Un articlede Anca Boboc et Jean-Luc Metzger repris de la revue Distances et Médiations des Savoirs, une publication sous licence CC by sa
Les mondes sociaux du travail sont confrontés à un ensemble de transformations rapides, portant, notamment, sur l’introduction massive et le renouvellement fréquent de dispositifs numériques, ainsi que sur la responsabilisation des salariés, en particulier dans l’acquisition et le maintien de leurs compétences professionnelles. Cette accélération du rythme des innovations techniques et gestionnaires, actuellement qualifié de numérisation, s’accompagne de modifications dans les systèmes de formation et les modes d’apprentissages. Tous ces éléments se conjuguent pour transformer profondément le travail et le rôle des formateurs (Boboc et Metzger, 2019). En effet, la nature même de leur métier les place dans une dynamique d’apprentissage permanent, car ils doivent : d’une part, se former différemment – avec le numérique –, aussi bien sur les contenus à enseigner – nouveaux savoirs - que sur les modalités de cet enseignement – pédagogie adaptée ; et, d’autre part, apprendre à dispenser des connaissances via des dispositifs numériques. Or, cette exigence entre en tension avec les impératifs de la rationalisation gestionnaire : division accrue du travail, standardisation des modalités d’enseignement, réduction de la durée des formations et du présentiel. Aussi, comprendre la manière dont ces professionnels résolvent – ou non – ces tensions permet de saisir, plus généralement, les effets de la numérisation sur l’ensemble des salariés.
Tout en nous appuyant sur les apports de la sociologie du travail et des organisations, nous proposons d’inscrire ces interrogations à la croisée de deux courants d’analyse : celui de la formation des adultes et celui de l’industrialisation de l’éducation. Dans cette perspective, nous cherchons plus particulièrement à savoir : d’une part, si les injonctions auxquelles les formateurs sont soumis modifient le rapport qu’ils entretiennent vis-à-vis de l’acquisition de savoirs – et, plus largement, de leur métier – ; et, d’autre part, si la nécessité d’adopter une telle attitude constitue, pour certains d’entre eux, une source de disqualification.
Nous nous appuyons sur les résultats d’une recherche conduite auprès d’une vingtaine d’« apprenants-formateurs » et de quatre « formateurs-animateurs » qui, au sein d’une grande entreprise, ont participé au suivi et à l’animation de « Coocanim », dispositif expérimental, visant à aider les formateurs à intégrer le numérique dans leur métier. Nous montrons que la mise en œuvre de Coocanim, caractérisée, en première approximation, par un très fort taux d’abandon, contraint les animateurs et les apprenants à adopter un rapport majoritairement instrumental à l’acquisition de connaissances. Cette stratégie d’adaptation des professionnels explique qu’une partie des « abandons » correspondent à la volonté de certains formateurs de ne participer à Coocanim que le temps d’acquérir des connaissances parcellaires, directement utiles pour leur activité présente ou leurs perspectives de carrière. Nous suggérons, ensuite, que, si cette stratégie – collecter des informations décontextualisées – n’est pas sans présenter de risques sur la construction sociale des savoirs, elle peut aussi être source de nouvelles inégalités entre acteurs de la formation.
Enfin, nous examinons deux des perspectives auxquelles la généralisation de ce type de dispositif pourrait conduire, selon les choix effectués par le management : soit une industrialisation radicale dénaturant le métier de formateur ; soit une industrialisation réflexive, par laquelle les formateurs pourraient adapter, de façon effectivement autonome, leur métier.
Considérations méthodologiques
La formation étudiée
L’étude empirique concerne une multinationale du secteur des télécommunications, dans laquelle une formation intégralement à distance – Coocanim – a été proposée aux salariés employés dans le domaine de la formation, de la communication, du marketing. En commençant par former cette population, la direction entend contribuer, plus généralement, à la diffusion d’une « culture digitale » au sein de l’entreprise. La particularité de ce dispositif de formation est que les apprenants sont des formateurs en cours d’évolution-reconversion, s’initiant à leur nouveau rôle de formateur-animateur. Aussi, quand nous parlons d’apprenants, il faut bien comprendre qu’il s’agit essentiellement d’acteurs de la formation : ingénieurs formation, formateurs concevant et/ou dispensant des cours et spécialisés par grands domaines : commercial, informatique, réseaux, ressources humaines, marketing, etc. À cela s’ajoutent des cadres du marketing et de la communication, ayant l’habitude d’animer des présentations de nouveaux produits, de nouvelles démarches, etc. En fournissant des ressources à cette population, la direction attend un effet de démultiplication auprès des autres catégories de salariés.
Plus concrètement, Coocanim, conçue en s’inspirant du modèle des COOC [1], est développée avec les fonctionnalités de la plate-forme d’enseignement promue par l’entreprise. Via cette plate-forme, des supports numériques variés – textes de référence, contenus vidéos, quiz, etc. –, ainsi que des outils permettant d’échanger en ligne –forums de discussion –, sont mis à disposition des apprenants-formateurs. Une « communauté » spécifique à ce cours a, par ailleurs, été mise en place sur le réseau social interne de l’entreprise.
Comme le précisent les documents de présentation, cette formation a été explicitement pensée pour faire acquérir, non seulement une « culture digitale », mais également une « culture de l’autonomie » et de la « responsabilisation ». En effet, la structure générale de Coocanim, son découpage fin et son séquencement souple, les modalités de son suivi et celles de son évaluation – auto-évaluation et évaluation par les pairs – visent à guider l’apprenant, en le laissant tâtonner, expérimenter, prendre des initiatives pour rechercher des informations, poser des questions, répondre aux questions posées par d’autres apprenants sur un forum, etc.
