit.
Mais comme tout succès, il génère son lot de nuisances et d’opportunistes prêts à se ruer sur les Open Badges comme la pauvreté sur le monde [3]. On vend déjà de la compétence et bien ça ne doit pas être bien compliqué de rajouter le mot badge pour vendre des badges de compétence. Le tour de passe-passe est facile, sauf qu’au bonneteau des badges de compétence, la carte de l’innovation ne se trouve jamais là où on le croit.
C’est l’objet de cet article d’explorer pourquoi les badges de compétence sont probablement une mauvaise réponse à un vrai problème, plus large et complexe que celui initialement formulé. En particulier, nous proposons une approche plus ouverte qui explore le potentiel de la reconnaissance des pratiques en lieu et place de la reconnaissance des compétences.
Dans l’espace défini entre l’informel et le formel, dans le cadre de ce texte, les pratiques se situent plutôt dans l’espace informel (pré-formel) alors que les compétences dans un espace où la formalisation des pratiques est plus ou moins poussée [4].
Les référentiels ne sont plus ce qu’ils étaient
Intervenant en clôture de la première journée de l’Université d’hiver de la formation professionnelle organisée par le Centre Inffo à Biarritz, le 29 janvier 2020, le haut-commissaire aux compétences et à l’inclusion par l’emploi, Jean-Marie Marx, indiquait :
« On a longtemps raisonné exclusivement sur les référentiels de formation des certifications, des diplômes. L’évolution rapide des métiers impose aujourd’hui d’être plus souple dans la reconnaissance des compétences, à la fois compétences professionnelles et soft skills. Il faudra sans doute développer davantage les badges numériques qui sont déjà largement [utilisés] dans d’autres pays, développer encore plus la validation des acquis de l’expérience malheureusement encore très limitée et très contrainte en France, mais aussi disposer d’un passeport de compétences pour classer, pour intégrer l’ensemble des compétences acquises. » (Source : AEF).
Si l’affirmation que les « badges numériques […] sont déjà largement [utilisés] dans d’autres pays » est discutable, la France n’est définitivement pas en queue de peloton, en revanche ce qui ne l’est pas c’est que les instruments et les processus que nous utilisons pour reconnaître les compétences sont obsolètes.
Et les Open Badges seraient d’excellents candidats, à la condition expresse de ne pas penser les badges par rapport à des référentiels [existants], mais les référentiels par rapport aux badges !
Et le meilleur chemin pour y arriver n’est probablement pas celui des « badges de compétences » qui restera une impasse tant que l’on continuera de penser qu’une compétence n’existe que par rapport à un référentiel, alors que c’est exactement le contraire : un référentiel n’est le plus souvent que la formalisation de quelque chose qui lui pré-existe dans un état informel. La description d’une compétence dans un référentiel est une tentative de représentation d’une chose incarnée dans une personne et la communauté où elle opère. Comme l’écrit John Seeley Brown
« L’apprentissage est un processus remarquablement social. En vérité, il ne se produit pas en réponse à un enseignement, mais plutôt comme le résultat d’un cadre social qui favorise l’apprentissage […] Le savoir est inextricablement situé dans le contexte physique et social de son acquisition et de son utilisation. » (Apprendre à l’ère numérique)
On peut dire de même pour une compétence et sa reconnaissance et pour paraphraser John Seeley Brown, nous pourrions écrire :
« La reconnaissance est un processus social remarquable. En vérité, elle ne se produit pas au moment de la délivrance d’un diplôme ou d’un certificat, mais plutôt comme le résultat d’un cadre social qui favorise la reconnaissance […] La reconnaissance est inextricablement située dans le contexte physique et social de sa délivrance et de son utilisation. »
La reconnaissance est d’un certain point de vue hyperlocale et c’est cette hyperlocalité qui lui confère une valeur globale — et non l’inverse. L’espace de la reconnaissance est celui de la communauté dans laquelle la compétence est construite et mise en œuvre. La reconnaissance d’un.e praticien.ne dans une communauté qui ne se réduit pas à celles et ceux que l’on considère généralement comme appartenant à une « communauté de pratique », mais à l’intersection de multiples communautés et pratiques, à commencer par les clients de ces pratiques : la communauté de pratiques des chefs cuisiniers n’existe pas indépendamment de celles de leurs fournisseurs et clients. Il y a aussi un lien très fort entre la reconnaissance individuelle et celle de la communauté à laquelle la personne est identifiée : des notaires et politiciens véreux peuvent jeter le discrédit sur toute une communauté…
Les problèmes avec les badges de compétence
Le principal problème avec les badges dits de compétence, est qu’ils marchent sur la tête : « où est le référentiel » est souvent la première question qui vient lorsqu’une personne cherche à construire un badge de compétence. Il y a une expression en anglais qui décrit bien ce genre de situation : la queue qui remue le chien (the tail wagging the dog). L’absence de référentiel (la queue du chien) paralyse. Cette approche demanderait de commencer par établir le référentiel, un processus qui peut prendre plusieurs mois s’il est fait sérieusement, c’est à dire fondé sur une analyse fonctionnelle [5] d’un domaine professionnel et pas simplement bâclé en se contentant d’une analyse de tâches comme cela est trop souvent le cas.
