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Modèle psycho-social et impensé numérique dans l’élaboration d’un dispositif pédagogique

19 avril 2019 par Aude Seurrat Retours d’expériences 1152 visites 0 commentaire

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/3138

Introduction

L’Autobiographie de rencontres interculturelles [1] (ARI) de la division des Politiques Linguistiques du Conseil de l’Europe est un outil éducatif qui a été conçu en 2009 par un groupe de travail d’experts afin d’être utilisé dans des cadres d’éducation formelle (primaire, collège, lycée) ou informelle « pour soutenir et encourager le développement des compétences nécessaires afin de s’engager dans une relation interculturelle respectueuse de l’Autre » (Byram, Barrett, Ipgrave, Jackson et Méndez Garcia, 2009, p. 2). Cet outil pédagogique est téléchargeable ligne gratuitement sur le site du Conseil de l’Europe et peut être utilisé par les enseignants ou les médiateurs jeunesse dans le cadre de différents cours ou activités.

En 2010, j’ai été contactée par la division des Politiques Linguistiques pour rejoindre le groupe d’experts afin de travailler à une adaptation de l’outil aux médias visuels. Expérimentée tout d’abord entre 2011 et 2012 dans dix-huit pays (Linder et Méndez Garcia, 2014), cette adaptation a donné lieu à la publication en 2013 de Représentations de l’Autre. L’Autobiographie de rencontres interculturelles par le biais des médias visuels (Barrett, Byram, Ipgrave et Seurrat, 2013). Puis, en 2015, j’ai participé à la mise œuvre un troisième volet centré sur « les rencontres interculturelles via Internet » (dispositif qui n’est pas encore en ligne, car il est en cours d’expérimentation dans des écoles de quinze pays membres du Conseil de l’Europe). Ces deux projets s’inscrivent dans la démarche de promotion de l’éducation interculturelle du Conseil de l’Europe et notamment dans le cadre de son modèle de la compétence interculturelle. Or ce modèle qui semble très pertinent pour analyser des rencontres en face à face soulève un certain nombre de questions lorsqu’il s’agit de le transposer à l’examen des pratiques médiatiques et, plus spécifiquement des pratiques numériques. Cet article traite ainsi des paradigmes disciplinaires et de la difficulté à penser la place des médiations techno-sémiotiques dans le cadre de la prépondérance de l’approche psycho-sociale.

Après avoir présenté la démarche de l’Autobiographie et le modèle de la compétence interculturelle dans lequel le dispositif pédagogique s’inscrit, l’article se penchera plus spécifiquement sur la difficile prise en compte des spécificités des médiations médiatiques au sein d’une approche centrée sur les relations interpersonnelles. Je questionnerai tout d’abord en quoi l’approche psycho-sociale des relations interculturelles naturalise les médiations spécifiques à la communication à distance. Puis je verrai que, malgré les aménagements qui ont été faits, la logique qui préside à l’outil pédagogique résiste et participe à la construction d’un impensé numérique. En effet, comme le souligne Yves Jeanneret, « le pouvoir de l’informatique repose fondamentalement sur le caractère impensé de son pouvoir » (Jeanneret 2014, p. 239). Comme je le verrai, le fait d’envisager des dispositifs numériques dits « sociaux » comme de simples facilitateurs de l’échange interpersonnel contribue à occulter le fait qu’ils sont façonnés par des enjeux économiques et qu’ils contribuent à configurer l’économie politique (Mœglin, 2015) de la communication contemporaine.

La démarche de l’Autobiographie et l’inscription dans le modèle de la compétence interculturelle du Conseil de l’Europe

Dans le Livre blanc sur le dialogue interculturel, publié à la suite du sommet de Varsovie de 2005, les rédacteurs du Conseil de l’Europe [2] soulignent qu’il faut mettre en place des outils complémentaires « afin d’encourager les élèves à exercer un jugement critique et autonome y compris à porter un regard critique sur leurs propres réactions et attitudes face à d’autres cultures » [3].