Elle s’étend sur sept semaines. Chacune des six premières semaines correspond à un module que l’apprenant suit aux heures qu’il souhaite, pour une durée hebdomadaire estimée à deux heures : l’expérience a cependant montré que ce temps a été sous-estimé par les concepteurs.
La formation est certifiante ; les modalités de l’évaluation consistant : a) à valider les six premières semaines au moyen de quiz donnant droit à un « badge de connaissances » ; b) puis, lors de la septième semaine, à rédiger un mémoire sur un sujet concernant la numérisation d’une formation existante ou à créer, la structure de ce mémoire étant fournie par les concepteurs ; c) et, enfin, à évaluer les mémoires anonymisés de trois apprenants. La réussite à l’ensemble du cursus donne alors droit à l’attribution d’un « badge de compétences ». L’apprenant doit avant tout compter sur lui, car il n’y a pas de formateurs, seulement des « animateurs », différents chaque semaine, qui incitent les apprenants à répondre aux questions posées sur les forums.
Un constat majeur peut rapidement être dégagé : sur plus de six cents inscrits, seuls quatre-vingt-quinze ont validé les six premiers modules et, parmi eux, trente-cinq ont rendu un mémoire, les autres inscrits abandonnant progressivement au fil des semaines. Comment expliquer cette importante dispersion des inscrits, en termes de « réussite » ? S’agit-il d’une inadéquation vis-à-vis des attentes suscitées par la communication interne autour de Coocanim ? Les qualités intrinsèques du dispositif sont-elles en cause ? En particulier, le pari du tout à distance s’opposerait-il à l’acquisition des savoirs et savoir-faire requis pour former avec le numérique ? Est-ce dû au manque de temps dont disposent les salariés-formateurs pour se consacrer à son suivi ? Ou au contraire, le faible pourcentage d’inscrits ayant validé l’ensemble du cursus reflèterait-il un changement dans le rapport qu’entretiennent les formateurs vis-à-vis de leur métier ?
Mode de recueil des matériaux
Pour répondre, nous avons recueilli les éléments empiriques de cette recherche, en procédant par observation partiellement participante. En effet, nous avons nous-mêmes suivi les différents modules de Coocanim, mais n’avons pas rédigé de rapport, ni pratiqué d’évaluation. Nous avons ainsi tâtonné pour comprendre le fonctionnement de la plateforme, lu, écouté et regardé les différents supports mis à la disposition des apprenants, répondu aux quiz et consulté les différents forums. Nous avons également procédé par entretiens semi-directifs, tout d’abord auprès des concepteurs et responsables du dispositif pédagogique, puis auprès de vingt apprenants (11 femmes, 9 hommes), ainsi que de quatre animateurs.
Nous avons sélectionné ces informateurs en cherchant à constituer un échantillon représentatif des différents moments de l’abandon. Ainsi :
– six ont obtenu leur badge de compétences, cinq d’entre eux ayant été parmi les premiers à achever le cursus ;
– cinq ont validé les cinq premiers modules, mais n’ont pas été plus loin ;
– trois se sont arrêtés après le troisième module ;
– enfin, six n’ont suivi qu’un ou deux modules.
Ces vingt apprenants occupent une grande variété de fonctions : formateur, soutien métier, ingénieur de formation, animateur formateur, etc. Quatre d’entre eux exercent des fonctions d’encadrement. La distribution par tranche d’âges est proche de celle de l’entreprise : un apprenant interviewé a moins de 40 ans, quinze ont entre 41 et 50 ans et 5 ont entre 51 et 60 ans. Enfin, quatre travaillent en région parisienne, quinze en province et un en outre-mer.
Conditions socio-organisationnelles de l’apprentissage
Pour comprendre les raisons de ce qui apparaît comme un fort taux d’abandon, tout en nous appuyant sur les apports de la sociologie du travail et des organisations, nous avons élaboré un cadre d’analyse inscrit dans l’étude de la formation des adultes et dans celle de l’industrialisation de l’éducation. En effet, ce cadre conceptuel nous semble pertinent pour saisir les changements actuels de la formation en entreprise. D’une part, il pointe l’importance de la construction sociale des savoirs professionnels (Barbier, 2011, p. 10), construction que les nouvelles modalités de formation peuvent ébranler. D’autre part, il articule trois processus ou marqueurs caractéristiques de la configuration étudiée : la rationalisation (réduction des coûts, standardisation des tâches), la technologisation (usages de dispositifs numériques) et l’idéologisation (injonction à la responsabilisation). De plus, il reconnaît l’importance des stratégies adoptées par les professionnels (Mœglin, 2016, p. 62-63).
Les cadres sociaux de l’apprentissage
De façon générale, l’acquisition de savoirs et savoir-faire peut être analysée comme le résultat de l’articulation complexe entre plusieurs dynamiques : cognitives, certes, mais aussi intersubjectives, c’est-à-dire à la fois sociales, affectives et culturelles. C’est ce que permettent d’établir, en particulier, les recherches de Lev Vygotski (1997/1934 et 2003/1924), mettant en avant le caractère profondément social du développement de la pensée et la dimension essentiellement sémantique de l’activité psychique. De plus, s’il souligne l’importance des « instruments » dans les dynamiques d’apprentissages, il désigne par là les significations et non les supports techniques. Ce qui compte pour l’apprentissage, ce n’est pas l’influence du milieu en tant que tel, mais la manière dont les individus se le représentent. L’instrument de communication c’est la signification du mot, résultat de la dynamique d’interaction entre processus affectifs et intellectuels.
