Un article de Abdelkader Lahmar et Nicole Poteaux repris de la revue Distance et Médiatioons des Savoirs, une publication sous liecence CC by sa
Introduction
« Un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas » écrit Lao Tseu. Que l’on soit touriste ou grand aventurier, les périples apportent leur lot de découvertes et de mésaventures. La généralisation des voyages à l’étranger favorise la propagation de maladies infectieuses et autres risques (accident, décompensation de maladie chronique préexistante, etc.). La médecine des voyages trouve sa place dans le conseil aux voyageurs afin de minimiser ces risques. Elle a pour but de promouvoir, faciliter, coordonner, stimuler la prévention et la prise en charge des maladies et autres problèmes de santé liés aux voyages.
Pour le professionnel de santé, se pose régulièrement la question de l’adaptation nécessaire de notre pratique en fonction des évolutions de nos modes de vie, en particulier techniques et technologiques. Les mutations actuelles nous entraînent vers une société de l’information qui serait « une société où tout le monde, sans distinction, a les moyens de créer, de recevoir, de partager et d’utiliser librement informations et connaissances pour son épanouissement économique, social, culturel et politique » (Pinet, 2003).
Cet article s’inscrit dans les objectifs de la revue Distances et médiations des savoirs en interrogeant l’intérêt potentiel des formations à distance d’un point de vue pluridisciplinaire, au croisement des sciences de la santé, de l’éducation et des sciences informatiques. Issu de domaines encore jeunes, en particulier la pédagogie des sciences de la santé et la santé numérique, cet article est à considérer comme un « travail en cours », une première brique venant contribuer à la réflexion et à la structuration de la recherche concernant la prévention en santé grâce aux avantages de la formation à distance. « La question des logiques de conception renvoie à de multiples paramètres. Il est donc possible, dans un premier temps, de croiser ces différents éléments afin de pondérer leur portée ; ce qui ferait de la logique de conception d’un dispositif une praxéologie, un arbitrage entre vecteurs de force centripète, étant entendu qu’il est impossible de satisfaire autant de paramètres divers et parfois divergents » (Bourdet, 2014). Nous visons donc à dégager, grâce à cette étude, des éléments qui permettraient de mieux construire une démarche de gestion de projet éducatif en santé mobile, en prenant en compte les pratiques existantes. Il s’agit donc plus d’une réflexion sur les stratégies organisationnelles et les démarches de conception, que sur les stratégies pédagogiques envisagées pour un projet donné.
Contexte
Les sources d’informations pour le voyageur sont nombreuses et de qualité variable. De plus, seule la moitié des voyageurs recherchent des informations concernant leur santé avant un départ. Le médecin généraliste représente alors la source d’information la plus sollicitée par les voyageurs (plus de 50 % des voyageurs s’informant avant un départ consultent un médecin généraliste). Parmi les voyageurs n’ayant pas cherché d’informations, certains pensent en avoir déjà suffisamment (40,9%), d’autres ne courir aucun risque (20,2%) et/ou n’ont pas conscience que cela pouvait être nécessaire (18,7%) (Van Herck et al., 2004).
Une conception usuelle fortement répandue veut qu’un patient informé soit un patient compétent pour gérer sa santé. Il est effectivement tentant de simplement répondre aux questionnements de voyageurs par une simple diffusion de savoirs. En pratique, la durée de la consultation médicale est trop limitée pour aborder de nombreux sujets et laisse à certains praticiens une impression de prise en charge incomplète ou de qualité diminuée (Marchand, Merrina, Gagnayre et Bouchaud, 2017). En outre, les informations retenues sont limitées, voire erronées. Différentes recherches ont ainsi montré que les voyageurs disposaient de connaissances très faibles concernant les précautions à prendre durant un voyage, notamment du fait d’une faible perception de l’utilité de l’information obtenue (Wannin, 2010 ; Lestelle, 2013) et présentent un défaut de prise en compte des conseils, probablement en partie lié à un problème de transfert des connaissances lors du voyage (Rino, 2013). Ces mêmes études soulignent aussi la nécessité de personnaliser l’information du voyageur, notamment la pertinence d’une éventuelle mise à disposition de l’information via les appareils mobiles (Lestelle, 2013). Il s’agit pour le voyageur de développer des compétences pour mieux gérer sa santé en voyage. Nous parlons bien ici de compétences, et pas seulement de connaissances. L’apport de connaissances est nécessaire, mais non suffisant à une modification des comportements de prévention. Certaines compétences visées ne sont pas spécifiques au voyage, comme soigner une plaie bénigne par exemple. D’autres compétences visent justement à développer un agir en situation spécifique au voyage. Il est difficile de détailler précisément ces compétences, étant donné qu’elles dépendront du contexte du voyage et du voyageur. Néanmoins, on pourra les résumer de la manière suivante : « Identifier le niveau de risque de […] » et « Adopter les mesures de prévention adaptées au niveau de risque identifié ». L’exemple le plus parlant est probablement l’alimentation : « Identifier le niveau de risque infectieux lié à l’alimentation dans le cadre d’un voyage en […] ». Aujourd’hui, la prévention liée à l’alimentation repose par simplicité sur une opposition entre cuisine de rue et établissement de restauration de standing plus élevé. Or cette opposition est schématique, caricaturale et parfois inapplicable dans certains contextes. L’identification du niveau de risque par le voyageur est non seulement plus pertinente au vu de la multiplicité des situations précises possibles, mais aussi parfaitement accessible à tout voyageur bien informé.
Nous considérerons donc ici le voyageur comme un apprenant en santé, pour qui il sera nécessaire d’acquérir des compétences, notamment à travers une application mobile, mais certainement pas grâce à ce seul outil. Une étude descriptive des pratiques en consultation de médecine des voyages menée en 2017 au sein de la Société de médecine des voyages conclut par des propositions d’amélioration de l’approche pédagogique en conseil aux voyageurs (Marchand, Merrina, Gagnayre et Bouchaud, 2017). Au décours de cette étude, Cegolon, Heymann, Lange et Xodo (2017) insistent sur la nécessité de considérer d’autres méthodes de prévention complémentaires à la consultation individuelle, et notamment l’utilisation d’outils numériques. Ils considèrent le voyageur comme une personne entamant un processus de transformation de son cadre de référence vers un cadre plus approprié à préserver sa santé (en termes de connaissances théoriques et pratiques, d’habitude, de comportement, etc.) (Cegolon, Heymann, Lange et Xodo, 2017).