L’Autobiographie [4] de rencontres interculturelles s’inscrit dans cette lignée, car son objectif est d’inciter les apprenants à adopter une réflexion critique sur une rencontre interculturelle qu’ils ont eux-mêmes déjà vécue. Destiné à des enseignants ou des animateurs jeunesse, l’outil se présente sous la forme d’une série de documents téléchargeables gratuitement en ligne sur le site du Conseil de l’Europe : un document sur le contexte, les concepts et les théories – à destination des enseignants – un document simplifié « Concepts pour discussion », qui permet de vulgariser ces concepts auprès des jeunes, et des séries d’exemples. Et surtout, au cœur du dispositif documentaire se trouve un guide de questions, destiné à orienter les jeunes, étape par étape, dans l’élaboration d’un récit rétrospectif et analytique d’une rencontre interculturelle qu’ils ont vécue. Ce parcours rétrospectif doit leur permettre d’analyser leur propre comportement et celui de l’autre dans cette rencontre, et d’en tirer des enseignements pour leurs futures rencontres interculturelles.

Cette documentation pédagogique est basée sur le modèle de la compétence interculturelle qui a été développée dans différents travaux menés au sein du Conseil de l’Europe (Byram, 2003 ; Barrett, 2004). « La compétence s’entend non pas simplement comme un ensemble de facultés appliquées dans un contexte donné, mais comme une combinaison d’attitudes, de connaissances, de compréhension et de facultés qui sous-tend l’action dans certaines situations » (Barrett, 2004, p. 82).Le modèle distingue quatre composantes de la compétence interculturelle : les attitudes (le respect, la curiosité, l’ouverture d’esprit, la tolérance à l’ambiguïté), les connaissances et la compréhension (qui incluent la conscience de ses propres stéréotypes et préjugés), les facultés (l’empathie, le sens critique, la faculté d’adaptation, les facultés linguistiques et la flexibilité cognitive) et enfin, les actions (la recherche de situations interculturelles, la coopération et l’encouragement des attitudes positives à l’égard de l’altérité).

L’Autobiographie des rencontres interculturelles invite l’apprenant à choisir une rencontre interculturelle pour le premier volet, une image représentant une altérité (culturelle, religieuse, sociale) pour le second et sur une expérience interculturelle en ligne pour le troisième. Le questionnaire au cœur de l’Autobiographie des rencontres interculturelles est construit en quatre parties : la première (Qui suis-je ?) invite à une introspection personnelle pour penser son rapport à l’altérité, la seconde porte sur les connaissances de l’apprenant sur la culture de l’autre et le contexte, la troisième centrée sur les émotions ressenties lors de la rencontre et enfin la quatrième traite des actions à venir afin de développer la qualité de ses futures rencontres interculturelles. L’objectif est de faire émerger, par la médiation du récit, une compréhension de soi et de l’autre en situation. Or, l’usage des médias, et plus spécifiquement des médias numériques peut-elle se raconter comme une rencontre interpersonnelle vécue ? La transposition des cadres pour penser les rencontres interculturelles en présence aux échanges médiatisés par les dispositifs numériques soulève un certain nombre de problèmes pour un chercheur en sciences de l’information et de la communication, questions qui sont au cœur de cet article.

Cadre d’élaboration du premier volet, lorsque j’ai intégré l’équipe en 2010, ce modèle de la compétence interculturelle était également posé comme un cadre de référence pour l’élaboration du deuxième volet et du troisième volet. Il ne s’agissait pas de le mettre en débat, mais de le mettre en application. Or il n’est pas aisé pour un chercheur de s’inscrire dans un cadre conceptuel qu’il n’a pas participé à élaborer. Les savoirs théoriques sur les médias pour lesquels mon expertise était requise devaient devenir des savoirs d’actions (Barbier, 2011) s’inscrivant dans ce modèle élaboré en amont. Ainsi que le souligne Christine Plasse-Bouteyre, « dans une approche par compétences, les savoirs deviennent des ressources au service de l’action et de la réflexion sur l’action. Elles doivent donc être facilement mobilisables dans des situations singulières. »( Plasse-Bouteyre, 2007, p. 130).