Par ailleurs, les recherches de Jean Piaget montrent que l’action sur les objets ne conduit à un apprentissage que si elle donne lieu à une prise de conscience, « une reconstruction, sur le plan supérieur, de ce qui est déjà organisé, mais d’une autre manière, sur le plan inférieur » (1972, p. 16-19). Elles montrent également l’importance de distinguer : d’une part, des savoirs pérennes et génériques, valables dans un grand nombre de situations, transférables ; et, d’autre part, des savoirs éphémères et localisés, contingents, portant sur une tâche, dans une situation d’hyperspécialisation. De la maîtrise des premiers dépend la capacité à s’adapter à des changements fréquents et de grande ampleur : rupture technologique, transformation des finalités de l’activité.
Ces considérations générales prennent un relief accru dans le cas des apprentissages professionnels. Ainsi, G. Friedmann (1964/1956), pour dépasser les apories de la rationalisation taylorienne – qui, actuellement, concernent aussi les formateurs – et anticiper sur les effets du changement technico-organisationnel, a très tôt proposé de faire suivre aux travailleurs une formation longue, faite de culture générale et d’enseignement technique approfondi. De son côté, P. Naville (1972) prône un apprentissage poussé à tous les âges, non seulement pour que chacun s’adapte aux futures exigences des postes, mais également soit en capacité de comprendre et contrôler l’ensemble du processus automatisé.
Plus récemment, plusieurs courants de recherche ont pointé l’importance du caractère collectif de l’acquisition des capacités d’apprentissage et des savoirs pérennes en milieu organisé. C’est ce que souligne J.-M. Barbier (2011) en analysant, de façon transverse, un ensemble de dispositifs de formation basés sur la production de savoirs en situation de travail. De son côté, Y. Clot (1999) repère deux facettes dans les processus d’apprentissage. Tout d’abord, une facette collective, qu’il appelle le genre : fruit des solidarités présentes et passées, il permet de préciser le sens commun de l’activité et fournit un ensemble de contraintes et de ressources que les travailleurs s’imposent, et qui leur permettent de n’avoir pas à recréer, dans chaque configuration, leurs ajustements. Par ailleurs, Y. Clot identifie une facette individuelle, le style, par lequel chaque professionnel, en fonction de sa trajectoire personnelle, possède sa version du genre, qu’il contribue ainsi à perfectionner, sous le regard évaluatif de ses maîtres et pairs. L’articulation entre les dimensions individuelles et collectives de l’apprentissage permet aux travailleurs de recomposer progressivement leurs capacités d’apprentissage et les savoirs à caractère générique, leur permettant de s’adapter aux évolutions futures de leur activité.
Enfin, comme le soulignent (Lallement et Metzger, 2009), pour comprendre les exigences contemporaines d’acquisition de savoirs dans les organisations productives, il est indispensable : d’une part, de tenir compte du fait que les salariés sont confrontés à des séries de transformations de leur cadre d’activité - changement permanent ; et d’autre part, de ne pas s’en tenir à la seule question des compétences individuellement nécessaires pour occuper un poste, mais d’examiner la possibilité effective de se projeter dans un avenir structurant, de donner du sens à son activité, de pouvoir contester en argumentant les décisions organisationnelles et gestionnaires.
Les deux catégories de rapport à la formation
Ces considérations soulignent qu’apprendre, particulièrement dans un cadre professionnel, exige, de la part des individus, un engagement qui sera d’autant plus consenti que les savoirs à acquérir prennent du sens au regard des processus cognitifs, mais aussi des pratiques professionnelles et des objectifs visés. C’est reconnaître la nécessité de prendre en compte le type d’intérêt qui conduit à se former et le caractère social de l’appropriation de ces savoirs.
S’agit-il, avant tout, d’acquérir des savoirs « à partir des pratiques, pour les pratiques » (Barbier, 2011), d’apprendre essentiellement pour réaliser une tâche, se maintenir sur son poste ou en changer ? Dans ce cas, se former est un moyen, un instrument au service d’un objectif. L’on parlera, en référence à la rationalité en finalité wébérienne (Weber, 1995/1922), de rapport instrumental aux savoirs et à la formation.
Ou veut-on, dans une démarche autoréflexive, apprendre avant tout pour élargir ses connaissances, progresser dans la compréhension du réel, trouver du sens ? Se former constitue alors une fin en soi, un processus jamais achevé « de réappropriation critique des connaissances » (Lallement, 2003). Dans ce cas, nous parlerons de rapport réflexif aux savoirs et à la formation, en nous inspirant des réflexions de Michel Lallement. Pour ce dernier, en effet, dans la modernité réflexive qui est la nôtre, si les individus peuvent devenir plus autonomes et conscients, c’est parce que les institutions, en particulier le travail et la formation, s’efforcent, non sans contradiction, d’« intégrer des informations de nature diverses (dont les savoirs savants) pour améliorer leurs modes d’action et de régulation ».
De ces analyses nous retiendrons que deux façons d’envisager les dispositifs de formation, notamment en entreprise, s’opposent :
– dans la première, l’instrumentale, l’acquisition de savoirs est mise au service d’autres objectifs que ceux de la connaissance. Elle consiste à n’enseigner que les savoirs et savoir-faire (jugés) strictement nécessaires à l’exécution de tâches, elles-mêmes considérées comme intégralement décrites par un protocole prescriptif. Dans cette perspective, le dispositif de formation numérique et pédagogique, conçu pour que le temps d’apprentissage soit le plus court possible, vise à faire acquérir uniquement des schèmes d’action opératoires, élémentaires, centrés sur l’exécution d’une succession de tâches, donc faiblement transférables. Cette approche limite l’acquisition ou l’enrichissement de méta-compétences, réduit les progrès dans l’abstraction et les possibilités ultérieures d’évolution. Nous retrouvons ici les analyses développées par M. Altet (2008) à propos des pratiques des enseignants en stage ;
– dans la seconde, la réflexive, le fait d’apprendre demeure une fin en soi et l’appropriation de méta-compétences est recherchée au même titre que les compétences spécifiques. La pédagogie et le dispositif de formation sont conçus de manière à ce que l’individu fasse des liens structurés et subtils entre différents domaines, différentes classes d’objets et de systèmes explicatifs. Une telle approche va favoriser une prise de conscience préalable de problèmes à résoudre, une capacité à élaborer des diagnostics sur des situations variées, à identifier et résoudre des incompatibilités ou des contradictions entre les protocoles prescriptifs et les cadres pertinents d’action. Cette façon d’apprendre passe par une construction sociale des savoirs, qui s’appuie sur des échanges avec les formateurs, les autres apprenants, les pairs, les collègues, aussi bien en formation qu’en situation de travail (Barbier, 2011).