Une réflexion concernant les aspects pédagogiques de l’apprentissage mobile dans le domaine de la santé nous parait donc indispensable. L’objectif de cette étude est de déterminer comment prendre en compte les enjeux pédagogiques au cours du processus de conception d’une application mobile de conseil en santé du voyageur. Nous ne prétendons pas là établir l’apanage des modalités d’ingénierie de formation de l’apprentissage mobile et en prescrire un point de vue unique. Il est plutôt question de dégager quelques principes utiles à la compréhension des particularités pédagogiques de la conception d’une application mobile à visée éducative. Cette compréhension est importante, qu’elle vienne simplement enrichir les connaissances sur l’apprentissage mobile ou aiguiller un éventuel concepteur d’application mobile dans son projet pédagogique.
Cadre conceptuel
À partir d’une problématique de santé, notre questionnement chemine donc vers une recherche à la confluence de la santé, des sciences de l’éducation et des sciences informatiques. Nous aborderons donc dans un premier temps les notions de santé mobile et d’apprentissage mobile sur lesquelles repose notre démarche. Ensuite, nous décrirons brièvement la méthodologie dominante dans la conception de projets numériques, afin d’abord de mieux cerner les pratiques actuelles et par la suite de mieux comprendre dans nos résultats l’intrication entre les contraintes de conception et les aspects pédagogiques. Enfin, nous aborderons les principaux enjeux pédagogiques à prendre en compte au cours du processus de conception.
Santé mobile
Le concept d’e-santé est défini comme « l’usage combiné de l’Internet et des technologies de l’information à des fins cliniques, éducationnelles et administratives, à la fois localement et à distance » (Conseil national de l’ordre des médecins, 2015). On distingue la santé mobile ou m-santé comme une partie intégrante, mais à part entière de l’e-santé, parmi d’autres domaines. L’observatoire mondial de l’e-santé de l’OMS définit la m-santé comme des « pratiques médicales et de santé supportées par des appareils mobiles, tels que les téléphones portables, appareil de surveillance médicale, assistant personnel, et autres appareils sans fil » (WHO Global Observatory for eHealth & World Health Organization, 2011). La m-santé se situe donc là où la santé, le numérique et la mobilité se rencontrent.
Apprentissage mobile
L’apprentissage mobile ou m-Learning consiste en « une éducation qui implique l’utilisation d’appareils mobiles pour permettre d’apprendre à tout moment et en tout lieu » (Vosloo, 2013). Il vient donc à la fois compléter l’apprentissage traditionnel scolaire, mais aussi décloisonner cet apprentissage pour le rendre disponible. « L’apprentissage prend alors les formes les plus diverses : on peut utiliser les appareils portables pour accéder aux ressources éducatives, se connecter aux autres ou créer du contenu, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle de classe. » (Vosloo, 2013).
Cette capacité à diffuser indépendamment du temps et du lieu des connaissances habituellement inaccessibles (ou difficilement) est l’une des caractéristiques fondamentales de l’apprentissage mobile. Souvent sous-tendu par une accessibilité à Internet, l’apprentissage mobile ne se restreint néanmoins pas à l’usage d’Internet sur appareil mobile. Il s’agit bien de cerner les avantages de la mobilité plutôt que de débattre sur les technologies qui la portent.
Processus de conception de projets numériques
Nous tentons de donner des pistes permettant de mieux cerner comment prendre en compte les enjeux pédagogiques au cours du processus de conception d’une application mobile. De facto, il faudra s’intéresser à ce processus de conception, en se rapprochant le plus possible de la réalité actuelle, où dominent les développements de projet numérique en santé ayant une démarche entrepreneuriale. Dans cette démarche particulière, on soulignera une approche fréquente dans le domaine du développement numérique : l’approche agile. Elle repose sur un cycle de développement itératif, incrémental et adaptatif et vise à avoir le plus rapidement possible un produit fonctionnel (même partiel), puis à le compléter et l’améliorer au fur et à mesure des cycles de développement, en s’appuyant notamment sur une démarche heuristique. Cette méthode diverge grandement de celle dominant la gestion de projet en santé, si l’on prend comme archétype le développement de médicaments qui n’arrivent sur le marché qu’une fois qu’ils ont été testés et éprouvés quant à leur innocuité. L’approche agile se focalise sur la phase de construction technique, et non sur la conception dans son ensemble. Elle est donc généralement combinée à une méthode de gestion de projet entrepreneurial qui permettra de mesurer les réactions des utilisateurs afin d’adapter le développement du projet lors de chaque itération, comme le Lean Startup (Ries, 2017). Cette combinaison rappelle les méthodes de recherche en éducation basées sur le design qui tendent à se rapprocher le plus possible de la pratique et du contexte réel d’utilisation. Néanmoins, contrairement à la méthode agile, ces méthodes de recherche basées sur le design vont au-delà de la conception et du test d’intervention particulière. Elles reposent généralement sur une base théorique plus robuste et visent justement à faire le lien entre recherche théorique et pratique éducative (The Design-Based Research Collective, 2003).
Principaux enjeux pédagogiques à prendre en compte
La notion d’apprentissage peut paraître évidente, tant l’acte d’apprendre est parfois intuitif dans sa conception quotidienne. Nous aborderons ici les principaux enjeux pédagogiques que nous pensons pertinents pour l’apprentissage mobile dans le domaine du conseil en santé du voyageur. Ceux-ci seront discutés et d’autres seront éventuellement apportés au cours de l’étude par les personnes interrogées.
Le processus d’apprentissage dans son ensemble repose ici sur un modèle allostérique de l’apprentissage selon André Giordan (2016) pour la plupart des points mentionnés. Quelques éléments spécifiques au numérique pouvant influencer l’apprentissage ont été ajoutés. Nous aborderons successivement la motivation, l’expérience utilisateur, le cadre de liberté et l’autonomie, et le développement personnel en lien avec la métacognition.
Motivation
La motivation, souvent restreinte à la simple intentionnalité de l’individu, représente un défi pédagogique qui, sans jamais imposer, doit permettre d’amener le voyageur à développer une démarche d’apprentissage. Ainsi, on pourra dire que la motivation de l’apprenant s’inscrit dans une dynamique motivationnelle (Viau, 2009) dont les composantes sont :
- La perception de contrôlabilité : quelle est la perception de l’individu sur le contrôle qu’il exerce sur ce qu’on lui demande de faire ?
-* La perception de la valeur de la tâche : quels sont l’intérêt et l’utilité perçus par un individu dans ce qu’on lui demande de faire ?