La difficile appréhension des médiations médiatiques dans le cadre d’une approche psycho-sociale

Le choix du titre de l’adaptation Autobiographie des rencontres interculturelles via Internet mérite tout d’abord d’être questionné. Peut-on parler de « rencontre » pour qualifier une expérience médiatique ? Le risque n’est-il pas d’évincer les spécificités des médiations médiatiques ? Le terme « d’expérience » semblerait plus approprié, comme en témoigne l’introduction du deuxième volet : « L’ARIMV (L’Autobiographie des Rencontres Interculturelles via les Médias Visuels) est fondée sur l’Autobiographie de Rencontres Interculturelles (ARI), mais elle se distingue fondamentalement de cette dernière dans la mesure où elle tient compte de la manière dont les médias visuels influencent notre expérience de « l’autre ». Néanmoins, comme l’ARI, cet outil vise à nous aider à réfléchir à notre expérience d’ « autrui » et d’autres « cultures », loin ou près de nous, en temps et en lieu. » (Barrett, Byram, Ipgrave et Seurrat, 2013, p. 3). Si le terme de « rencontre » a été conservé dans le sous-titre, il semblerait que ceci est en partie aussi lié au fait que le terme «  encounter » en Anglais recouvre une acception plus large que celui de « rencontre » en français.

Or, l’échange de contenus ou la pratique de gestes sémiotisés sur Internet (like, share, post, etc.) n’impliquent pas forcément qu’un lien interpersonnel, comme dans les rencontres en face à face, se tisse entre les acteurs d’un même dispositif numérique. C’est pourquoi le groupe a choisi de centrer le choix du cas traité par l’apprenant sur des « interactions en ligne ». Mais, ici encore, l’épaisseur des médiations médiatiques induit que la participation à un dispositif numérique ne peut pas être le reflet de l’interaction sociale. Le groupe de travail a donc été amené à définir trois types d’échanges : l’échange unidirectionnel (lorsque quelqu’un lit le blog de quelqu’un d’autre par exemple), l’échange bidirectionnel (comme lorsque quelqu’un répond à un message d’un « ami » sur Facebook) et enfin, l’échange multidirectionnel (par exemple lorsqu’un internaute participe à un débat sur un forum). Même s’il est aisé de comprendre que les besoins pédagogiques (a fortiori pour des jeunes apprenants) nécessitent de définir les situations types pour le jeune choisisse une expérience à questionner à partir du guide, notons que cette typologie ne prend pas en compte la complexité des pratiques d’écriture propres aux dispositifs informatisés.

Le primat des modèles d’analyse des relations interpersonnelles pour penser les pratiques des dispositifs numériques s’inscrit dans une conception de la communication comme « conversation ». Ce « modèle conversationnel » est issu du « Cluetrain Manifesto » ou « manifeste des évidences » qui est un texte publié en 1999 sur Internet puis en 2000 sous forme d’ouvrage par Rick Levine, Christopher Locke et David Weinberger. Cet ouvrage qui a eu un grand succès dans les agences-conseils en marketing et communication développe l’idée selon laquelle, avec Internet, « les marchés deviennent des conversations entre les entreprises et les consommateurs potentiels » (Levine, Locke et Weinberger, 2000, p. 14). Cette conception est analysée par Valérie Patrin- Leclère pour qui, « le modèle conversationnel », « à l’image du fauteuil éponyme inventé au XVIIe siècle pour faciliter les confidences (deux places assises tête-bêche), la « conversation » apparaît ici telle une mise en condition, un dispositif caractérisé par l’intention de favoriser la communication entre les possibles participants. Le terme désigne donc tout à la fois un imaginaire et une pratique possible sans être nécessairement avéré, dans la mesure où le dispositif préexiste et survit à l’usage qui pourrait en être fait » (Patrin-Leclère, 2011, p. 4). Ce modèle de la conversation participe ainsi à occulter les médiations techniques et symboliques propres aux dispositifs informatisés, à naturaliser les pratiques qui y sont associées afin de mettre en avant une conception utopique basée sur la symétrie de l’échange.