Si ces deux rapports à la formation peuvent être mis en évidence, d’abord, au niveau des stratégies de formation en entreprise, ils peuvent également caractériser les postures des salariés eux-mêmes : certains peuvent développer un rapport majoritairement réflexif et d’autres, un rapport essentiellement instrumental. De plus, comme toutes les figures idéal-typiques, ces deux rapports à la formation ne se rencontrent pas de façon aussi tranchée dans la réalité, chaque configuration comprenant une part variable de chaque attitude.
Numérisation et rapport aux savoirs
Examinons, tout d’abord, la pertinence de ce cadre d’analyse pour rendre compte, de façon générale, de la manière dont les usages des outils numériques influencent les modalités d’apprentissage et le rapport à la formation.
En premier lieu, l’emploi massif des dispositifs numériques accélère la circulation d’importants volumes d’informations, disparates, éphémères, contradictoires, qu’il faudrait instantanément savoir qualifier, trier, interpréter pour les incorporer aux connaissances acquises. Or, comme le soutient Dominique Boulier (2016), loin de conduire à une société de la connaissance, la circulation accélérée d’une telle masse d’informations se heurte à « la rareté de l’attention et à la compétition pour capter l’information », ce qui entraine « une transformation des formats orientés vers le court ». Un tel contexte est donc peu favorable à l’acquisition de capacités d’apprentissage et de savoirs pérennes et généralistes.
De plus, comme le montrent les travaux sur l’écriture des médias informatisés dans la formation (Davallon et al., 2007), le dispositif numérique est, le plus souvent, envisagé par ses concepteurs comme moyen neutre de diffusion de contenus, ces derniers étant supposés être des « savoirs » qu’il suffit de faire circuler en dehors de toute médiation sociale, collective et symbolique. Dès lors, en reléguant à l’arrière-plan le rôle socio-pédagogique des enseignants, en occultant l’importance des médiations qu’ils apportent (notamment en présentiel, à travers des apprentissages informels, des échanges spontanés…), cette logique communicationnelle considère que former c’est transmettre une liste de contenus donnés, délivrés à des échéances planifiées, comme si les savoirs étaient disponibles dans des sortes d’entrepôts, hors des relations sociales qui contribuent à les faire émerger et acquérir. On peut alors faire l’hypothèse que cette façon de conformer les modes de communication, de les décontextualiser, de les réduire à l’échange instantané de paquets de contenus univoques, issue d’une rationalité instrumentale, favorise à son tour l’adoption, chez les apprenants, d’un rapport instrumental à la formation, qui prend le pas sur une rationalité communicationnelle authentique (Chardel et Reber, 2011) et l’adoption d’un rapport plus réflexif aux savoirs.
Dans le prolongement de ces premiers résultats, on peut faire l’hypothèse que les dispositions à adopter tel ou tel rapport à la formation sont inégalement distribuées parmi les salariés. En sorte que, s’il se confirmait que l’introduction de dispositifs numériques favorise l’adoption d’un rapport instrumental à la formation, les salariés ayant, préalablement, acquis et expérimenté ce type de rapport, seraient mieux préparés à participer activement aux formations numérisées.
Une conception basée sur un rapport instrumental à la formation
C’est ce que nous proposons de vérifier dans le cas de Coocanim, en nous intéressant, tout d’abord, aux rapports à la formation qu’ont adoptés les concepteurs et les animateurs de Coocanim.
La structure du dispositif comme reflet d’une rationalité instrumentale
Comme nous l’avons mentionné, les concepteurs de Coocanim ont organisé la formation en sept séquences, chacune sous la supervision d’un « animateur » différent. Or, de tels choix de structure reflètent une conception très particulière des dynamiques d’apprentissages et du rôle du formateur. En imaginant que l’animation pouvait être découpée en unités d’accompagnement cloisonnées, l’ingénierie pédagogique envisage les nouvelles compétences de l’enseignant comme réductibles à la maîtrise d’un ensemble de techniques de communication élémentaires : consulter un forum, inciter les apprenants à répondre aux questions posées par d’autres apprenants (les posts), consulter les réponses et, éventuellement, apporter des pistes de réponse en suggérant où trouver des réponses. Il est sous-entendu que, pour former avec le numérique il suffit (presque) de faire circuler des informations.
Dès lors, il semble peu utile de posséder une expérience pédagogique et de connaître le contenu des enseignements – le fond –, pas plus qu’il ne semble nécessaire de s’interroger sur le niveau préalablement atteint par les apprenants, notamment leur maîtrise des précédentes séquences et leur compréhension du sens de la démarche. Ainsi, considérée comme une activité de « facilitation », l’animation – à laquelle se résume ici l’activité du formateur – semble pouvoir être effectuée sans grande préparation et, notamment, de façon indépendante d’une séquence à l’autre.
En cela, les concepteurs appliquent les principes de la rationalité instrumentale (Habermas, 1976) au métier de formateur-animateur : décomposition-recomposition du travail en éléments simples et non redondants, standardisation des tâches, normalisation des comportements et des pratiques de communication. Ils contribuent ainsi à accroître la parcellisation de cette activité.