-* La perception de compétences, liée notamment à la bienveillance de l’environnement sur laquelle nous reviendrons : comment l’individu perçoit-il son efficacité personnelle ?
Place de la culture dans l’apprentissage
Nous envisageons l’apprentissage, non pas comme un processus de transmission, mais comme un processus de transformation : d’une conception antérieure vers une conception nouvelle, alliant finement déconstruction et construction. « Ainsi, la prise en compte des conceptions de l’apprenant doit impérativement devenir le point de départ obligé de tout projet éducatif » (Giordan, 2016). Il s’agit d’introduire une dissonance visant une conception antérieure, afin de fragiliser sa cohérence et ainsi privilégier l’élaboration d’une conception nouvelle plus adaptée. La multiplication d’expériences pour l’apprenant permettra de favoriser cette dissonance. En santé, il faudra tenir compte aussi de la place de conceptions particulièrement puissantes, touchant à des aspects fondamentaux de la vie de la personne : rapport au corps, à la vie, à la maladie, à la souffrance, à la sexualité, à la religion, etc. Ainsi, toute tentative de modification touchant ces domaines peut rencontrer de fortes résistances, d’autant plus qu’elles viennent parfois modifier le sens d’expériences passées.
Expérience utilisateur
Il est intéressant de noter un concept plus spécifique au domaine du numérique : l’expérience utilisateur. Sa définition ne fait pas consensus. Elle est plus généralement décrite par ses caractéristiques ou ses modalités de prise en compte. Néanmoins, certains éléments sont constants. L’expérience utilisateur va au-delà du concept d’utilisabilité. Ce dernier se limite aux aspects pragmatiques de l’utilisation d’une machine par une personne, alors que l’expérience utilisateur se caractérise par la prise en compte des réactions subjectives suscitées par les produits chez l’utilisateur et tente de qualifier de manière heuristique par un ensemble de facteurs le résultat et le ressenti de l’utilisateur, lors d’une manipulation d’un outil numérique. L’importance de cette expérience utilisateur réside dans le fait qu’elle prend une part importante dans l’acceptabilité des nouvelles technologies par les utilisateurs (Barcenilla et Bastien, 2010).
Cadre de liberté et autonomie
Le cadre de liberté de l’utilisateur se schématise par les limites qui le composent, à savoir la loi, la sécurité, les autres impératifs et la pédagogie. On considère comme « autres impératifs » tous les éléments qui s’imposent à l’apprenant lors de la conception de l’application mobile indépendamment de la volonté des concepteurs (comme les aspects techniques ou financiers). Au cours de cette étude, nous tenterons de mettre en perspective ces différents éléments du point de vue de l’apprenant. Une fois un cadre de liberté défini, le voyageur peut bénéficier d’une réelle autonomie. La liberté est en effet relative (au cadre), et non absolue (c’est-à-dire sans limites). Nous définirons alors l’autonomie comme l’art de se gouverner selon ses propres règles en prenant en compte le cadre social défini. Elle suppose donc une participation de la personne concernée. En santé, cette autonomie est loin d’être systématique selon les modalités de la relation soignant – patient observée. Typiquement, elle est faible dans une relation évoluant selon un modèle paternaliste, alors qu’elle est l’un des buts recherchés du modèle délibératif. Aussi, au sein du modèle délibératif, un patient peut tout à fait choisir par lui-même ou décider que le médecin choisira pour lui. L’important n’étant pas que le patient prenne la décision finale, mais qu’il soit en accord avec le mode de délibération et la décision elle-même. De la même manière, sur la plan pédagogique, les modalités d’un projet pédagogique font grandement varier l’autonomie de l’apprenant. Ainsi, il est important de déterminer en amont la place accordée à l’autonomie. Nous envisageons alors le cadre de liberté non pas comme rigide du fait du caractère non négociable de la loi, de la sécurité et des « limites autres », mais comme adaptatif. La pédagogie, dernier montant de ce cadre, peut s’adapter à l’apprenant pour mieux l’accompagner, faire varier le cadre de forme et de taille selon la situation. On en déduit en pratique le concept d’étayage (ou scaffolding) défini par l’ensemble des interactions d’assistance du médiateur du savoir permettant à l’apprenant d’organiser ses conduites afin de pouvoir résoudre seul un problème qu’il ne savait pas résoudre au départ (Bruner, Michel et Deleau, 2011). Le médiateur ne peut donc pas transmettre le savoir, mais simplement agir sur l’environnement de l’apprenant afin qu’il puisse lui-même construire son apprentissage. Des outils pourront être adaptés afin de placer l’apprenant dans sa zone proximale de développement (Vygostski, 2006), correspondant aux situations où le voyageur peut bénéficier d’apprentissage qu’il ne pourrait maîtriser seul, sans aller jusqu’aux situations qu’il ne peut maîtriser même avec de l’aide.
Développement personnel et métacognition
Le développement personnel représente un ensemble de courants de pensée et de méthodes mêlant philosophie antique et psychologie moderne (Jaotombo, 2011), destinés notamment à améliorer la connaissance de soi et sa qualité de vie. Ainsi, l’une des clés du développement personnel serait la connaissance de soi. Néanmoins, dans le cadre de l’apprentissage, la construction d’une démarche personnelle est parfois une étape difficile. Elle requiert d’acquérir un savoir sur le savoir, ou métacognition (Giordan, 2016). Or, ces capacités métacognitives sont nécessaires à l’apprenant afin de devenir autonome (Nendaz, 2004). Elles permettent à l’apprenant d’introduire une forme de rétroaction dont il est à la fois l’objet et l’initiateur. On parle alors de régulation, voire d’autorégulation. Il s’agit bien évidemment plutôt d’un idéal à atteindre que d’un standard minimal à imposer.