Cette prégnance du référentiel fait perdre de vue qu’une compétence est incarnée dans une personne et une communauté de pratique, le référentiel n’étant qu’une représentation abstraite de cette pratique. L’aphorisme d’Axel Honneth « la reconnaissance précède la connaissance [6] » s’applique littéralement à cette situation : si le référentiel est une représentation de la connaissance, la reconnaissance de la pratique précède nécessairement sa formalisation qui est elle-même un processus de reconnaissance. C’est parce qu’une pratique a été reconnue qu’elle peut être connue et traduite dans l’abstraction d’un référentiel de compétences.
Les badges de Scouts ont d’abord un sens au sein de la communauté Scouts. Ce qui définit un Scout, c’est une pratique, celle du scoutisme qui est fondée sur des valeurs. Ce ne sont pas les badges qui définissent le Scout, mais l’exact opposé. Sortir les badges scouts hors de leur contexte, comme créer un badge « savoir faire du feu » accessible par tous et qui serait « reconnu » par les Scouts serait une complète hérésie. D’ailleurs, les Scouts sont bien plus intelligents que ça. Si l’on se réfère au site des Scouts Britanniques, l’essentiels des badges proposés sont liés à des pratiques —ils utilisent le terme activité (activity) qui est sans doute plus accessible : Artist Activity Badge, Global Issues Activity Badge, etc. La pratique du scoutisme est connectée à d’autres pratiques dans lesquelles les scouts rencontrent d’autres praticiens.
« Comment se fait-il que ce ne soit pas le métier réel et ses conditions d’exercice qui en dictent la conduite ? Qui oserait édicter aux compagnons du devoir et aux artisans la façon dont ils travaillent dont ils apprennent ou évoluent dans leur métier ? « Avez-vous un référentiel cathédrale » s’il vous plaît ? » écrit Denis Cristol dans Ni Dieu, ni maître, ni certification ! Toujours la liberté pour apprendre
Déconnecter la reconnaissance de la pratique et de sa communauté court le risque de réifier l’individu en une série d’attributs définissant la personne qui n’aurait plus qu’à se conformer à une norme. Et si la norme n’existe pas, alors la personne non plus.
Un autre problème avec les badges tels qu’ils sont utilisés pour « reconnaître des compétences » est qu’ils sont souvent un « machin » en plus qui ne soustrait ou ne transforme rien de l’existant. C’est un peu comme l’introduction du ePortfolio dans l’enseignement formel : on ajoute une couche ePortfolio mais on ne change rien à l’existant et le ePortfolio devient une contrainte formelle de plus par laquelle il faut passer pour obtenir de bonnes notes…
Or ce qui serait vraiment utile c’est d’imaginer ce qui pourrait être transformé, voire remplacé. Les référentiels de compétences sont probablement un bon candidat, de même que l’enseignement et l’évaluation par compétences qui, selon une étude récente, [7] aurait des effets dévastateurs sur les populations les plus pauvres.
Bien sûr, il n’est pas question de refuser toute idée de badge de compétence, mais de les placer en relation à des pratiques et communautés de pratiques. Une communauté de pratiques partage des valeurs, des connaissances, des savoir-faire et des savoir-être qu’elle peut choisir de rendre visible [8]. Une personne peut vouloir partager ses savoirs en l’affichant avec un Open Badge. C’est ce qu’ont très bien compris le Dôme et Casus Belli qui ont conçu un langage de badges dont le point de départ est « La reconnaissance avant le référentiel de compétences [9] ».