De plus, quand on observe la manière dont, concrètement, la question de la coordination entre animateurs (d’une séquence à l’autre, voire sur l’ensemble des séquences) a été envisagée, on constate qu’elle a été, de fait, sous-estimée, la mise à disposition des traces numériques sur les forums et des réunions téléphoniques étant supposée faire office d’éléments de liaison suffisants. Or, pour jouer un rôle en tant que formateur, il est nécessaire de posséder une vision panoramique de l’avancement de tous les apprenants.
En réalité, au-delà de l’absence de coordination entre animateurs, cette façon de penser la formation numérisée reflète l’un des principes de la division du travail entre conception – de Coocanim – et exécution – l’animation.
À cela s’ajoute le fait que les formateurs-animateurs ignorent le profil des apprenants en ligne : ils ne connaissent d’eux que la liste des noms et les traces numériques (« posts ») laissées par une partie d’entre eux sur les forums. Ils s’interrogent sur les raisons pour lesquelles ceux qui n’interviennent pas sur les forums restent « silencieux » : ont-ils déjà les réponses, ou n’osent-ils pas s’exprimer, de peur d’apparaître incompétents aux yeux de tous ? Les animateurs ne savent pas non plus si ceux qui ne « s’expriment » pas lisent les questions et les réponses, s’ils ont décroché, etc.
Il leur est d’autant plus difficile d’interpréter à bon escient les traces ou les absences de traces laissées sur les forums, que, chaque semaine – chaque séquence – plusieurs fils de discussions ont lieu en parallèle et que ce nombre augmente au fur et à mesure du déroulement du cursus.
Une telle absence de visibilité entrave forcément la possibilité d’établir des liens sociaux et appauvrit l’intersubjectivité. Or, comme nous l’avons souligné plus haut, les dimensions sociales de la relation pédagogique sont centrales, y compris du point de vue du formateur. Privés de relations incarnées, empêchés d’intervenir en tant que « sachants », manquant d’une vision globale sur l’avancement de leurs apprenants, les apprentis animateurs sont démunis et ont du mal à s’adapter à la nouvelle configuration.
Tous ces éléments montrent que Coocanim a été conçue en adoptant un rapport instrumental à la formation, ce qui amène les formateurs-animateurs à adopter à leur tour un rapport instrumental. D’autant plus que ces animateurs volontaires ne se sont pas vus allouer du temps spécifique pour l’animation des séquences du COOC.
Tout compte fait, ces mêmes éléments peuvent être interprétés comme autant de facteurs entravant, chez les formateurs volontaires, la conversion de potentialités en capacités effectives à animer, et renforçant, plus généralement, les risques d’accès inégal aux formations numérisées.
Adopter un rapport instrumental : des dispositions inégalement distribuées
En effet, tous les formateurs ne disposent pas des mêmes compétences, des mêmes savoirs et savoir-faire pour pratiquer l’animation de dispositifs d’apprentissage à distance. Non seulement tous ne sont pas familiers avec l’usage des plateformes numériques ou avec les postulats des pédagogies promues, mais tous n’ont pas la même capacité à développer un rapport instrumental à la formation. Selon nos observations, ceux qui sont particulièrement aptes à réussir leur conversion vers « l’animation numérique » sont ceux qui ont déjà suivi, d’abord en tant qu’apprenant, puis en tant qu’animateur, des formations à distance avec des outils numériques. Après une ou plusieurs expériences relativement bien assumées, ils sont curieux d’approfondir leur maîtrise de ce domaine d’activité qui leur paraît promis à un riche avenir. S’ils tentent donc l’aventure d’animer Coocanim, c’est par souci de continuer à se perfectionner, sachant que cette formation est présentée comme innovante.
L’adoption d’un rapport instrumental à la formation, rendu nécessaire par la conception de Coocanim, sera ainsi d’autant plus aisée que l’animateur est lui-même dans une optique d’évolution professionnelle et qu’il s’attend à ce que son engagement dans cette expérimentation soit pris en compte dans la perspective d’une future évolution du poste : promotion, amélioration de ses conditions de travail, par exemple, par une réduction des déplacements caractéristiques de leur métier.
Le rapport à la formation des apprenants
Examinons maintenant dans quelle mesure la mise en œuvre du dispositif Coocanim conduit les apprenants-formateurs [2] à adopter un rapport à la formation de type instrumental ou réflexif et dans quelle mesure ces apprenants possèdent ou non les dispositions requises pour adopter le rapport le plus pertinent à cette formation.
Un tel questionnement revient à rechercher si les apprenants, en suivant les différents modules et séquences de Coocanim, vont pouvoir acquérir majoritairement des connaissances très générales sur la pédagogie et l’ingénierie pédagogique en milieu professionnel, leur place de formateur dans les processus globaux d’apprentissage, les apports et les limites de la numérisation de leur activité, notamment, en s’appuyant sur les leçons de précédentes expérimentations d’e-learning. Nous pourrions alors en inférer que Coocanim encourage l’adoption d’un rapport réflexif à la formation.
A contrario, la mise en œuvre des consignes et le cadre dans lequel Coocanim a été introduit, amènent-ils les apprenants à acquérir des savoirs et savoir-faire partiels, parcellaires, fragmentés, élémentaires, ne permettant guère d’accéder à une vision suffisamment large de la numérisation, pour prendre, en tant que formateurs, des initiatives pertinentes et, éventuellement, de se préparer à de futures évolutions technologiques ? Il s’agirait dans ce cas de l’adoption d’un rapport instrumental à la formation.
Pour répondre, nous allons présenter les raisons pour lesquelles ces salariés ont voulu suivre cette formation. Ces raisons nous sont apparues révélatrices à la fois de la propension à adopter une posture instrumentale et de l’inégale distribution des capacités à se former avec les dispositifs numériques intégralement à distance.
