Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Une approche centrée utilisateur pour la réingénierie d’une formation à distance dans le domaine de la filière culturelle de la fonction publique

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/4563

Face au constat de la baisse des inscriptions dans les préparations aux concours de la filière culturelle de la fonction publique, la problématique est de déterminer la manière et les moyens d’adresser le public compte tenu de ses besoins, des spécificités de la filière, compte tenu des pratiques d’ingénierie de l’établissement qui n’ont pas su endiguer ces baisses et enfin compte tenu des exigences qualités. Pour cela un projet pilote est mené, il consiste à recourir au mode projet via la constitution d’un comité d’experts (task force) qui co-évalue l’existant et co-conçoit le nouveau dispositif pédagogique lors d’ateliers collaboratifs de design thinking en mode Agile. Cette contribution présente l’approche épistémologique, le cadre méthodologique ainsi que les premiers résultats d’une démarche de recherche-action et d’ingénierie de formation à distance sur le site de Lille au Centre national d’enseignement à distance.

Un articlede Jean Debaecker publié dans la revue Distances et Médiations des Savoirs, une publication sous licence CC by sa

Présentation

Contexte

Le Centre national d’enseignement à distance (CNED) est un établissement public à caractère administratif doté d’une mission d’éducation et de formation. Sur la partie concurrentielle, qu’est la préparation aux concours administratifs de la fonction publique d’État et Territoriale, l’établissement prépare aux concours de la filière culturelle relevant des secteurs des bibliothèques et du patrimoine. Sur cette filière, nous observons d’une part que le pourcentage des inscrits, celui de son chiffre d’affaires et ceux des taux satisfaction et de recommandation évoluent en parallèle selon une tendance qui diminue sur la période 2010-2017 ; d’autre part que la filière n’a pas connue de réingénierie depuis 2010.

Problématique

La problématique est alors de déterminer la manière et les moyens d’adresser le public compte tenu de ses besoins, des spécificités de la filière culturelle, compte tenu de la baisse des pourcentages cités supra, compte tenu des pratiques d’ingénierie de l’établissement qui n’ont pas su endiguer ces baisses et enfin compte tenu des exigences qualités.

Hypothèses

En réponse à cela, deux hypothèses sont élaborées : la première est de transformer l’offre en améliorant l’expérience usager, en vue de répondre à l’exigence qualité attendue et escompter reconquérir le marché. La seconde hypothèse est de travailler la légitimité de l’établissement en associant son expertise de formation aux méthodologies éprouvées dans le domaine de la filière culturelle (Borg et al., 2016). En vue de vérifier ces hypothèses, une décision du comité de développement de l’établissement en novembre 2018 a commandé à titre de pilote de mener une action de réingénierie selon des modes de fonctionnement centrés sur l’usager. Le pilote consiste donc à recourir au mode projet pour évaluer le dispositif pédagogique historiquement déployé, co-concevoir le futur dispositif de formation : constitution d’un comité d’experts sous forme de force opérationnelle qui co-évalue et co-conçoit le dispositif pédagogique lors d’ateliers collaboratifs de design thinking en mode Agile. Ces hypothèses répondent aux axes et sous-axes du futur contrat d’objectifs et de performance entre l’État et le CNED qui devait être acté en avril 2019.

L’objectif de cet article est de présenter l’approche épistémologique, puis la démarche d’ingénierie et enfin, les premiers résultats, limites et perspectives.

Approche épistémologique

L’émergence de la postmodernité identifiée par la sociologie des entreprises et des organisations semble notamment se caractériser par une gouvernance polycentrique (Fallery, 2016) encore en quête d’un cadre théorique (Pupion, 2018) dont le mode projet, l’agilité, le design ou encore la figure de l’expert paraissent être des avatars.