Dès lors, le terme d’échange ne peut suffire à qualifier la pluralité des gestes d’écriture/lecture propres à la pratique des dispositifs numériques. Comme le souligne Yves Jeanneret, « toute modélisation informatique porte de fait un projet de transformation des processus de communication, dont la nature et l’ampleur ne constituent nullement une grammaire fixe »(Jeanneret, 2005, p. 195). Or, comme l’explique Pierre Mœglin, cette transformation des processus de communication opère « la réduction tendancielle de l’activité créatrice à la production de traces, si rudimentaires soient-elles (like, notations élémentaires, simples manifestations d’une présence géolocalisée, etc.) […]. Et cette réduction conforte le schéma en circuit fermé d’une circulation à l’état pur » (Mœglin, 2005, p. 60).

Les dispositifs numériques n’impliquent pas uniquement un changement dans l’échelle relationnelle (pouvoir être en lien avec une multitude d’individus sur une même plateforme), ils impliquent également des changements de nature dans les formes relationnelles. Les réseaux sociaux numériques permettent notamment la fabrique d’identités factices ou encore l’anonymat, ils impliquent surtout certaines logiques dans la manière de penser les identités et la circulation des discours (Gomez-Mejia, 2016). Facebook, Instagram, Twitter et autres réseaux sociaux numériques sont des architextes qui produisent les conditions de l’échange communicationnel. L’architexte est un cadre d’écriture dont « le principe consiste en cette forme particulière de l’écriture permise par l’informatique, qui se place en amont de toute écriture particulière pour en définir le cadre et les conditions » (Jeanneret et Tardy, 2005, p. 16). L’architexte informatique participe « aux transformations de la communication en industrialisant et en déplaçant les conditions de ce va-et-vient entre dispositifs et usages ou plus exactement entre économie scripturaire industrielle et production écrite ordinaire » (Jeanneret, 2014, p. 170).Or ce sont justement ces transformations de la communication ainsi que ceux relatifs à son industrialisation qui ne sont pas pris en compte lorsque les usages des réseaux dits sociaux ne sont envisagés que comme une interaction sociale. En effet, on ne confirme pas son profil, on ne configure pas de la même manière son « réseau » et on n’échange pas des textes, des images, des vidéos ou des signes d’évaluation de la même manière sur tous les dispositifs numériques. Les modalités de la « rencontre interculturelle » sont alors intimement liées aux modalités prévues, prescrites, préécrites au sein les dispositifs informatisés. Comme le soulignent Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « dans le cadre d’un tel questionnement, il est primordial de porter un regard attentif aux objets informatiques les plus ‟banals” : ceux par lesquels s’exprime aujourd’hui l’emprise des logiques informatiques sur l’ordre du texte écrit. La question de l’écriture et de sa dimension éditoriale ne tient pas seulement à l’initiative que peut avoir tel ou tel acteur autour des objets techniques. Elle s’incarne avant tout au sein du développement de ces objets » (Jeanneret et Souchier, 2005, p. 9). En cela, l’analyse rétrospective d’une expérience en ligne ne peut faire fi d’une prise de conscience du rôle configurant de l’architexte dans le rapport aux autres usagers (Galinon-Mélénec, 2011).

L’appréhension des pratiques numériques à l’aune des modes d’appréhension des relations interpersonnelles conduit à une certaine occultation de la dimension matérielle des dispositifs numériques et, de fait, à un impensé des médiations techniques et sémiotiques. Il est intéressant de souligner que le concept de médiation tient une place importante dans le modèle de la compétence interculturelle du Conseil de l’Europe. Pour les auteurs de l’ouvrage La compétence interculturelle, trois conceptions de la médiation, complémentaires entre elles, sont envisagées : « la médiation comme espace de mise en relation de partenaires, en situation de découverte. Initiateurs qui rendent intelligibles pour des nouveaux venus les contextes culturels et linguistiques que ces derniers inaugurent ; la médiation en situation de conflit ou de tension, quand langues et repères culturels produisent de l’exclusion et de la violence sociale. Différentes situations de remédiation seront présentées, dans un processus où est d’abord explicité l’objet du conflit, où ensuite est mis en place un dispositif qui aboutit ou non à une résolution ; la médiation insufflant des dynamiques propres aux espaces tiers, alternatives aux affrontements linguistiques et culturels. Dans cet espace pluriel, la différence y est nommée, négociée, réaménagée » (Neuner, Parmenter, Starkey et Zarate, 2003, p. 104).