Conditions favorisant l’adoption d’un rapport instrumental
Une partie des apprenants interviewés se sont inscrits à cette formation, essentiellement pour actualiser leurs connaissances en matière d’utilisation du numérique dans le cadre de leur fonction ou de leur métier. C’est tout particulièrement le cas pour les formateurs et les ingénieurs pédagogiques qui cherchent à se faire une idée des outils mobilisables dans leurs activités, en connaître les apports, mais aussi les limites. Ces salariés ne cherchent donc pas à obtenir de certification, celle-ci, selon eux, ne serait de toute façon pas reconnue par leur hiérarchie pour peser dans l’obtention d’une promotion. D’autres apprenants, parallèlement inscrits à un cursus certifiant interne ou diplômant externe, ont voulu suivre cette formation pour chercher des informations supplémentaires nécessaires à leur cursus, sur des points précis relatifs aux usages du numérique dans une visée pédagogique. Ils assimilent ce temps à un « temps passé en bibliothèque ». Pour ces salariés, l’objectif n’est pas, non plus, de réaliser un mémoire ni d’obtenir la certification.
Pour une autre fraction des apprenants interviewés, le suivi de cette formation correspond à leur volonté d’acquérir des compétences pour assumer de nouvelles missions, notamment en tant que formateur, mais également en tant que responsable de communication. Il peut s’agir également de formatrices, qui, pour le moment, semblent bloquées pour des raisons familiales et reportent cette évolution - devenir formateur-concepteur, voire ingénieur pédagogique - à plus tard, lorsque les enfants seront devenus suffisamment autonomes, que leur conjoint sera plus mobile professionnellement. Dans ce cas, la perspective d’obtenir la certification s’ajoute à d’autres certificats internes, voire à des diplômes universitaires acquis hors temps de travail, dans la perspective d’une valorisation ultérieure.
Certains salariés, suite à une réorganisation ou à un changement de poste, voient dans le suivi de cette formation un moyen de s’intégrer dans un collectif de travail : ils pensent apprendre ainsi une partie des bases qui leur manquent, le vocabulaire, les notions indispensables, mais aussi apprendre à se situer par rapport à leurs collègues. C’est notamment le cas des jeunes apprentis et stagiaires qui n’ont suivi le COOC que pour mieux s’insérer professionnellement, pour se « signaler » aux yeux de leurs collègues, plus anciens, qui connaissent mieux le métier.
La perspective de suivre cette formation entièrement à distance et de façon asynchrone constitue une opportunité pour ceux qui sont beaucoup en déplacement pour dispenser des cours en présentiel, ou bien encore, ceux dont les tâches d’animation se sont intensifiées. Pour eux, le suivi de ce COOC, hors temps de travail, s’avère le seul moyen pour se tenir au courant des évolutions liées à la digitalisation de l’animation/formation. Ajoutons que suivre cette formation expérimentale peut être vu comme une manière de montrer son adhésion à la stratégie interne de l’entreprise. Certains managers incitent, en effet, leurs équipes à suivre le COOC « pour avoir un train d’avance sur la digitalisation ».
Enfin, certains apprenants s’inscrivent à cette formation pour des raisons non professionnelles, du fait d’un contexte familial particulier. Par exemple, certains salariés ont des enfants rencontrant des difficultés d’apprentissage/mémoire, notamment dans un cadre scolaire. Le salarié, à la recherche de toute idée pertinente, s’inscrit au COOC pour identifier de nouvelles techniques, ou de nouvelles informations pour aider son enfant en difficulté.
En somme, pour une partie des apprenants - que l’on pourrait qualifier d’acteurs stratèges -, la structure modulaire, le rythme asynchrone et les contenus numériques élémentaires constituent autant d’opportunités pour accéder à des informations, certes limitées et fragmentaires, mais qu’ils jugent utiles, à court terme, pour améliorer leur pratique, progresser dans la réalisation de leur projet professionnel ou la résolution d’une difficulté personnelle. Ils développent ainsi un rapport instrumental aux apprentissages, manifestant simultanément leur volonté d’adhérer au nouvel esprit de la formation. Leur plus grande capacité à tirer avantage de Coocanim en adoptant la posture appropriée (instrumentale) s’explique partiellement par le fait qu’ils possèdent les dispositions requises.
A contrario, l’incapacité qu’ont rencontrée une partie des apprenants à suivre intégralement Coocanim, est révélatrice : de l’inégale distribution des dispositions préalablement acquises ; de l’inégale possibilité de compter sur un collectif pour élaborer des savoirs à partir des informations mises à disposition, leur donner du sens en situation de travail ; et de l’inégale exposition vis-à-vis des contraintes organisationnelles, notamment temporelles, dans lesquelles évoluent les salariés. En particulier, dans certaines configurations où la gestion du temps ne laisse guère de souplesse aux salariés, l’absence de séquences en présentiel porte en germe des risques de démotivation, réduisant fortement les apports de la formation.
Le dispositif numérique influe sur l’adoption d’un rapport instrumental
Et ce, d’autant plus que la conception du dispositif a privilégié la fragmentation des savoirs et savoir-faire (découpage en une multitude de contenus et granules placés sur un même plan, absence de documents de référence structurés et synthétiques), au détriment d’une vision d’ensemble, par exemple, sur les apports et les limites des outils numériques dans une dynamique d’apprentissage. L’ergonomie de la plateforme n’a pas facilité, non plus, la mise en lien des savoirs : navigations hasardeuses, accumulation des fils de discussions, outils d’évaluation inadéquats. De plus, le choix du tout à distance, des temps courts et de l’individualisation des parcours réduisent le lien social à l’usage d’artefacts communicationnels.