À titre illustratif, s’agissant de la méthode Agile, issue du développement des logiciels, dans son acception actuelle son emploi joue sur la polysémie du terme agile où, d’une part il appartient à la catégorie de mots des adjectifs et signifie d’être « souple » et, d’autre part, il renvoie au nom de la méthode, où il s’agit en partie de respecter approximativement les principes généraux du manifeste Agile. C’est en ce sens que Hunt (2015) et Jeffries (2018), membres fondateurs du manifeste, dénoncent une récupération marketing, commerciale, post-managériale et bureaucratique du terme « agile » observée depuis une décennie.

De même pour le design thinking et l’innovation, il est aisé de soupçonner une telle récupération tant les termes sont immodérément employés au sein de slogans, de contenus éditoriaux de professionnels de tous bords et de pratiques se réclamant toutes innovantes d’une « stratégie design », d’une « pensée design ». En effet, il s’agit de termes tendance ou encore d’idéaux à atteindre pour la société (Gaglio, 2011).

Enfin, concernant la figure de l’expert, nous mesurons les interrogations légitimes sur sa figure centrale et sa fonction en tant qu’il maîtriserait un savoir influençant la prise de décision (Morelle, 2011) sur de faux mystères (Ricœur, 1991) [1], et les conditions de sa reconnaissance en tant que telle, à savoir les critères de fiabilité et de scientificité de son expertise. Ces questionnements portent notamment sur la responsabilité de choisir entre le cercle vicieux de l’expertise – qui expertisera l’expert ? – ou de se démettre d’un savoir modèle concernant les enjeux stratégiques et opérationnels.

Signalons pour clore que ces aspects incarnant la démocratie de l’expertise et de la norme sont dénoncés depuis 1981 par Claude Lefort (1981) et plus récemment par Roland Gori (2015). Ceci dit, nous préconisons une démarche centrée sur les besoins de l’usager et des bénéficiaires si toutes les parties prenantes en acceptent les principes fondamentaux et opératoires faisant fi de toute récupération citée supra.

Démarche d’ingénierie

Présentation

Nous adoptons ici la définition d’un cadre de recherche-action – au sens de (Hugon et Seibel, 1988) tel qu’adopté par l’Institut français de l’éducation (Allard-Poesi et Perrent, 2003) [2] – pour la conception d’une formation. Ce cadre se caractérise par des modes de fonctionnement se reposant, d’une part, sur des pratiques professionnelles très ancrées et actuelles dans le domaine de la filière culturelle et, d’autre part, épousant la stratégie de l’établissement. En outre, les ressources méthodologiques inhérentes à ces pratiques et le continuum entre conception, préparation et épreuve présente un intérêt stratégique non négligeable d’un point de vue peer-to-peer marketing tel que nous le décrivons dans l’approche épistémologique supra. La partie suivante expose l’articulation entre fonctionnement en mode projet, tissant des liens entre acteurs externes et internes, et les méthodes de la démarche systématique.

Mode projet

Le fonctionnement en mode projet se définit par la constitution d’une force opérationnelle (task force), c’est-à-dire d’une équipe temporaire et transversale (Vignikin, Leroy et Chédotel, 2016) ; sa temporalité étant relative à la durée du projet et sa transversalité aux différents secteurs concernés. Ces derniers appartenant, en première phase du projet et d’un point de vue du domaine disciplinaire, à la filière culturelle et l’utilisateur final (cf. infra le comité d’experts) ; puis dans une seconde phase du projet et d’un point de vue interne à l’établissement, aux différentes directions-métier concernées. Celles-ci étant la Direction des formations et des services, la Direction du développement marketing et commerciale, l’assistance à maîtrise d’ouvrage de la Direction de la production, la Direction audiovisuelle et la Direction des apprentissages, de la pédagogie et du numérique. Si ce mode projet semble a priori massif, mettons en relief sa fluidité et son agilité permettant une réactivité appréciable lors des instances décisionnelles et de pilotage. Nous ne pensons pas utile de déterminer ici le planning et la durée exacte des tâches, dans la mesure où cela relève d’un calendrier général propre à l’écosystème au sein duquel il est déployé. Notons à titre indicatif qu’un tel projet requiert environ douze mois de la conception à l’exploitation. La partie suivante s’intéresse à définir le comité d’experts, les critères de sélection, ses missions et objectifs.