Or, dans le cadre des travaux en sciences de l’information et de la communication qui se penchent sur les médiations médiatiques, la médiation recouvre d’autres aspects et pose d’autres cadres de problématisation. Dans la définition ci-dessus, la médiation est envisagée comme une pratique sociale de mise en relation. Or, dans les cadres théoriques que nous mobilisons, le concept de médiation, en interrogeant les portées symboliques et politiques des dispositifs techno-sémiotiques, permet de penser la distance, les discontinuités propres aux situations de communication médiatisées. La médiation ne se réduit pas à la mise en relation par un tiers, elle permet de penser l’altération (dans le sens neutre de devenir alter et non dans le sens négatif de dépréciation) des êtres culturels (Jeanneret, 2008). Pour Yves Jeanneret, la nature du processus de communication médiatisée invite justement à penser le « lien discontinu » de la communication (Jeanneret, 2008). L’auteur pose alors la question du défi méthodologique qui vise à analyser une communication fondamentalement hétérogène. Penser les médiations invite à prendre en compte ces formes infra-ordinaires qui peuvent sembler insignifiantes (Souchier, 2007). Cette prise en compte permet d’avancer que le politique se joue aussi au sein des formes symboliques. Ainsi, pour toutes ces raisons, l’appréhension des médiations semble être une posture qui permet d’envisager la complexité inhérente à toute approche communicationnelle. À ce propos, Jean Davallon souligne que « les sciences de l’information et de la communication n’étudient jamais la communication et l’information en elles-mêmes ou pour elles-mêmes, c’est-à-dire comme des êtres abstraits (elles seraient alors une idéologie), mais bien en tant qu’elles sont matérialisées, institutionnalisées et opérationnalisées dans la société » (Davallon, 2004, p. 35). Le cadre de la compétence interculturelle pose dès lors une manière d’envisager la médiation centrée sur les questions d’intervention sociale de tiers qui laissent peu de place à la prise en compte des médiations matérielles et symboliques propres aux dispositifs médiatiques et, dans le cas qui nous occupe, des architextes informatisés.

La construction d’un impensé numérique

Les questions soulevées ci-dessus ont fait l’objet de plusieurs débats au sein du groupe d’experts du Conseil de l’Europe. Je tiens à souligner que les différentes séances de travail se sont déroulées dans un réel souci d’écoute et de valorisation des optiques de tous les membres. Les questionnements que je soulève dans cet article ne viennent pas pointer un manque de volonté d’adapter le cadre ou un manque d’ouverture des experts, mais une réelle difficulté, à partir du moment où ce cadre était à la base du projet, de prendre en compte les spécificités de la communication à distance dans un cadre conceptuel tel que celui-ci.

Les membres du groupe se sont accordés pour ajouter quelques questions spécifiques aux dispositifs numériques comme : « Pensez-vous que le site Web ou le réseau social sur lequel vous avez rencontré le contenu publié par cette personne a influencé la façon dont le contenu en ligne a été exprimé ? » ou encore : « Pensez-vous que le contenu posté par cette personne aurait été exprimé différemment s’il avait mis sur un autre site web ou sur un autre réseau social ? ». Ces questions viennent pointer le fait que la configuration de la communication n’est pas la même en fonction de la configuration du dispositif numérique mobilisé par l’apprenant. Ces questions sont principalement présentes dans la deuxième section, liée aux connaissances dans le modèle de la compétence interculturelle.