Repenser les référentiels
Les référentiels de compétences constituent un instrument clé dans la gestion des ressources humaines. Avec l’évolution rapide du monde du travail, l’obsolescence des rôles professionnels et l’émergence de nouveaux rôles et compétences (les data scientists n’étaient pas très recherchées il y a dix ans) pour rester opérationnels, les référentiels de compétences devraient être régulièrement mis à jour. Cela arrive rarement et, quand cela arrive, il est parfois trop tard, avec le risque de délivrer des qualifications obsolètes avec une faible valeur sur le marché du travail.
« En effet, entre le moment [de la commande de référentiels] et celui où les premiers diplômés quittent les établissements de formation, il se passe au minimum quatre années… [10] »
L’une des principales raisons de la difficulté à maintenir les référentiels de compétences à jour sont les technologies et les processus mis en œuvre dans leur production. Si nous considérons les référentiels de compétences comme des cartographies des compétences décrivant un territoire professionnel, le processus et les technologies utilisés pour établir ces cartes n’ont pas beaucoup évolué depuis les années 60. Il s’agit d’un processus descendant qui prend parfois des mois, voire des années, impliquant un petit nombre d’experts et aboutissent à une représentation abstraite incapable de rendre compte des variations entre les entreprises d’un même secteur. Comme le disait Alfred Korzybski : « la carte n’est pas le territoire ».
“l’acquisition de diverses compétences ne rend pas nécessairement un manager compétent ». Contrairement à l’hypothèse de la plupart des référentiels de compétences de management, il n’existe pas de relation linéaire, ni même causale, entre les compétences et les performances professionnelles [11].”
Quels types de technologies et de processus pourraient contribuer à la création et à la mise à jour des référentiels de compétences en temps réel et les rendre pertinents ?
Carte du Chemin des Dames [12]
Si l’on porte notre attention vers un autre exercice de cartographie comme les cartes routières, les cartes proposées par Google Maps et Open Street Maps ont très peu en commun avec les cartes papier de naguère. La différence n’est pas que l’une est numérique, l’autre en papier, mais que ce sont deux objets entièrement différents [13]. « Je pense honnêtement que nous assistons à un changement plus profond, pour la cartographie, que le passage du manuscrit à l’imprimé à la Renaissance », déclarait l’historien cartographe de l’Université de Londres Jerry Brotton au Sydney Morning Herald. « C’était énorme. Mais ça l’est encore plus ».
Que pourrions nous dire en ce qui concerne les référentiels de compétence et de l’usage qu’en font les Open Badges ? Non seulement les processus de construction des référentiels restent archaïques, mais les outils numériques qu’ils utilisent n’ont rien de mieux à offrir que de numériser des contenus et dans le meilleur des cas, remplacer les classeurs à tiroirs par une base de données.
Qu’est-ce qui a changé dans le monde de la cartographie dont nous pourrions nous inspirer ? Les cartes numériques sont établies par la collecte de données (numériques) fournies directement par les utilisateurs, soit consciemment (ajout d’une information) soit inconsciemment, à l’aide des systèmes de navigation et autres capteurs. Il s’agit d’exploiter l’intelligence collective et les performances de la foule par des boucles de rétroaction : la carte est créée/mise à jour en utilisant la carte elle-même. L’ancien processus de construction de cartes à partir de photographies aériennes et de planches à dessin a été supplanté par la saisie d’informations en temps réel. La carte numérique est à la fois le résultat d’un processus (son utilisation) et l’outil qui permet de ce processus.
Comment traduire les enseignements tirés de la cartographie terrestre pour la cartographie des compétences ? Comment pourrions-nous exploiter l’intelligence collective pour créer et mettre à jour cette carte en temps réel ? N’oublions pas l’intelligence artificielle qui pourrait être incluse dans le processus, un aspect actuellement à l’étude au Centre de Recherche Interdisciplinaire qui fut présenté à ePIC 2019. [14]
Pouvoir visualiser, en temps réel, l’évolution des compétences, susciter celles qui sont émergentes et en demande (en déclin) pourrait être un puissant instrument de transparence du marché du travail, au bénéfice de tous, étudiants, employés, professionnels, responsables des ressources humaines, responsables politiques, etc.
C’est précisément ce que nous pourrions commencer à envisager avec les badges en faisant de tous les curatrices [15] et curateurs de la cartographie des compétences. Mais pour créer les conditions de la mobilisation de cette intelligence collective, développer les outils qui permettraient cette collection de données de façon non-intrusive, il faudrait sans doute commencer par ajuster notre vocabulaire, en mettant de côté pour un moment le concept de « compétence » pour lui substituer celui de « pratique » et donc bâtir des cartographies des pratiques — à partir desquelles pourraient être inférées celles des compétences, si nécessaire…
Et dans ce travail de cartographie des pratiques, actuelles ou attendues (par exemple l’agro-écologie, le développement durable, chef cuisinier) les curateurs, au delà d’un simple inventaire, auraient un outil pour n’être plus simplement le jouet de transformations décidées par d’autres, mais les co-designers, les co-constructeurs d’un monde à inventer. Un avenir choisi et non simplement subi.