Comité d’experts

Nous reprenons Lascoumes (2002) en définissant l’expertise comme « la production d’une connaissance spécifique pour l’action » et Théry (2005) « une activité particulière d’exercice diagnostique du savoir en situation problématique, dans le cadre d’une mission intégrée à un processus décisionnel dont l’expert n’est pas le maître ». La constitution du comité est de neuf personnes : cinq professionnels des bibliothèques et du patrimoine relevant des catégories A, B et C, à savoir un conservateur du patrimoine, une bibliothécaire, une responsable de documentation, une adjointe du patrimoine, un archiviste ; un futur élève préparationnaire et trois agents du CNED : un responsable de formation, chargé d’ingénierie de formation, une responsable de documentation et la cheffe du service de la formation et des services. La constitution d’un comité d’experts spécifique à ce projet permet de se structurer autour des métiers, des compétences et de s’inscrire dans un processus de « reliance » au sens d’Edgar Morin, c’est-à-dire de contextualisation profonde du sujet abordé. Dans cette perspective, le responsable de formation n’est pas le seul détenteur de la vérité de l’action et se met au profit d’une réflexion collective, appliquant la méthodologie de l’enquête dialogique, donnant la parole à chacun des acteurs des secteurs concernés, en leur accordant ainsi le temps et l’espace nécessaires pour analyser, explorer, expérimenter et produire une connaissance systémique du sujet (culture professionnelle, partage et retour d’expérience, méthodologie, idéation, etc.).

L’établissement a publié une offre de vacation pédagogique Design thinking en bibliothèques et patrimoine au niveau national et dans les réseaux de la filière culturelle pour recruter les membres du comité d’experts. Les critères de sélection sont multiples et clairement identifiés, notons par exemple la représentativité disciplinaire, la parité et la répartition géographique. Les méthodes de design nécessitent un sens développé de l’empathie. L’analyse des profils sur la base de compétences, de parcours professionnels nous a ensuite amené aux entretiens téléphoniques, permettant in fine de déterminer et d’échanger sur les valeurs partagées, la culture professionnelle et la capacité à mener un travail asynchrone et synchrone. Il est sans doute utile de mentionner qu’une expérience avérée des méthodologies de design ne constitue pas un critère éliminatoire, en effet la dimension experte de l’amateur au sens de Gellereau (2006) semble éclairante d’un point de vue critique sur ces méthodes.

Enfin, concernant les missions du comité d’experts, précisons qu’il a la charge de participer à la co-évaluation et à la réflexion du dispositif pédagogique historiquement déployé ; de co-concevoir et prototyper la scénarisation initiale et détaillée du futur dispositif et de proposer des perspectives de développement. Les objectifs de ce comité sont d’une part d’associer l’expertise produit et pédagogique du CNED à l’expérience des professionnels, et d’autre part de développer la formation la plus adaptée aux besoins des apprenants. La partie suivante s’attache à circonscrire les méthodologies employées par le comité d’experts, en commençant par leur ancrage dans le champ disciplinaire.