Or, les modifications ne pouvaient pas se réduire à l’ajout de questions, il aurait fallu que le cadre de la compétence interculturelle soit repensé dans ses fondements au regard des spécificités socio-économiques, socio-politiques et techno-sémiotiques des dispositifs informatisés. Il aurait fallu pour cela, en amont, mettre en œuvre un débat conceptuel entre les conceptions de la communication interpersonnelle et celles de la communication médiatisée et industrialisée. Ceci implique de revisiter le socle du modèle de la compétence interculturelle du Conseil de l’Europe à l’aune des spécificités des dispositifs numériques. Par exemple, à la section « Qui suis-je ? » la question des identités et/ou plus précisément des fabriques identitaires ne se pose pas dans les mêmes termes lorsqu’une personne se présente directement à une autre personne et lorsqu’un usager compose un profil sur un « réseau social » (Coutant, 2011). Plutôt que « Qui suis-je », il s’agirait plutôt d’amener l’apprenant à se questionner sur la manière dont il configure son identité au regard des formes imposées par tel ou tel dispositif numérique. Dans la dernière section consacrée aux actions futures, les formes et les modalités de l’action diffèrent grandement lorsqu’il est question d’appréhender des relations interpersonnelles et lorsqu’il est question d’aborder des gestes sémiotisés dans des architextes informatisés. L’ajout de ces questions ponctuelles ne transforme dès lors pas la posture qui préside à la construction de l’outil pédagogique : la logique psycho-sociale centrée sur l’idée de rencontre et basée sur les théories des relations interpersonnelles produit tout de même une certaine naturalisation des dispositifs informatisés et résiste, par là-même, à la prise en compte des spécificités des médiations médiatiques.

Pour Bernard Miège, les théories qui ont une visée d’explication générale sur la communication présentent toutes des limitations et des carences assez voisines : le réductionnisme, l’abstraction, le primat accordé à un paradigme et la confusion, volontaire ou inconsciente, des instances envisagées. Pour l’auteur, « c’est tout particulièrement le cas lorsque la communication interpersonnelle ou langagière est supposée « représenter » toute la communication dans la société » (Miège, 2004, p. 185). En cela, il apparaît que le primat de la relation interpersonnelle pour penser la communication à distance produit ce que Pascal Robert nomme « l’impensé numérique ». En effet, les dispositifs informatisés tels que les « réseaux sociaux » sont pensés comme des facilitateurs voire des multiplicateurs de l’échange. Leur présence et leur configuration participent de l’évidence. « Est évident ce qui est mis en position de ne pas être interrogé, et/ou ce dont le questionnement n’est pas/plus légitime, ce qui n’a pas à se justifier ou, pour le dire autrement ce qui retiré des épreuves de justification politiques » (Robert, 2017, p. 3).

L’impensé numérique se caractérise par une naturalisation du numérique et ne permet pas de poser certaines questions comme celles des stratégies et intérêts des grands groupes internationaux (les « GAFA ») qui élaborent et tirent parti des « industries médiatisantes » (Jeanneret, 2014). Pour Pascal Robert, « l’impensé offre une représentation naturalisée et simpliste des TIC à l’ombre de laquelle le glissement de la prérogative politique peut se déployer en toute impunité, puisqu’il n’est ni repéré ni questionné » (Robert, 2018, p. 7). Pour l’auteur, cet impensé produit une occultation des logiques politiques à l’œuvre dans l’économie numérique. C’est aussi la position d’Yves Jeanneret pour qui, « au moment où les batailles font rage sur la façon de qualifier ce qui est présenté comme l’épiphanie de la véritable société (les médias sociaux) et où l’on prend l’habitude d’employer le mot social pour désigner les bases de données, Youtube, Facebook, Twitter, Pinterest réalisent une boucle courte entre industrie des passages et financiarisation des données. Pourquoi ? Parce que ce sont des panoplies documentaires conçues autour de petites formes écrites, qui tiennent toute leur force de la transmutation sémiotique de tous nos énoncés » (Patrin-Leclère et Seurrat, 2014, p. 42). Penser les pratiques numériques sur ce que l’on nomme « les réseaux sociaux » comme de simples lieux d’échanges interpersonnels amène dès lors à mettre de côté les enjeux financiers et politiques à l’œuvre dans ces industries médiatisantes.