En effet, la volonté de rendre les apprenants acteurs de leur formation a conduit les concepteurs à mettre à disposition, pour chaque séquence, une importante palette de contenus non hiérarchisés et non ordonnés, laissant à l’initiative de chacun le soin de trouver comment cheminer de façon appropriée pour identifier les savoirs pertinents. Si l’intention initiale vise à rendre les salariés plus autonomes, cette injonction à la responsabilisation n’est efficace qu’à condition de s’adresser à des individus : d’une part, possédant un niveau minimum de connaissances en matière de pédagogie et d’ingénierie pédagogique, pour s’orienter, a priori, dans le dédale des supports et des thèmes de Coocanim ; et d’autre part, ayant acquis un degré minimum d’autonomie – et de confiance en eux – dans les démarches d’auto-apprentissage, déjà familiers avec ce type d’approche, prêts à expérimenter, tâtonner, avancer sans être certains des réponses, etc. Or, la réalité des dispositions préalablement acquises par l’ensemble des apprenants présente une grande dispersion, les uns n’hésitant pas à « naviguer », presque sans y penser, entre les différents ilots de contenus, les autres voyant au contraire dans cette absence de fil conducteur une difficulté d’autant plus insurmontable qu’ils demeurent isolés. À cela s’ajoute le fait que l’ergonomie de la plateforme, elle aussi supposée intuitive, donne le sentiment aux utilisateurs qu’ils ne peuvent revenir sur leurs pas, passer d’une fonctionnalité à une autre. Cela se traduit par des navigations tâtonnantes qui favorisent le « zapping, la fragmentation des savoirs », comme nous l’ont expliqué plusieurs apprenants.
Tous ces éléments, résultant de choix de conception, entravent la possibilité d’établir des liens entre informations « atomisées » et empêchent la construction d’un savoir plus global, généralisant, c’est-à-dire permettant d’intégrer les éléments de connaissances dans une perspective d’ensemble.
Dans un tel contexte, les apprenants sont d’autant plus amenés à adopter un rapport instrumental à la formation, qu’ils ne peuvent y consacrer qu’un temps court : entre deux et quatre heures par semaine. Aussi vont-ils avoir tendance à se contenter de repérer, au sein d’une importante masse d’informations peu hiérarchisées, celles qu’ils vont pouvoir utiliser à court terme, compte tenu de leurs tâches actuelles et de la perception des évolutions probables de leur activité. Nombreux sont, en effet, les interviewés qui ont essentiellement retenu de Coocanim, la liste des outils qu’ils pensent pouvoir utiliser pour concevoir ou animer de nouveaux modules. Dit autrement, cette formation a permis, à ceux qui ont adopté une posture instrumentale, d’acquérir un savoir pratique élémentaire, rapidement appropriable et mis en œuvre dans le cadre de leur travail. Nous retrouvons la recherche de performance immédiate sur un poste spécialisé que G. Friedmann distinguait du savoir complet possédé par le spécialiste, l’homme de métier.
Par ailleurs, la juxtaposition de discussions au sein du forum et la succession de plusieurs fils de discussions accentuent ou démultiplient la fragmentation des savoirs et simultanément s’opposent à l’établissement de liens entre eux. En effet, l’accès au savoir en ligne est perturbé à la fois par l’accumulation de fils de discussions – qui oblige à les passer tous en revue sans vision d’ensemble – et par l’incertitude qui subsiste à l’issue de leur lecture : soit les questions demeurent sans réponse, soit les réponses ne font que renvoyer à d’autres interrogations, puisque, souvent, les répondants se réfèrent à un site internet, un ouvrage, une ressource de Coocanim, sans trancher définitivement. Cette diffraction du doute entre en tension avec l’objectif affiché de développer l’autonomisation dans les apprentissages.
Les outils d’évaluations de Coocanim - en l’occurrence les quiz électroniques proposés à la fin de chaque séquence - aident-ils pour autant à réduire ces incertitudes ? On pourrait en effet penser que leur utilisation permettrait aux apprenants d’identifier précisément leurs acquis et leurs lacunes, leur signalant ainsi les points à approfondir. Toutefois, on peut en douter, au vu des interviews des apprenants, les quiz ne mettant pas explicitement en exergue les définitions insuffisamment maîtrisées ni n’indiquant les pistes pour progresser.
Plus globalement, l’adoption d’un rapport instrumental à la formation résulte du manque d’intersubjectivité que la numérisation de la formation engendre. En effet, Coocanim ayant été bâtie en application stricte du tout à distance, les apprenants et les animateurs ne se rencontrant jamais en présentiel, le côté informel des pratiques d’apprentissage fait totalement défaut. Or, cet isolement se fait particulièrement ressentir sur la construction sociale des savoirs, lorsque les apprenants ne se connaissent pas et ne disposent pas de l’aisance attendue pour apprendre en toute autonomie.
Même si les concepteurs ont essayé de compléter le dispositif d’échanges entre apprenants par des réunions téléphoniques, à la fin de chaque semaine, l’intersubjectivité a fait défaut : ceux qui prenaient la parole lors de ces réunions étaient les plus avancés dans le suivi du COOC et non pas ceux qui avaient des questions de compréhension ou des difficultés dans le maniement du dispositif.
En d’autres termes, en matière de construction sociale des savoirs, les usages des outils dits de communication ne se substituent pas aux relations intersubjectives de face à face. En effet, les rédacteurs des messages « postés » étant invisibles, désincarnés, se pose la question de la valeur à accorder aux informations et commentaires qu’ils fournissent. Une telle incertitude limite l’intérêt vis-à-vis des contenus et la richesse des échanges.
Ce que corroborent plusieurs enquêtes montrant que le taux de participation aux forums sur les MOOC, de manière générale, est très faible (Breslow et al., 2013) et qu’il tend même à décroître à mesure que les apprenants progressent dans leur cursus (Stephens-Martinez et al., 2014).