Design thinking

Le design thinking est une méthodologie de conception de projets, impliquant fortement l’utilisateur final. Particulièrement prisées dans le champ de l’information et de la documentation, ces méthodes amènent les concepteurs à mieux connaître leurs utilisateurs (Beudon, 2017) en amont du développement d’un produit et/ou d’un service. Ce type d’organisation permet de réduire les discontinuités préjudiciables et potentielles induites par le fonctionnement en silos lors de la création du produit ou du service : « […] les démarches de design permettent de recréer un continuum entre toutes nos activités et de les ramener à l’essentiel de ce que doivent être les métiers de services : l’expérience de l’utilisateur, l’impact positif ou négatif que nous pouvons avoir dans sa vie de tous les jours » (Clot, 2017). La filière culturelle s’est emparée du design thinking pour concevoir, déployer et gérer ses nouveaux équipements culturels. Les exemples sont légion à ce sujet, citons notamment Les 7 lieux, la nouvelle médiathèque de l’intercommunalité de Bayeux, les nouveaux usages de la médiathèque pensés par la 27e Région, les activités UXLibs (UX in librairies) (Borg et al., 2016) et (Priestner 2017) ou encore les ouvrages dédiés tels que « Le design thinking en bibliothèque » (Etches et Schmidt, 2016) et (Battisti, 2017). Par ailleurs, dans la mesure où le design thinking sollicite l’empathie et la subjectivité des participants (dans un cadre méthodologique maîtrisé), il ne s’agit donc pas d’une démarche de design science ou design research tel que décrit par Winter (2008) [3]. Enfin, l’objet ici n’est pas de procéder à un état de l’art exhaustif sur le thème du design thinking en tant que management de projet. Pour cela il utile de s’intéresser aux travaux de Péché, Mieyeville, et Gaultier (2016) qui remontent à l’héritage du design industriel du XIXe siècle jusqu’à nos jours et dressent un tableau des différentes acceptations du terme.

Nous avons librement employé et agencé pour nos besoins la démarche design de la boite à outils de l’innovation publique « Comment Faire », développée par les agents de l’équipe Futurs publics et du service Stratégies interministérielles de modernisation du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique. En substance, les outils employés sont notamment les suivants : comprendre et écouter les usagers : cartographie d’expériences, de parcours ; immersion dans le service, personae, tirer des enseignements ; concevoir une solution : piloter une session de créativité, passer d’une idée à une solution ; et expérimenter : prototyper des maquettes fonctionnelles. Ces outils alimentent deux phases principales : l’évaluation et l’idéation.

La première est une phase asynchrone d’évaluation du dispositif existant, permettant ainsi de mieux comprendre les besoins des usagers, les problèmes qu’ils rencontrent et tirer des enseignements de ces découvertes. S’agissant de la manière et des moyens pour y parvenir, l’évaluation s’est déroulée en parallèle : d’une part l’étude du rapport de satisfaction des usagers du dispositif, en particulier les verbatims des inscrits. D’autre part, le comité d’experts a eu recours à la cartographie d’expérience qui permet d’identifier toutes les étapes éprouvées tout en répertoriant chronologiquement les irritants et problèmes principaux qu’ils vivent en utilisant le dispositif. Résolument ancrée sur le terrain, l’immersion dans le service adopte le point de vue de l’usager en situation, en documentant chaque stade du parcours de formation dans un sens chronologique. Le recours à l’empathie et la subjectivité convoque également l’émotion pour interpréter, avec toutes les précautions qui s’imposent, le parcours tel que vécu par l’usager et ses prises de décisions (Van Hoorebeke, 2008). Concernant ces précautions, nous mesurons bien qu’une subjectivité universelle des émotions semble inatteignable (Kant, 1790), et ne permet donc pas une taxinomie des émotions exhaustive acceptée par la communauté scientifique, et il entendu ici que toute modélisation de ces émotions n’est que trop simplifiée au regard des nuances possibles (Debaecker, 2012). Notre évaluation à partir de l’empathie utilise une solution simplifiée et hybride de la roue des émotions de Plutchik (2001) et de la taxinomie de Griffiths (1997) sous la forme d’un code couleur par type d’émotion en balayant le spectre de chaque pétale de la roue sur la perception des éléments suivants : réception et découverte de la formation, consultation des contenus, production des entrainements, consultation de l’aide et perception générale. Le livrable de cette phase consiste en une synthèse de l’évaluation : seize recommandations sur la base de cinq grandes problématiques identifiées et du taux d’empathie calculé lors du parcours de formation. À titre illustratif, les problématiques relevaient du support de formation, de l’accessibilité, de la mobilité, de l’acquisition des connaissances et de l’accompagnement pédagogique.

La seconde phase, dite d’idéation – pour production d’idées – débute avec la mise en commun de toutes les pistes d’action et vise à sélectionner celles qui seront concrétisées sous la forme de prototypes. Le comité d’experts a émis des propositions de valeur innovante, puis sélectionné et approfondi les idées les plus pertinentes. La formulation des idées s’effectue en quatre étapes [4], tel que cela est illustré dans le tableau 1.