Méthode
L’objectif étant de faciliter la prise en compte des enjeux pédagogiques sans pour autant chercher à imposer un dogme, nous avons adopté une approche qualitative. Celle-ci nous parait adaptée de par sa capacité à faire émerger connaissances, opinions et expériences. Nous avons choisi de privilégier des entretiens en groupe, permettant des interactions enrichissantes dans la discussion, les expériences des uns venant favoriser l’expression des autres. Nous avons opté plus précisément pour la méthode du focus group, qui permet de collecter des informations sur un sujet ciblé (Moreau et al., 2004) en utilisant des entretiens de groupe semi-dirigés. Ces entretiens ont été animés par l’investigateur principal, avec l’aide d’un observateur afin d’enrichir la prise en compte de la communication non verbale. Un guide d’entretien préparé en amont a permis d’envisager les thèmes à couvrir, qui correspondent ici aux enjeux pédagogiques précédemment abordés. Le guide d’entretien sert avant tout de ligne conductrice, sans pour autant s’imposer à la discussion du groupe si celle-ci évolue spontanément de manière favorable. Aussi, certains thèmes inattendus peuvent apparaitre à la suite des discussions au sein du groupe. Notre guide était composé de trois parties. La première partie généraliste introduisait la notion de voyage et celle de santé à travers le savoir expérientiel des personnes interrogées, puis leur utilisation d’outils numériques pour s’informer. La deuxième partie permettait d’aborder les enjeux pédagogiques de l’apprentissage mobile dans le conseil au voyageur. Ces enjeux pédagogiques étant nombreux, l’ensemble des items n’a pas été abordé de manière systématique, mais selon l’évolution de la discussion au cours d’un entretien donné. La dernière partie consistait en une synthèse des éléments clés de la discussion et permettait de vérifier l’existence ou non de thèmes qui auraient été involontairement éludés et de les développer le cas échéant.
Afin d’enrichir ces discussions, nous avons proposé aux participants avant les entretiens une phase de test d’une maquette d’application mobile de conseil en santé du voyageur, basée sur un travail précédent (Lahmar, 2017). Cette dernière nous avait permis de synthétiser les fonctionnalités envisagées dans un tel outil, en tenant compte de l’avis des voyageurs et de l’intérêt pour la santé du patient du point de vue de professionnels. Pour l’utilisateur, la distinction avec une véritable application mobile ne pouvait se faire qu’à travers l’absence de fonctionnalités complexes (qui nécessitent le développement d’algorithmes informatiques) et non sur le design et les interactions avec l’interface à proprement parler. L’apport de cet outil à notre étude concerne à la fois le voyage et l’investigateur. Pour le voyageur, cette maquette permet la facilitation d’une expérience antérieure dans l’utilisation d’applications mobiles pour le conseil en santé et l’élaboration de sens concernant les éventuels apprentissages nécessaires dans le cadre d’un voyage. En tant qu’investigateur, elle permet de mieux comprendre le processus de conception d’une application mobile dans ce domaine.
Les focus groups doivent rester relativement homogènes dans leur composition afin d’éviter notamment d’éventuelles relations hiérarchiques entre les participants qui nuiraient à la prise de parole spontanée. Nous avons organisé deux types de groupes :
- Le groupe « Apprenant » : composé de voyageurs, afin d’orienter la recherche vers une conception d’outil d’apprentissage mobile centré sur l’apprenant. Les participants ont été sélectionnés via un post dans un groupe Facebook de conseil au voyageur les invitant à nous contacter par mail s’ils souhaitaient participer à notre étude. Le critère de sélection pour être considéré comme voyageur étant « toute personne ayant voyagé en dehors de la France Métropolitaine il y a moins de deux ans ou ayant un projet de voyage précis en cours ». Ce recrutement a été complété par la suite par un recrutement fonctionnel (dit aussi de convenance), afin de varier les profils de voyageurs.
*- Le groupe « Pédagogue » : le projet se situant au carrefour de différents domaines, nous avons choisi de recruter aussi bien des enseignants au sens strict (personnes dont la profession est d’enseigner ou en cours de formation), que des personnes disposant de compétences pédagogiques grâce à certains aspects de leur activité ou profession.
Les entretiens ont été enregistrés sur support audio. Les données recueillies ont été ensuite retranscrites, constituant le verbatim. Ce verbatim a été analysé afin d’en dégager des codes, catégories et thèmes qui permettent de mieux envisager la prise en compte des enjeux pédagogiques au cours du processus de conception d’une application mobile de conseil en santé du voyageur.
Présentation des résultats
Six entretiens ont été réalisés, dont trois entretiens du groupe « Apprenant » et trois du groupe « Pédagogue ». En raison de difficultés de recrutement, les focus groups initiaux ont été complétés par des entretiens individuels. Ces deniers ont été structurés avec la même grille d’entretien et animés par la même personne que les focus groups. Il n’y a cependant pas eu d’observateur pour les entretiens individuels. Le groupe « Apprenant » a permis deux entretiens de groupe incluant des voyageurs de 20 à 34 ans, ayant une expérience du voyage très éclectique, et de professions variées (web designer, forain, interne en médecine, médecin généraliste, traducteur, doctorant en anthropologie) et un entretien individuel avec un voyageur exerçant en tant que développeur informatique. Le groupe « Pédagogue » a permis un entretien de groupe comprenant des professeurs des écoles (dont une personne en formation) et UX (User Experience) designer, et deux entretiens individuels avec un directeur d’une école maternelle et avec un psychologue disposant d’expérience en éducation populaire.
Les regroupements des codes, catégories et thèmes sont schématisés ci-dessous. Afin de faciliter la lecture du schéma, ces regroupements sont symbolisés par des correspondances de couleurs plutôt que des flèches, en dehors de deux cas particuliers. Le premier concerne le thème de la motivation, qui est l’un des enjeux pédagogiques dominants. Les principaux codes correspondant à la motivation ont été regroupés dans un thème éponyme. D’autres éléments qui auraient pu s’inclure dans ce thème ont été dissociés, soit pour mettre en valeur un élément majeur au sein de la motivation qu’il était intéressant de discuter isolément, soit parce que les personnes interrogées reliaient cet élément prioritairement à un autre thème. Le second cas particulier est celui du thème des valeurs portées qui est transversal et recoupe de nombreux autres thèmes, il est donc symbolisé par des flèches. Les éléments non verbaux n’ont pas apporté d’éléments distincts, mais ont permis surtout de pondérer l’importance relative des différents apports des voyageurs, par exemple de détecter l’adhésion ou non de l’ensemble du groupe à une idée, etc.
Schéma 1 : thèmes, catégories et codes tirés des entretiens
À travers les valeurs portées et la confiance, l’éthique apparait comme transversale et préalable à l’utilisation d’outil numérique pour le conseil en santé pour le voyageur
Concernant les valeurs portées, le seul élément spécifique est le coût de l’application mobile pour le voyageur. Les autres valeurs portées par un projet d’application mobile de conseil en santé pour le voyageur recoupent d’autres éléments développés plus loin : la participation des utilisateurs, la personnalisation et en particulier l’approche globale du voyage, l’inclusion de fonctionnalités offrant une réelle plus-value, la confidentialité, et surtout la fiabilité.