Si l’outil pédagogique développé par le Conseil de l’Europe me semble s’inscrire dans une démarche d’éducation interculturelle très pertinente (en ce qu’il ne prescrit pas tel ou tel comportement chez l’apprenant, mais l’invite à se questionner, par la médiation du récit, sur ses propres pratiques et représentations), il peine par contre à s’inscrire dans une démarche d’éducation aux médias. Une éducation aux médias qui « se concentre sur l’analyse, la compréhension et la réflexion critique de messages médiatiques et traite des contextes sociaux, politiques, économiques, technologiques et culturels dans lesquels ces messages sont produits, diffusés et reçus » (Landry et Basque, 2015 p. 49). Pour cela, il faudrait que les médias ne soient pas pensés comme de simples instruments de communication, mais comme des médias au sens de dispositifs socio-techniques qui sont à la fois « produits et producteurs de langage et de lien social » et « sont évidemment un enjeu de pouvoir et donc potentiellement le lieu de développement de stratégies de pouvoir » (Davallon, 1993, p. 103).

Ainsi, cette expérience de plusieurs années au sein de ce programme du Conseil de l’Europe me semble montrer que les débats liés à la dimension internationale et à la dimension pluridisciplinaire de la recherche n’ont ni les mêmes modalités et ni les mêmes enjeux lorsqu’il s’agit de débattre scientifiquement (par exemple dans le cadre d’un colloque) et lorsqu’il s’agit de produire collectivement un dispositif pédagogique concret. Malgré les débats très riches qui ont alimenté la production de ces dispositifs pédagogiques et la volonté des membres de l’équipe d’intégrer des questions spécifiques aux médias et aux dispositifs numériques, la logique qui préside à l’outil pédagogique résiste.

L’exemple de ce programme montre que pour élaborer un dispositif de formation sur les « médias sociaux », le modèle psycho-social des relations interpersonnelles s’adapte mal à l’appréhension des spécificités des médiations de la communication à distance. La question centrale que soulève cet article est donc celle de l’adaptabilité et donc de la pertinence du modèle psycho-social d’analyse des relations interpersonnelles pour penser les médiations numériques. Il n’est pas question d’occulter le fait qu’il y a bien des personnes réelles qui se saisissent de ces dispositifs numériques, mais, la prépondérance des questions relationnelles, en vient à participer à un impensé numérique qui n’est pas dénué d’enjeux politiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aude Seurrat, « Modèle psycho-social et impensé numérique dans l’élaboration d’un dispositif pédagogique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 24 | 2018, mis en ligne le 17 décembre 2018, consulté le 11 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/dms/3138 ; DOI : 10.4000/dms.3138

Auteur

Aude Seurrat
Université Paris 13

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Remerciement à DMS-DMK pour la mise à disposition de cet article.

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Notes

[2Le Conseil de l’Europe est une organisation politique intergouvernementale créée en 1949 et basée à Strasbourg. Sa mission consiste à garantir la démocratie, les droits de l’Homme et l’état de droit en Europe. Aujourd’hui 47 pays sont membres du Conseil de l’Europe. Son objectif est de promouvoir « une société cohésive » définie comme « une communauté solidaire d’individus libres poursuivant des objectifs communs par des moyens démocratiques », Stratégie de cohésion sociale révisée approuvée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, 31 mars 2004, https://www.coe.int/en/web/portal/home

[3Livre blanc sur le dialogue interculturel « Vivre ensemble dans l’égale dignité », lancé par les Ministres des Affaires Étrangères du Conseil de l’Europe lors de leur 118ème session ministérielle, Strasbourg, mai 2008, p. 12.

[4Le terme « autobiographie » ne recouvre pas les mêmes significations en Anglais et en Français. En Anglais, il renvoi plus à toute expérience de récit introspectif alors qu’en Français il est adossé à un genre littéraire spécifique. Pour Philippe Lejeune, l’autobiographie est « le récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune, 1997, p. 23).

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