Tableau 1 : formulation des idées

La sélection de ces idées fut effectuée par la matrice « How-Now-Wow » (Byttebier et al., 2009) qui évalue une idée selon deux paramètres : son originalité et sa facilité de déploiement. Le principe général est de tracer quatre quadrants (matrice 2×2), dont l’axe des abscisses représente l’originalité d’une idée et celui des ordonnées sa complexité de mise en œuvre. Le quadrant « Now » liste les idées faciles normales et faciles à déployer. Il s’agit en général d’idées connues, déjà éprouvées et sans risques, par exemple proposer des questionnaires à choix multiples pour valider les connaissances. Le quadrant « How » liste les idées disruptives avec un haut potentiel impactant, mais plutôt difficiles à déployer ici et maintenant, par exemple déclencher un tutorat proactif s’appuyant sur un modèle prédictif fondé sur les données des inscrits. Enfin le quadrant « Wow » liste les idées véritablement originales et potentiellement possibles à déployer, par exemple suggérer des démarches pour guider dans le processus d’apprentissage avant qu’une difficulté n’intervienne.

Figure 1 : matrice How-Now-Wow

À cette sélection des idées succède le prototypage qui consiste en la définition de fonctionnalités, de scénarios d’usages et de maquettes UX d’interface. Le scénario d’usages est un outil pour retracer pas à pas le parcours proposé à l’usager final [5].

Il s’agit ici de rédiger le cahier des spécifications fonctionnelles générales et détaillées sur les aspects statiques et dynamiques. Par exemple, définir une typologie d’informations à afficher à l’écran selon qu’il s’agisse de la première connexion de l’usager – et donc du premier affichage écran – ou de la nième connexion. L’intérêt du scénario d’usages étant de pouvoir retracer pas à pas les étapes du parcours de formation personnifié proposé à l’usager. Pas à pas, cela signifie de répertorier chaque action à exécuter et d’en détailler les arborescences. Par exemple, à la première connexion, l’écran affiche telle information, à n connexion il affiche telle information, mais au bout d’un laps de temps t entre deux connexions il affiche de nouveau la première information. Le maquettage se fait très simplement sous forme de dessins, qui sont par la suite modélisés à l’aide d’un logiciel de diagrammes et de synoptiques. Cette phase a livré une proposition de scénario général et détaillé du dispositif sur un agenda serré de deux séances synchrones sur site et à distance. Les résultats sont présentés infra ; en substance parmi eux, citons les intentions et objectifs pédagogiques, le parcours de formation ou encore les maquettes fonctionnelles. La partie suivante propose de décrire l’approche Agile adoptée et ce que nous entendons comme étant innovant.

Méthode Agile et innovation

Concernant l’approche Agile, il s’agit d’une méthode également prisée par le champ disciplinaire, elle très largement documentée dans les domaines de la transformation ou modernisation numérique (Collignon et Schöpfel, 2016 ou encore Algan, Bacache-Beauvalle et Perrot, 2016). Il s’agit de satisfaire l’usager final, les apprenants, en priorité en accueillant favorablement les demandes de changements et de développements visant à l’excellence et de simplifier les processus. À cet égard, le dispositif de formation conçu est pensé pour être itératif et toujours à jour, où les apprenants bénéficient en permanence de toutes les nouveautés du produit de formation, de nouveaux contenus, de fonctionnalités avec un déploiement du produit selon plusieurs itérations de versions pour éviter l’effet usine à gaz (le principe de baby step en design thinking) et le déploiement graduel des mises à jour des contenus et fonctionnalités au regard de l’agenda général. Chaque remontée client et demande de changement sera recueillie au fil de l’eau, en vue d’une révision annuelle pour l’itération suivante.