La confiance constituerait pour les personnes interrogées souvent une condition sine qua non de l’initiation de la démarche d’apprentissage. Elle s’obtiendrait à travers la fiabilité des informations et la sécurité du dispositif, c’est-à-dire la sécurité technique, mais surtout les conditions de confidentialité. Les voyageurs ne s’estimant pas capables de maitriser les détails de ces aspects, ils s’en remettent généralement au discours d’un référent-concepteur : « si c’est un truc spécial santé je vérifierais que ce soit certifié par des médecins il n’y a pas de raison que ce soit mauvais quoi. », sans forcément faire de lien entre mode de financement et conflit d’intérêt. Le référent-concepteur peut aussi prendre la forme éventuellement de la validation par une autorité publique. Les personnes interrogées ne sont pas catégoriques concernant la confidentialité des données de santé. La plupart ne se posent pas (ou peu) la question des aspects légaux ou sécuritaires des applications mobiles : « Non pas du tout même si c’est du domaine de la santé. ». Certains utilisateurs rapportent mettre en place des stratégies pour favoriser leur anonymat à défaut de pouvoir compter sur la confidentialité de services proposés généralement gratuitement : « Pour tout ce qui est appli santé ça va être [un profil] perso du coup ça va être avec pseudo je ne veux pas forcément donner mon prénom. » par crainte de la « divulgation » et/ou d’un « mésusage ». Pour d’autres, une information préalable claire serait indispensable dans ce cas afin de permettre de mieux cerner cette collecte de données : « je ne suis pas contre l’idée que mes données soient collectées de manière générale à partir du moment où je suis informé de ce pour quoi elles sont utilisées et de ce que ça veut dire pour moi en termes d’utilisation ».
La motivation : toujours un élément clé de l’apprentissage, dominé par la perception de la valeur de la tâche et la notion d’expérience utilisateur
La motivation est bien évidemment un élément-clé de l’apprentissage et relève d’après les personnes interrogées d’une minorité de leviers motivationnels extrinsèques (obligation vaccinale, communication des professionnels de santé). Le conseil entre voyageurs et l’expérience utilisateur sont par contre générateurs d’un plus fort impact sur la motivation à utiliser un outil mobile dans le cadre de l’apprentissage du voyageur. Le principal levier motivationnel intrinsèque pour initier cette démarche d’apprentissage reste la perception de la valeur de la tâche, qui s’appuie sur le type de voyage, l’expérience antérieure des voyageurs et les fonctionnalités utiles d’une éventuelle application : la question essentielle d’après leurs critères de décision est ce qu’ils pourront faire de plus ou mieux par rapport à la situation actuelle. Concernant le type de voyage, la destination et le fait que ce soit le « premier » voyage (pour un type de destination donné : pays, continent) sont les critères essentiels de décision. Parmi les destinations qui poussent à s’informer, on retrouve évidemment les destinations tropicales, mais aussi des destinations lointaines. Typiquement « hors Europe » est la désignation la plus récurrente « Je pense que j’aurai la logique de faire ça dans un pays plus exotique comme l’Australie / je ne savais pas quelles étaient les conditions / c’était plus loin ». Les expériences antérieures de problèmes de santé durant un voyage (expériences personnelles ou de l’entourage) sont aussi un facteur incitant les voyageurs interrogés à initier une démarche de prévention : « Après j’ai des amis qui ont eu une mauvaise expérience [...] enfin entendre ça c’est vrai qu’on se pose un peu la question différemment [les autres participants acquiescent] ». Quant aux fonctionnalités utiles rapportées, elles dénotent bien l’objectif non pas d’accumuler des savoirs, mais d’avoir les informations indispensables à une prise de décisions autonome en fonction du contexte, de modifier éventuellement un comportement inadapté ou de renforcer une bonne habitude.
L’expérience utilisateur, à travers l’ergonomie (au sens de l’utilisabilité ici) et la convivialité d’une application mobile, pourrait influer fortement sur le processus d’apprentissage et en particulier sur la motivation. L’ergonomie serait constituée par un accès simple et rapide à l’application mobile, qui viendrait compléter d’autres formats. La simplicité en particulier est souvent représentée par les utilisateurs comme l’absence de barrière entre ce qu’ils veulent faire et ce que l’application leur impose pour y arriver, par exemple les demandes d’information préalable et la succession de menus. La convivialité parait primordiale, y compris dans les outils numériques en santé, et reposerait sur le design, le niveau de langage et des éléments de ludification. Le design est déterminant pour une grande majorité des personnes interrogées : « On rigole en disant qu’il faut que ce soit beau, mais c’est vrai que les trucs moches ça répulse vraiment quoi. », « On est habitué aussi aux choses bien présentées sur les écrans ». De plus, concernant le niveau de langage, « il ne faut pas que ce soit trop spécialisé. » pour « rester compréhensible » d’une part, mais d’autre part un ton léger permettrait d’accorder plus de place à l’utilisateur : « ce côté tu restes actif actif [dit deux fois] dans ta démarche de santé et c’est pas quelqu’un qui vient t’imposer là il faut faire ça » tout en dédramatisant les risques et préservant le sentiment de détente qui caractérise les projets de vacances : « ok je vais créer un voyage, mais c’est pas « vous allez créer une expédition pour l’Everest » ». Quant à la ludification, elle contribuerait aussi à la convivialité d’une application mobile en motivant par le plaisir de jouer, « le fait de se distraire tout simplement. » mais aussi par la récompense : « Les trophées il n’y a que ça de vrai / les gens sont contents quand ils en débloquent un » ou encore par la mise en compétition « Tu as souvent le level que tu peux comparer avec tes amis et si tes amis ils ont plus de points machin. [fait mine d’utiliser frénétiquement son téléphone] ». La ludification permettrait aussi de favoriser une démarche d’apprentissage tout en limitant l’aspect scolaire ou paternaliste éventuel : « éviter ce truc là des défenses par rapport à quelque chose de très autoritaire de très descendant ».