Pour reprendre les mots du géographe Yves Lacoste qui, en 1976, écrivait « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre », nous pourrions proposer « la cartographie des pratiques, ça sert d’abord à construire ensemble le monde de demain ». Une cartographie pour pouvoir agir, se donner les instruments du pouvoir d’agir.
Reconnaître les pratiques et les praticiens
Si reconnaître des compétences est un processus complexe qui demande une expertise et peut prendre plusieurs mois, voire années, que ce soit dans la construction de référentiels ou la validation des acquis de l’expérience (VAE), en revanche, reconnaître des pratiques et des praticiens est une activité que tout le monde pratique. Tout d’abord en reconnaissant ses propres pratiques et celles des personnes et communautés avec qui nous sommes en contact. Pas besoin d’un référentiel de compétences pour reconnaître un bon boulanger qu’on soit client ou boulanger. Pas besoin non plus de référentiel de compétences pour reconnaître l’évolution des pratiques des candidats à Master Chef.
En reconnaissant des pratiques et des praticiens, on reconnaît implicitement les compétences mises en œuvre. L’explicitation de ces compétences peut être utile, mais elle vient après, par exemple en contribuant à un Wiki des Compétences, une idée déjà proposée il y a plusieurs années, notamment dans les 10 ePortfolio Challengesen 2010.
La reconnaissance précède leur explicitation dans un référentiel. Et ceci est particulièrement important à comprendre pour rendre compte des pratiques émergentes : « 30% des professions actuelles n’existaient pas il y a 20 ans » déclarait Marianne Thyssen, la Commissaire Européenne à l’Emploi lors du festival de la reconnaissance organisé à Bruxelles en 2018. Et selon une étude de l’Institute for the Future « 85% des emplois que les apprenants d’aujourd’hui feront en 2030 n’ont pas encore été inventés » (source : the Next Era of Human|Machine PARTNERSHIPS, rapport commandité par Dell).
Peu importe que les prédictions de l’Institute for the Future soient exactes, ce qui est sûr c’est que le monde change et la question n’est pas tant de savoir de combien il va changer, mais dans quelle mesure nous éduquons et équipons les personnes pour qu’elles aient la capacité d’être les acteurs de ce changement, ses co-concepteurs, ingénieur.e.s et architectes. Faute de quoi nous resterons dans l’injonction de devoir nous adapter à un monde que nous n’avons pas choisi : qui choisirait en toute conscience de vivre dans une société qui accepte qu’une entreprise puisse proposer des contrats de travail avec zéro heure de travail ? Les compétences à développer ne sont pas tant celles requises pour s’adapter à un tel monde, mais celles nécessaires pour rendre illégaux les contrats « zéro heure ».
Pas besoin d’attendre que le référentiel existe pour mettre en place le dispositif de reconnaissance. Comme simples véhicules servant à transporter (dans une image) des informations relatives à une reconnaissance de manière standard (la spécification Open Badge), les badges peuvent transporter toutes sortes de reconnaissances, qu’elles soient formelles comme informelles, voire un mixte des deux.
Prenons le cas du dispositif ACOUSTICEdéveloppé dans l’enseignement agricole. C’est une communauté naissante d’enseignants et de formateurs , qui développe ses propres badges autour des usages du numérique dans la pédagogie, pour se reconnaître mutuellement et se faire reconnaître comme communauté par l’institution. Les badges décrivent des pratiques, qui sont portées par des praticiens. La reconnaissance par l’institution peut se matérialiser par l’endossement des badges proposés par le dispositif alors que la reconnaissance par les pairs peut se faire par l’endossement des badges obtenus par praticiens. Et si demain de nouveaux outils et nouvelles pratiques émergent, de nouveaux badges pourraient être créés par la communauté, en temps réel.