S’agissant de l’innovation, et selon la revue académique Innovations de l’éditeur De Boeck Supérieur, « l’innovation correspond à la conception et à la commercialisation de nouvelles marchandises et de nouvelles technologies, à l’application de nouvelles méthodes de travail et des marchés, ou encore à la conquête de nouveaux marchés ». Chapotot et Larrasquet (2010) entendent par innovation : « processus complexe qui, par des modalités plus ou moins formelles et contrôlées, plus ou moins diverses et réparties, invente, développe, met à disposition des utilisateurs potentiels des produits nouveaux, des services nouveaux ou des produits-services nouveaux ». Le besoin exponentiel d’innovation produit toutefois un biais méthodologique dans le sens où son mode d’approche devient de plus en plus structuré, selon une enveloppe budgétaire et des procédures déterminées (Ahuja et al., 2013, p. 29), le risque de ce biais est une livraison retardée du produit. Pour contrer cela, s’est développée la notion d’innovation frugale qui se pratique selon six principes « Rechercher des opportunités dans l’adversité. Faire plus avec moins. Penser et agir de manière flexible. Viser la simplicité. Intégrer les marges et les exclus. Suivre son cœur » (Ahuja et al., 2013, p. 45). Cette approche est certainement moins rigoureuse, ou en tout cas plus ardue à évaluer, mais plus proche des pratiques du design thinking. Partant de ces approches, dans le contexte de la formation, de notre point de vue « innover » signifie de repenser les lieux où vivent les contenus, les lieux où ils sont lus et aussi la manière dont ils sont créés et réutilisés, ainsi que leur nature profonde. Ces quatre modalités de fonctionnement, le mode projet, le comité d’experts, la démarche design et le mode Agile, ont apporté des résultats que nous décrivons dans la partie suivante.

Premiers résultats

Le travail mené devait initialement porter sur un concours en particulier, celui d’assistant territorial de conservation du patrimoine et des bibliothèques, cependant l’étude s’étant révélée plus féconde qu’attendue, le projet se propose de migrer depuis une gestion par classe de concours vers une organisation systémique mutualisée et modularisée au niveau pédagogique, au travers d’une nouvelle famille de produit appelé « Bibliothèques et patrimoine » dont le déploiement est prévu de 2018 à 2022. Durant ces quatre années, le produit évoluerait selon les différentes itérations prévues et les retours des utilisateurs finaux (mode Agile), cela permettrait aux équipes de hiérarchiser les développements, de mieux fluidifier l’enrichissement et la mise à jour des contenus. À ce titre, le premier résultat obtenu, et le principal atout de la démarche sont la capacité de l’établissement à se saisir du projet pour le concrétiser ; cela implique de pouvoir mobiliser les agents sur des thématiques juridiques et technico-fonctionnelles, et d’inscrire ce travail dans une logique de capitalisation et d’industrialisation.

Parmi les grandes nouveautés, nous pouvons citer l’amélioration des interfaces et la production de podcasts natifs dédiés à la filière culturelle : dans une période d’hégémonie des écrans, les podcasts natifs « Bibliothèques et patrimoine » donnent la voix aux spécialistes et des professionnels du domaine des bibliothèques et du patrimoine. Ils visent à immerger l’auditeur dans le savoir, les idées, la culture, les pratiques innovantes ou disruptives, la création, etc., via des interviews, des retours d’expérience, des mises en perspectives, et l’actualité.

La première version du produit est disponible depuis le mois de septembre 2018, elle intègre notamment la structure technique sur Moodle et commerciale sur les outils internes de l’établissement de la famille de produits de concours, la transition numérique, les premières évolutions des interfaces, les nouveaux modules de connaissances et la production des podcasts natifs fin 2018.

À titre indicatif, ci-après le fruit du travail avec le comité d’experts :

 Vingt recommandations classées selon cinq grandes thématiques ;

  • Migrer vers un produit modulaire au niveau pédagogique ;
  • Migrer vers un produit transmédiatique ;
  • Migrer vers un produit accessible et adapté à tous les écrans (responsive web design) ;
  • Rénover l’acquisition des connaissances ;
  • Rénover l’accompagnement pédagogique.

 Cinq intentions et cinq objectifs pédagogiques du dispositif.