La personnalisation : un élément indispensable pour passer du savoir au savoir-agir en situation, à moduler en tenant compte de la charge cognitive
La personnalisation serait aussi l’un des éléments fondamentaux de l’apprentissage en santé du voyageur : « aller sur quelque chose de global pas seulement la santé. ». Elle nécessiterait d’après les personnes interrogées un accompagnement du projet personnalisé du voyageur grâce à une approche à la fois globale et située, en se basant sur ses connaissances antérieures et en utilisant ensuite des stratégies d’étayage. La prise en compte des connaissances antérieures devrait éviter de prendre la forme d’une évaluation des connaissances antérieures : « dans le « quiz » il y a l’idée de répondre juste ou de répondre faux et la crainte c’est de répondre faux. ». Bien que cela puisse être utile, il est préférable de ne pas aborder trop tôt au sein de l’application une évaluation afin de ne pas freiner le voyageur précocement dans sa démarche. Initialement, une autre approche est préconisée par certaines personnes, toujours sous forme de questionnement, mais qui serait orienté pour « essayer de comprendre quel est le profil de l’usager ». Par exemple, il s’agirait de prendre en compte en tant que conceptions antérieures « leurs destinations antérieures déjà », « est-ce qu’il a déjà été informé sur ce truc-là / s’il a déjà vu il n’y a peut-être pas forcément besoin de le redire tout de suite. », « peut-être leur demander s’ils ont déjà eu des problèmes de santé dans leurs voyages précédents sans forcément entrer dans les détails, mais avec des catégories ». L’étayage se ferait ensuite en maximisant la perception de contrôlabilité du voyageur sur son apprentissage en lui donnant notamment du choix « du coup tu peux toi en fait dire je m’intéresse plutôt à ça […] ce qui ne veut pas dire que tu ne peux pas utiliser les autres fonctionnalités, mais que tu décides toi de ce qui t’est utile à quel moment. » ; et en offrant différents niveaux de rétroaction. Ces niveaux de rétroaction seraient graduels, de la moins personnalisée (« foire aux questions ») à la plus personnalisée (contact direct avec un professionnel de santé), en passant par des rétroactions automatisées en fonction de l’utilisation de l’application par le voyageur (rappels, éléments de ludification avec visualisation de la progression, niveau, scores, etc.).
La charge cognitive viendrait ensuite faciliter ou freiner l’apprentissage. Ainsi, une diminution de cette charge cognitive (liée aux nombres de sources d’information et au stress des préparatifs) pourrait être favorisée par une aide à l’organisation en amont du voyage à travers une application mobile. Le stress est vu selon les participants comme un frein ou comme un levier de l’apprentissage. L’aide à l’organisation viserait à limiter le nombre de sources d’information (ce qui maximiserait aussi pour les voyageurs l’impression de fiabilité) : « j’aurai plus tendance à y aller [sur une application] / enfin à vraiment vérifier à chaque fois plutôt que de passer du temps à chercher quels sites utiliser / quel site est fiable / quel… au moins là on a tout dans une application. », à dédramatiser les risques du voyage tout en permettant leur prévention, afin de pallier éventuellement un défaut d’anticipation. Cette aide à l’organisation pourrait selon les voyageurs prendre la forme notamment d’un rétroplanning des points importants auxquels il faut penser avant de partir en voyage.
L’autonomie : l’outil mobile au service d’une pédagogie active pour favoriser l’apprentissage du voyageur
L’autonomie du voyageur serait favorisée par des stratégies de pédagogie active visant d’une part à faire participer les voyageurs au processus de conception de l’application et d’autre part à faciliter l’apprentissage par la ludification ; ainsi que par des stratégies visant à faciliter la métacognition. Bien que cela représente un aspect accessoire d’une application mobile pour les personnes interrogées, la métacognition serait favorisée en permettant à l’utilisateur de s’observer, par exemple en entrant des données dans son téléphone qui lui permettraient de mieux visualiser son fonctionnement personnel : « rien que parce que tu t’observes et tu rentres tes informations du coup tu n’as pas forcément besoin de feedback de l’appli / parce que tu t’observes tu as déjà capté / alors qu’avant tu t’observais pas ». La métacognition pourrait aussi être favorisée en privilégiant un suivi au-delà du voyage afin d’extrapoler la démarche de santé en voyage à une vision à plus long terme de la santé : « - Du coup ça suggère l’idée que l’application va accompagner le patient au-delà de son voyage une fois qu’il est rentré / du coup le voyage va continuer une fois qu’il est rentré en fait… avec l’application. En tout cas l’apprentissage et la connaissance de soi. ». Et finalement, elle permettrait un déplacement progressif de la relation médecin – patient vers un modèle délibératif par une valorisation des compétences du voyageur.
Discussion
Les principaux résultats de notre étude permettent de constater que la prise en compte des enjeux pédagogiques pourrait intervenir à différents niveaux d’un projet de conception d’application mobile de conseil en santé pour les voyageurs. Au premier niveau, lors de l’initiation de la démarche d’apprentissage et avant même l’utilisation d’un quelconque outil numérique, la confiance parait être un facteur clé à instaurer. Interviennent ensuite au second niveau, pour conforter l’initiation de cette démarche et dans les premières phases d’utilisation, la perception de la valeur de la tâche et l’expérience utilisateur qui paraissent être les éléments motivationnels dominants. Et au troisième niveau, au cours de l’utilisation d’un tel outil, la personnalisation, la gestion de la charge cognitive et des stratégies de pédagogies actives permettraient de moduler l’apprentissage en fonction des besoins de chacun. Enfin, les valeurs portées par un projet en santé mobile seraient un élément transversal, qui se retrouveraient dans l’accessibilité de l’outil (en termes de prix) et des éléments compris dans les niveaux précédents (utilité pour l’utilisateur, fiabilité, approche globale de la santé et personnalisation des conseils, participation des utilisateurs).
Néanmoins, ces résultats sont à pondérer au vu des limites de notre étude. Notamment, l’effectif est limité. Il est donc plus difficile dans tirer des lignes conductrices précises, sans risque d’interpolations malvenues. De plus, comme il l’a été souligné dans l’introduction, l’approche est praxéologique et envisage les aspects organisationnels de la conception plus que le détail des stratégies pédagogiques envisageables. Les deux aspects sont importants, mais le premier nous parait prioritaire afin de favoriser la prise en compte des enjeux pédagogiques au sein des pratiques existantes de conception, dans lesquelles les stratégies pédagogiques pourront ensuite varier en fonction des objectifs de chaque projet.