Il y a de nombreux avantages à penser la reconnaissance en terme de pratiques plutôt que de compétences. Tout d’abord, éviter les guerres picrocholines sur la définition de la compétence ou de qui a le droit de la reconnaître, ce qui n’est pas un mince avantage. Ensuite sur le cadre mental (mental framework) dans lequel la reconnaissance est pensée. Avec les Open Badges pensés comme micro-crédits (micro-credentials) nous commettons trois fautes : la première c’est oublier qu’un badge n’est qu’un porteur d’information qui peut être tout autant un « macro-crédit » tel un diplôme universitaire ou un certificat professionnel. La deuxième c’est d’associer Open Badges à une forme rétrécie de crédit, à la manière des enfants dans Chérie, j’ai rétréci les gosses, la comédie de Joe Johnston. La troisième, qui est la résultante des précédentes, c’est la reconnaissance pensée comme quelque chose qui n’arrive qu’à la fin d’un processus : on apprend, et si on passe le test final, qui est calé sur un référentiel qui est peut-être déjà obsolète, alors on reçoit une marque de reconnaissance. Or la reconnaissance qui a permis en premier lieu d’établir le référentiel… précède le référentiel. La reconnaissance de la pratique de data scientist a commencé longtemps avant que ces compétences soient décrites dans le moindre référentiel ou soient l’objet d’un diplôme ou certificat professionnel. Mais aussi, la reconnaissance sociale informelle de spécialisations en médecine a évolué avant le système juridique formel qui n’est pas uniforme d’un pays à l’autre. Ainsi, les sages-femmes ont existé, et ont été reconnues comme telles, bien avant que le diplôme de sage-femme ait vu le jour—une « reconnaissance » qui leur a valu d’être brûlées vives après avoir été formellement « reconnues » comme « sorcières » par le pape Innocent VIII !
Ce que nous enseigne le dispositif ACOUSTICE c’est que si les Open Badges peuvent bien évidemment être utilisés pour porter des diplômes et certificats, ils peuvent faire bien plus que ça, à savoir rendre visibles les reconnaissances informelles, notamment celles qui se font au sein de communautés de pratique et en relation avec ces communautés.
A-t-on toujours autant besoin de référentiels si nous avons la cartographie des référents ?
Découpler reconnaissance et certification : un REVE réaliste
Si l’expérience d’une personne est souvent multi-dimensionnelle ou multi-disciplinaire, malheureusement, la plupart des processus actuels liés à la reconnaissance des acquis et des expériences (Recognition of Prior Learning and Achievements (RPLA), VAE en France) sont alignés sur les diplômes existants qui, pour l’essentiel, sont mono-disciplinaires. Les conséquences de cet alignement normatif sont :
- Il n’est pas possible de reconnaître 100 % de l’expérience d’une personne car seule une partie de celle-ci peut être reconnue par un diplôme spécifique
- Il n’est pas possible de reconnaître 100 % des personnes car le processus est souvent coûteux et rigide
- Il n’est pas possible de reconnaître les connaissances et les compétences émergentes, car il n’y a pas de curriculum, de diplôme ou de cadre formel auquel les rattacher
Pour dépasser les limites actuelles de la VAE, nous proposons le concept de REVE (Reconnaissance de l’Expérience – Validation de l’Expérience) dont l’objet est de jouer sur la dialectique (dialogique) reconnaissance-validation avec une reconnaissance faiblement couplée, voire découplée de tout référentiel de compétences ou de diplômes, et ainsi pouvoir :
- 1 prendre en compte la dimension multi / interdisciplinaire des compétences acquises, que les diplômes actuels, qui s’inscrivent dans un champ disciplinaire, ne savent pas faire.
– 2 Valider un niveau par rapport au cadre européen des qualifications (qui en comporte huit).
L’idée serait de fonder la REVE à la manière des diplômes blancs de François Taddei, c’est à dire des diplômes multi-disciplinaires construits par les étudiants à partir d’apprentissages et expériences diverses puis validé par l’institution académique.
Le parcours de REVE se déroulerait ainsi :
– 1 Reconnaissance : La personne collecte les reconnaissances informelles (mais aussi formelles) dans son environnement social et professionnel, ses communautés de pratiques qui sont au centre des processus de reconnaissance informelle. La personne est 100% en contrôle de son parcours de reconnaissance.
– 2 Validation : ces reconnaissances informelles sont ensuite reconnues formellement par une organisation habilité à valider un parcours de REVE au niveau 1 à 8 du cadre européen [16].
On sépare bien ainsi la notion de reconnaissance (avec un focus sur la reconnaissance informelle) de celle de validation (formelle) que l’on veut aussi ouverte que possible en laissant de côté les référentiels métier (lorsqu’ils existent) pour ne poser qu’une validation de niveau par rapport au cadre européen de qualification. Bien sûr si des référentiels métiers existent et sont à jour, ils pourraient se révéler d’une aide précieuse, surtout si ce processus de validation pouvait contribuer à leur mise à jour.