 Un scénario général et un scénario détaillé du dispositif et du parcours de formation.

 Un zoning et une vue méso de l’environnement numérique de travail :

  • Le i est une schématisation fonctionnelle des pages s’affichant à l’écran, présentant l’emplacement des fonctions et contenus.

 Une description détaillée du module d’acquisition des connaissances.

 Une vingtaine de maquettes fonctionnelles des interfaces.

Évaluation provisoire et limites

L’objectif de la démarche était de mieux adresser le public préparationnaire des concours de la filière culturelle de la fonction publique. En juin 2019 s’est tenu une première instance d’évaluation du dispositif, le conseil pédagogique, basée sur les premières remontées des inscrits et des intervenants pédagogiques, mais le nombre de remontées des inscrits n’est pas suffisamment significatif pour tirer des conclusions même provisoires. Pour remédier à cela, le service « Études et veille » de l’établissement mène une enquête qualitative et quantitative pour mesurer la satisfaction des inscrits, le rapport permettra d’ajuster le dispositif.

La limite principale de la méthode centrée utilisateur est l’utilisateur final lui-même. L’intention de la démarche est de s’intéresser aux usagers pour mieux répondre à ses besoins et pour cela il est nécessaire de solliciter ces derniers ; or il ne paraît pas évident que cet intérêt soit suffisamment réciproque pour pouvoir mobiliser un temps supplémentaire en marge de la préparation au concours, d’exercer une activité professionnelle et d’une vie personnelle, sociale et familiale. Dans le cas du projet et du temps restreint, il a été plus aisé de recruter des professionnels de la filière culturelle ayant déjà passé un concours que de recruter plusieurs futurs apprenants.

Perspectives

Concernant le dispositif de formation, la feuille de route itérative prévoit dans la seconde version du dispositif de préparation d’intégrer d’autres concours de la filière au sein du nouveau produit. En outre, il s’agirait de continuer le développement des fonctionnalités, essentiellement centrées ici sur le dispositif d’accompagnement disciplinaire pédagogique, de la progression dans le parcours de formation ainsi que sur le design des interfaces.

S’agissant de la démarche d’ingénierie, la feuille de route est d’ajuster les modalités (mode projet, Agile, design thinking) selon les évaluations et les remontées des inscrits, en vue de fournir un cadre robuste et maîtrisé pour la conception de nouveaux dispositifs au sein du CNED. Par exemple, pour pallier à la limite principale rencontrée (cf. supra), il est envisagé de mener une réflexion sur la manière et les moyens de mobiliser les usagers ; ou encore approfondir la réflexion méthodologique sur les façons de clarifier et qualifier les besoins du public.

Bibliographie

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Référence électronique

Jean Debaecker, « Une approche centrée utilisateur pour la réingénierie d’une formation à distance dans le domaine de la filière culturelle de la fonction publique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 28 | 2019, mis en ligne le 16 décembre 2019, consulté le 17 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/dms/4563 ; DOI : 10.4000/dms.4563

Auteur
Jean Debaecker

Centre national d’enseignement à distance (CNED)

jean.debaecker@gmail.com

Licence : CC by-sa

Notes

[1Pour citer l’auteur : « (...) Il s’agit de rappeler, et très fermement, que sur les enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix fondamentaux derrière ces faux mystères. »

[2« Il y a une action délibérée de transformation de la réalité ; recherche(s) ayant un double objectif : transformer la réalité́ et produire des connaissances concernant ces transformations. »

[3« While design research is aimed at creating solutions to specific classes of relevant problems by using a rigorous construction and evaluation process, design science reflects the design research process and aims at creating standards for its rigour » (Winter, 2008, p. 471)

[4Cf. La boite à outil de l’innovation publique cité supra.

[5Cf. Démarche design de la boite à outil de l’innovation publique : http://comment-faire.modernisation.gouv.fr/demarche-design/experimenter-une-solution/concevoir-un-prototype-de-sa-solution/realiser-un-scenario-dusages .Consulté le 28 septembre 2019.

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