Des formateurs inégaux face à la numérisation de la formation
Tout compte fait, les choix effectués lors de la conception du dispositif pédagogique et des supports numériques associés reflètent un rapport majoritairement instrumental à la formation. Face à des savoirs fragmentés et à une intersubjectivité affaiblie, sans avoir une vision globale sur l’avancée des apprenants, les formateurs à qui il est demandé de se muer en animateurs adoptent eux-mêmes un rapport instrumental aux savoirs, à leur pratique et leur métier. Mais tous ne possèdent pas les dispositions requises, ce qui introduit des inégalités entre eux, certains se sentant parfaitement à l’aise dans ce nouveau rôle, d’autres ne parvenant que très difficilement à l’exercer.
Quant aux apprenants – ici, rappelons-le, des acteurs de la formation s’initiant aux usages pédagogiques du numérique -, ceux qui acquièrent de nouvelles connaissances sont majoritairement ceux qui parviennent à adopter, intentionnellement ou non, un rapport instrumental à la formation et à l’acquisition de savoirs. Ils retirent du suivi de ce type de COOC des savoirs ponctuels, utiles à court terme, mais peu mobilisables dans le cadre d’une évolution plus globale de leur métier. De plus, les choix pédagogiques se traduisent par une absence ou réduction des occasions d’échanger et de s’entraider, donc de construire collectivement les savoirs. Enfin, tous ne bénéficient pas, compte tenu de leurs contraintes professionnelles, de contextes environnementaux favorables (organisation du temps de travail trop contrainte ; suivi du COOC non légitime aux yeux des managers ; certification non reconnue par la hiérarchie, etc.). Cette dispersion des capacités se traduit par une inégalité, chez les apprenants, à adopter un rapport instrumental aux savoirs, ce qui explique qu’une partie d’entre eux décrochent.
Le bilan de la mise en œuvre de Coocanim est ainsi doublement décevant :
– ceux qui s’en tirent le mieux sont majoritairement ceux qui ont acquis les dispositions préalables pour développer un rapport instrumental aux savoirs et qui travaillent dans un contexte favorisant cette attitude. Mais, choisissant d’abandonner dès leurs « objectifs » personnels atteints, leurs acquis sont fragmentaires, pauvres, peu propices à des initiatives pertinentes ;
– quant à ceux qui sont dépourvus de ces dispositions et/ou qui travaillent dans un environnement défavorable à l’adoption d’un rapport instrumental, leur abandon est subi – ils auraient souhaité achever leur formation. Ils ne cherchent pas à mobiliser dans leur activité les quelques connaissances acquises.
Rapport instrumental et industrialisation de la formation
Ainsi, l’étude de ce dispositif qui combine numérique, tout à distance et reconversion du formateur en animateur, dans une visée de digitalisation de l’entreprise, montre, tout d’abord, qu’il incarne une nouvelle étape dans l’industrialisation de la formation. En effet, Coocanim mobilise les différents marqueurs de cette catégorie : des éléments de rationalisation du métier de formateur et de l’organisation de leur travail ; des éléments de technologisation, avec le recours à une plate-forme d’autoformation et d’animation à distance ; et des traits d’idéologisation, puisque son introduction vise moins à accroître les capacités d’autonomisation des acteurs de la formation qu’à contribuer à la transformation digitale de l’entreprise.
Mais surtout, ces analyses suggèrent qu’en franchissant une nouvelle étape dans ce processus d’industrialisation, les promoteurs de la « révolution numérique » sont susceptibles de changer la nature même de la formation, en privilégiant l’adoption d’un rapport instrumental à l’acquisition de savoirs. Cette dénaturation porte d’abord sur les professionnels de la formation : une telle industrialisation ne s’accompagnant pas de l’émergence de nouveaux métiers (Gadrey, 1994), mais au contraire de la dissolution de la fonction de formation en accompagnement de démarches de rationalisation (Barbier et al., 1996), nous pourrions parler d’industrialisation radicale. Bien entendu, il s’agit là d’une hypothèse qui serait à étayer par d’autres analyses portant sur un grand nombre de dispositifs similaires employés dans des contextes professionnels.
Une autre évolution, qui favoriserait l’adoption ou l’expression d’un rapport plus autonomisant aux savoirs, notamment en cherchant à prévenir les causes des difficultés rencontrées par les apprenants, peut être envisagée. Parmi d’autres orientations, on peut retenir : la prise en compte des multiples dimensions du métier de formateur en entreprise ; le recours aux relations intersubjectives non médiatisées ; le souci de favoriser ou de ne pas entraver les pratiques collectives par lesquelles les acteurs donnent un sens plus large aux savoirs fragmentaires acquis (Clot, 1999). En remettant ainsi l’accent sur les dimensions collectives et sur les espaces de coprésence de l’apprentissage, en préservant ou favorisant les démarches réflexives par lesquelles les formateurs pensent le réaménagement de leurs pratiques, il serait possible de limiter l’importance du rapport instrumental à la formation et de réduire les inégalités qui accompagnent les transformations gestionnaires de leur travail. Nous pourrions alors parler d’industrialisation réflexive, cette réflexivité ne serait pas centrée sur l’individu ou la démarche pédagogique (Vacher, 2015), mais concernerait l’institution de formation dans son ensemble, et aurait pour « intérêt de connaissance majeur (…) celui du sens (…) au service de l’autonomie collective et individuelle » (Lallement, 2003).
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Référence électronique
Anca Boboc et Jean-Luc Metzger, « Le numérique vecteur d’un rapport instrumental aux savoirs ? », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 15 décembre 2019, consulté le 14 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/4152 ; DOI : 10.4000/dms.4152
Auteurs
Anca Boboc
Orange labs
anca.boboc@orange.com
Jean-Luc Metzger
Université d’Évry - Université Paris Saclay
metzger_jean-luc@orange.fr
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