La REVE serait une des réponses possibles pour créer les conditions que 100% des personnes puissent voir leurs acquis reconnus en s’affranchissant de référentiels souvent enfermants et parfois obsolètes… Et si des personnes souhaitent aller plus loin avec un « vrai » diplôme académique ou certificat lié à un référentiel RNCP, la REVE serait une étape facilitante de la VAE.
Open Badges une opportunité de repenser l’architecture de nos systèmes de reconnaissance
Ce qui fait la force des Open Badges, c’est leur simplicité. C’est cette simplicité qui les rendent accessibles à tous et qui donnent à certains l’impression que « faire du badge » ce ne doit pas très compliqué. C’est exact, émettre un badge c’est très simple (même si on pourrait simplifier encore plus). Le problème, c’est qu’une fois un badge émis, si rien n’a changé dans l’environnement dans lequel il a été émis, il risque de rester sans effet, ce que traduit bien l’expression utilisée pour décrire les cours magistraux : spray and pray (on arrose de bonnes paroles et on prie pour qu’elles aient un effet). Carpet badging, une expression trouvée par Dan Hickey en référence au carpet bombing (lâcher un tapis de bombes) exprime assez bien cette situation en y ajoutant la nuance de la dangerosité possible de telles pratiques—les Open Badges ne sont pas toujours inoffensifs…
Pour que les Open Badges aient un effet positif il faut plusieurs conditions qui, d’une certaine façon étaient implicites dans le discours de Jean-Marie Marx lors de l’Université d’Hiver de la Formation Professionnelle : repenser la relation entre référentiels et reconnaissance et ne pas servilement aligner les Open Badges aux référentiels existants, un problème qui va bien au-delà de la question de leur obsolescence inévitable, mais de la place des personnes et des communautés dans leur construction et mise en œuvre.
La reconnaissance formelle a un coût financier, mais aussi social (la non-reconnaissance). Il devient indispensable de repenser l’architecture de nos systèmes de reconnaissance pour les rendre plus ouverts (par exemple les diplômes blancs de François Taddei) et qu’ils sachent prendre en compte les reconnaissances informelles produites au sein de communautés de pratiques.
Une piste possible : refonder l’architecture de nos systèmes de reconnaissance à partir de la reconnaissance des communautés de pratiques et de leurs praticiens. Partir de la reconnaissances des pratiques en lieu et place de la reconnaissance des compétences qui est implicitement contenue dans celle des pratiques. Si les pratiques supposent la mobilisation de connaissances, savoir-faire, savoir-être et valeurs qui sont les constituants de ce que l’on nomme « compétence », les pratiques sont aussi productrices de nouvelles connaissances, de nouveaux savoir-faire, voire de nouveaux comportements qui, par définition, ne peuvent se retrouver dans des référentiels statiques. Quant à la question des « valeurs », souvent absente des référentiels de compétences, c’est sans doute l’élément le plus important et peut-être le plus stable dans la structuration d’une communauté de pratique.
Enfin, penser la reconnaissance à partir de communautés de pratiques permettrait de passer d’une égo-reconnaissance à une éco- reconnaissance, d’une reconnaissance qui affecte l’individu et l’individu seul, à une reconnaissance au sein d’une communauté où la reconnaissance individuelle affecte certes la personne, mais simultanément celle la de la communauté, penser la reconnaissance comme des flux en mouvement dans et entre plusieurs niveaux (micro, meso, macro) et pas simplement des états statiques.
Passer d’une égo-reconnaissance à une éco- reconnaissance c’est aussi le moyen de rendre ses lettres de noblesse à l’informel : apprentissages et reconnaissances informelles ne sont pas inférieures aux apprentissages et reconnaissances formelles, elles en sont à l’origine et la source de leur possible transformation.
Il est temps de remettre l’informel et l’interdisciplinaire au centre de nos dispositifs stérilisés depuis trop longtemps par des formes d’apprentissage et de reconnaissance normatives et disciplinaires, que la formalisation ne soit plus synonyme de formolisation.
Vos commentaires
# Le 1er avril 2020 à 19:35, par Alexandra MARION En réponse à : Badges de compétence : la mauvaise solution à un vrai problème
d’accord pour découpler reconnaissance et certification
je trouve intéressant de présenter les pratiques comme une combinaison de compétences et de valeurs
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