Bien que les conditions de confiance citées soient fréquemment similaires, il est intéressant de noter que leur traduction et leur prise en compte sont variables. Notre point de vue est plus tranché sur la question et nous soulignons l’importance d’une démarche éthique dans tout projet de santé, y compris numérique. L’un des fondamentaux des soins en France est la séparation entre la prescription (par les médecins notamment) et la délivrance (par les pharmaciens essentiellement). Cette séparation vise à limiter les conflits d’intérêts entre – de manière très schématique – le conseil et la vente. Or qu’en est-il dans le numérique ? Il est dans ce cas nécessaire de comparer le modèle économique à la délivrance afin de savoir si ceux-ci sont liés. Le cas échéant, il y aurait un risque beaucoup plus important de conflits d’intérêts. Par exemple, un modèle économique basé sur une boutique de produits pharmaceutiques en ligne (produits antimoustiques, etc.) est logique du point de vue du voyageur, mais discutable sur le plan éthique, car le conseil et la vente sont directement liés et interdépendants économiquement parlant. L’un des autres aspects de cette confiance concerne la confidentialité des données. Ce point est plus brumeux, car personne ne mesure encore actuellement l’impact d’une éventuelle monétisation de ces données de santé. En tout cas, elle n’est certainement pas sans risque. Nous pouvons ici faire un parallèle avec les réseaux sociaux, où les affaires de divulgation de données personnelles à des fins assurantielles ou juridiques ne sont plus des exceptions aujourd’hui. Peut-on alors compter sur l’éthique de nos soignants pour ne pas tomber dans les mêmes dérives ? Certainement. Mais personne n’est à l’abri d’une erreur de jugement. Beaucoup se diront « J’ai des liens d’intérêts avec telle industrie, je sais bien que les conflits d’intérêts existent, mais moi non, je suis bien trop avisé pour tomber dans ces pièges ». Dans ce cas, il faudra aussi garder en tête qu’en disant ceci, on ne pourra par définition jamais faire la différence entre une réelle indépendance et un simple complexe d’unique invulnérabilité qui nous fait dire « oui, ça existe, mais pas moi ! ». Une éducation à la santé devrait-elle donc aussi permettre à l’apprenant de définir par lui-même son degré de confiance envers tel ou tel outil, indépendamment du statut du référent-concepteur ?
Par rapport aux données de la littérature (Wannin, 2010) (Lestelle, 2013), notre étude confirme que la difficulté première en Médecine des Voyages est cette perception de la valeur de la tâche, qui permet à l’apprenant de saisir l’intérêt d’une quelconque intervention. Habituellement, lorsqu’une personne s’engage dans un projet, qui souvent aboutit à une production, celle-ci peut constater un certain résultat de son apprentissage : un objet, un travail écrit, etc. qui peut servir d’élément motivant. A contrario, dans une action de prévention en Médecine des Voyages, le résultat « idéal » est le maintien d’un état de santé comparable entre le départ et le retour du voyage. Autrement dit, qu’il n’y ait aucune différence (sur le plan de la santé). Le résultat n’étant pas perceptible en tant que modification, il est difficilement utilisable en tant que moteur de l’apprentissage. Néanmoins, notre étude apporte un nouveau point intéressant. L’utilité de la prévention en santé privilégie actuellement une information sur les risques encourus. Or, nous retrouvons dans notre étude pour favoriser la perception de la valeur de la tâche un potentiel plus intéressant de la prise en compte de l’expérience antérieure des voyageurs, du projet en cours (le « type de voyage »), et de l’apport d’une aide à la décision plutôt que d’une conduite à tenir via des « fonctionnalités utiles ».
On notera aussi parmi les éléments de motivation intervenant le plus précocement dans notre étude cette notion d’expérience utilisateur. Cette notion se rapproche sous un certain aspect de la notion de littératie, dans le sens où elle détermine pour beaucoup l’accessibilité à l’outil numérique. Néanmoins, l’expérience utilisateur est plus souvent reliée dans notre étude à la compétence des concepteurs. C’est-à-dire qu’une mauvaise expérience utilisateur le renverrait non pas à son défaut de compétence, mais à celui du concepteur. Elle impacterait alors la confiance dans l’outil mobile en question. Une fois la motivation initiée, on note ici un poids important du choix dans la gestion de sa santé par le voyageur, à travers notamment la personnalisation et la participation des utilisateurs. Ceci renforce l’idée actuelle d’une évolution nécessaire d’un modèle paternaliste vers un modèle délibératif de la relation médecin – patient. Cette évolution serait-elle dans « l’art » de toucher juste, en trouvant l’équilibre entre chaque stimulus motivationnel, ni trop - ni trop peu ? De la liberté, mais un cadre, de la structure, mais pas de protocoles systématiques, de l’aide, mais pas d’infantilisation, une prise de conscience des risques sans insuffler la peur ? En tout état de cause, l’avis des personnes interrogées rejoint celui de professionnels (Marchand, Merrina, Gagnayre et Bouchaud, 2017) sur le fait que la consultation demeure insuffisante et que les outils numériques disposent d’un potentiel important pour répondre au besoin de prévention.
Concernant la personnalisation, notre étude confirme son importance grandissante. Elle repose notamment sur les rétroactions synchrones ou asynchrones. Dans les systèmes les plus poussés, ces rétroactions permettent aussi de prendre en compte l’utilisation précise de l’outil afin adapter les défis, les niveaux de difficulté, la progressivité, etc. à chaque utilisateur. Ces rétroactions peuvent être automatisées, néanmoins elles reposeront toujours sur des scénarios prédéfinis. La richesse de ces rétroactions sera donc dépendante de la richesse des scénarios conçus et anticipés. Elles permettront une grande avancée en offrant à des masses d’utilisateurs importantes des rétroactions qui resteront néanmoins un minimum personnalisées. Bien que la qualité d’une intervention humaine soit certainement plus pertinente, il est probable qu’avec l’avancée rapide des technologies et en particulier de l’intelligence artificielle, ce genre d’outil puisse s’affiner et venir apporter un complément intéressant à l’apprentissage dans les situations où les apprenants sont particulièrement nombreux et/ou dispersés. L’enseignement à distance évoluera-t-il vers des dispositifs d’apprentissage multi-support adaptatif selon l’utilisateur ? L’augmentation du nombre d’apprenants permet-elle encore d’envisager une approche de conception par scénario dans les outils numériques d’apprentissage ? En effet, plus le nombre d’apprenants augmente, plus la multiplicité des parcours possibles s’accroit, majorant elle-même l’incertitude des scénarios anticipés. D’autres approches émergent, envisageant une évolution vers un web 3.0 (Bourdet, 2014), où l’apprentissage se construit non pas seulement avec des contenus, mais bien plus encore avec la codification de ces contenus (métadonnées qui relient les contenus entre eux, par exemple de manière sémantique) et les interactions avec l’environnement (réel, pas seulement numérique) de l’apprenant. Le dispositif de formation dépasserait alors largement ce que peut percevoir l’apprenant en termes de contenus. La conception anticiperait l’incertitude en codifiant les contenus, qui grâce à ces métadonnées permettraient une construction au fur et à mesure du cheminement de l’apprenant (en fonction de ses questionnements, difficultés, centres d’intérêt, etc.). L’interaction avec l’environnement modulerait ce cheminement. Par exemple via les fonctionnalités de géolocalisation, l’apprentissage pourrait varier pour chaque utilisateur en fonction de la position absolue d’un individu (localisation géographique administrative : pays, ville, etc.), en prenant en compte cette position du point de vue qualitatif (zone urbaine, forêt, bibliothèque, domicile, etc.), mais aussi de la position relative (proximité d’un point d’intérêt dans l’espace ou dans le temps). Il s’agirait d’un changement important de paradigme, mais dont l’orientation parait pertinente dans la santé, où la variabilité des situations individuelles est particulièrement importante.
Perspectives
En prenant du recul sur ces résultats, nous revenons justement au processus de conception dans sa globalité. Nous rappelons que ce processus correspond à une gestion de projet incluant des dimensions entrepreneuriales et notamment des questions financières liées au modèle économique. Et concernant le développement d’application mobile en particulier, il s’agit le plus souvent d’un développement agile reposant sur un cycle rapide de développement itératif, incrémental et adaptatif ; qui s’oppose schématiquement à la méthode habituelle de développement de projet en santé relativement lente et incompatible avec la rapidité d’évolution du numérique.
Ainsi, un juste milieu entre ces deux approches parait nécessaire. Dans tous les cas, les objectifs de prévention affichés par la majorité des outils numériques dans le domaine de la santé devraient être indissociables d’une démarche éducative. Ainsi, nous proposons d’intégrer les éléments déterminants de l’apprentissage mobile mis en évidence dans notre étude au sein du processus de conception d’application mobile décrit plus haut. Notamment, nous proposons de relier les principaux enjeux pédagogiques précédents aux profils de compétences pouvant les favoriser. Nous pourrions notamment imaginer une collaboration entre :
- Un profil « porteur de projet » : qui porterait des valeurs compatibles avec celles attendues par les voyageurs, et serait garant des conditions de confiance auprès de ceux-ci. Ce profil pourrait logiquement correspondre aux professionnels de santé, avec la collaboration éventuelle de patients sur le modèle des patients-experts intervenant dans le cadre de la prise en charge des maladies chroniques (Tourette-Turgis, 2015) ;
- Le profil « pédagogue » : en charge de la démarche d’ingénierie de formation, en particulier les aspects clés ici liés à la motivation et à la charge cognitive ;
- Un profil « technique » : indispensable au développement stricto sensu, en particulier concernant l’expérience utilisateur, et garant de l’approche agile ;
-* Ces deux derniers profils seraient aussi en étroite collaboration pour les points liés à la personnalisation et à l’autonomie, qui associent à la fois des questionnements pédagogiques et techniques à résoudre de manière combinée.
Ces différents profils ne sont ni limités, ni exclusifs à d’autres profils de compétences. Chaque profil de compétence ne correspond pas nécessairement à une personne individuelle, et une même personne peut cumuler différents profils de compétences.
Schéma 2 : profils de compétences à favoriser pour la prise en compte des enjeux pédagogique
Il conviendrait alors de favoriser la participation de ces différents profils au cours du processus de conception décrit plus haut. On y ajouterait notamment une première étape correspondant à l’identification d’un besoin ou problème à résoudre. Souvent, l’analyse du besoin se limite actuellement en santé numérique à une intuition, ou encore au besoin ressenti par l’utilisateur uniquement, qui se confond parfois avec un produit dont l’utilisateur a envie et pour lequel il est prêt à payer. La question du besoin/objectif d’un projet numérique d’éducation en santé revient finalement au centre de la démarche, en particulier au vu des pratiques des différents domaines abordés parfois très divergentes, sans pour autant qu’un de ces domaines puisse avoir raison sur l’autre. En sciences informatiques, on privilégiera schématiquement l’outil pour qu’il soit le plus utilisé possible. Un outil peu utilisé a en effet peu de chances d’être efficace. En sciences de l’éducation, on privilégiera l’efficacité sur l’apprentissage. Et en sciences de la santé, on privilégiera idéalement la pertinence clinique (qui tente d’évaluer si une intervention efficace sur un paramètre donné a un réel impact sur la santé). En pratique, il y a tout lieu de penser que la stratégie de conception soit la résultante d’un équilibre de ces forces à un moment donné et que cette stratégie ne soit pas unique ou figée, mais protéiforme dans le temps selon l’évolution du projet. Néanmoins, à partir d’une analyse de besoin bien menée, une démarche d’ingénierie de formation incluant une traduction didactique et une transposition pédagogique pourrait être faite et permettrait notamment de répondre à une question essentielle : un projet numérique peut-il réellement participer à répondre à ce besoin ? La modélisation de méthodes de recherche spécifiques aux projets numériques en éducation à la santé serait prématurée, si tant est que ce soit nécessaire. Néanmoins, en s’appuyant sur les éléments précédents (pratiques existantes de conception, divergence des objectifs, profils de compétences, etc.), il parait raisonnable de dégager certains points qui montreront très probablement un intérêt pour des travaux de recherche ultérieurs au croisement de ces domaines :
- Le travail pluridisciplinaire alliant sciences de l’éducation, sciences de la santé et sciences informatiques visant une efficacité combinée sur l’utilisation, l’efficacité pédagogique et la pertinence clinique ;
- La participation des utilisateurs finaux dans le processus de conception à tous les stades (analyse du besoin, définition des priorités et test en situation réelle) ;
- La préférence pour des itérations successives et ouvertes à l’expérimentation, plutôt qu’un développement linéaire ou en cascade.
Schéma 3 : vue d’ensemble des éléments clés du processus de conception
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Référence électronique
Abdelkader Lahmar et Nicole Poteaux, « Apprentissage mobile et e-santé », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 16 décembre 2019, consulté le 28 décembre 2019. URL : http://journals.openedition.org/dms/4494 ; DOI : 10.4000/dms.4494
Auteurs
Abdelkader Lahmar
Université de Strasbourg
lahmar_abdel@hotmail.com
Nicole Poteaux
nicole.poteaux@unistra.fr
Université de Strasbourg
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