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L’énaction, un cadre épistémologique fécond et durable au sein de la question des pratiques à distance ?

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/3182

Un article, notes de lecture de Laurent Hiser repris de la revue Distances et Médiations des Savoirs, une publication sous licence CC by sa

La revue « Les Cahiers du numérique » du mois de mai 2018, sous la direction de Fidelia Ibekwe Sanjuan et Michel Durampart, propose de faire le point sur la diversité des approches des recherches en Sciences de l’information et de la communication (SIC). Daniel Schmitt s’inscrit en tous points dans les objectifs de ce numéro avec un article qui souligne le pluralisme des SIC. Pour reprendre les propos de Schmitt, l’article met en exergue l’énaction [1] et alimente la théorie constructiviste. Cette théorie nous renseigne sur les émotions, la perception, les préoccupations, le savoir personnel, tout ce qui fait la relation de la personne au monde. L’approche proposée est radicale, car elle s’appuie sur la notion d’expérience située.

À la fin de cette note de lecture, on pourra s’interroger pour savoir si l’énaction pourrait enrichir les méthodes qualitatives existantes en tentant de saisir l’expérience située des utilisateurs dans leurs pratiques de la communication éducative médiatisée.

Compte rendu de la lecture

Daniel Schmitt a une grande expérience de la recherche sur les visiteurs des musées. Il propose, dès l’ouverture de l’article, de définir son objet de recherche en distinguant l’expérience globale de l’expérience située. Cette précision lui permet de souligner que l’expérience globale ne convient pas à une définition précise des visiteurs. L’expérience située est plus attentive au monde propre des sujets et à son rapport aux objets du musée. Ainsi, le chercheur explique que son travail consiste à repérer la « dynamique cognitive émotionnelle corporelle vécue » (Schmitt, 2018, p. 93). Cette dynamique relève, selon lui, du sensemaking. Elle est tout aussi fragile que complexe à obtenir. Comme le dit le chercheur, cela peut expliquer pourquoi elle demeure « si peu connue […] au sein des SIC » (ibid., p. 96).

Dans le second paragraphe, la posture critique de l’auteur à l’endroit des enquêtes de fréquentation est soulignée. Ces évaluations empruntent encore trop, selon lui, au paradigme shannonien. Ces dernières pensent à tort que l’œuvre va créer un impact sur les sujets, c’est-à-dire que ce dernier extraira une information déjà prévue pour lui. Le chercheur rappelle que son approche n’est pas comportementaliste. Selon lui, ce paradigme le rendrait « aveugle à la créativité des visiteurs » (ibid., p. 97). L’originalité de la réflexion provient du fait que toute recherche visant à se détacher du comportementalisme peut gagner à se rapprocher de l’expérience du sujet. De plus, toute recherche qui souhaite s’intéresser à l’expérience « partage quelque chose avec l’énaction » (ibid.). Le chercheur prend ensuite le soin de marquer certaines différences entre l’énaction et l’interactionnisme symbolique. Malgré quelques traits communs (le sensemaking), l’interactionnisme peine à rendre compte de la réception dans un contexte comme le musée, l’environnement mettant directement le sujet en relation « avec un objet » (ibid., p. 99). L’énaction convient mieux pour les situations d’analyse où il n’y a pas de négociations sociales. Pour le chercheur, cette distinction lui permet d’isoler l’énaction pour justifier de l’utilisation de son cadre théorique et effectuer une transition habile avec la deuxième partie de l’article.

La suite, dans le troisième paragraphe, est une réflexion épistémologique sur l’énaction. Le point le plus saillant est celui du rapprochement avec le constructivisme. Le lecteur peut assez bien appréhender les fondements philosophiques de l’énaction et l’introduire comme théorie. L’auteur alimente la réflexion de multiples références à Varela et rappelle que Maturana a été « le père scientifique » de Varela (ibid., p. 100). La filiation avec le constructivisme est décrite de manière remarquable, mais l’auteur précise tout de même que l’énaction peut alors donner l’impression que le monde s’efface. Il précise que c’est ce qui a poussé Varela, à un certain moment de sa carrière, à s’éloigner du constructivisme. Cela reflète les problèmes épistémologiques que l’expérience située peut induire en recherche mais aussi ses problèmes méthodologiques. Comme le rappelle Schmitt, faisant écho aux mises en garde du premier paragraphe, il existe bien des biais relatifs à l’exploration de l’expérience située. Le chercheur rappelle que les travaux de Theureau, en particulier la notion de langage symbolique, permettent de décomposer l’expérience située en plusieurs unités (dites « significatives »). L’auteur propose alors de définir cette notion, en soulignant 1) que l’expérience a lieu « dans un certain ordre » (Schmitt, 2018, p. 101) ; 2) que cet ordre dépend du « témoignage de première main » du visiteur ( Depraz, Varela et Vermersch, 2011) ; 3) que l’analyste va reconstruire « une chaîne nomique de la clôture opérationnelle » (Schmitt, 2018, p. 101).

Le dernier paragraphe nous propose une description du projet REMIND [2], qui s’appuie sur une méthode d’enquête qualitative à l’initiative de Schmitt et Aubert, et qui vise à comprendre la dynamique de l’expérience des visiteurs de musées. Le chercheur s’attarde sur son protocole à deux volets, décrivant 1) l’équipement vidéo des visiteurs pendant la visite pour récolter de manière originale des données in vivo et 2) les modalités des entretiens en rappel stimulé pendant lesquels le visiteur est directement confronté à ses traces vidéo subjectives. Les éléments qui figurent dans ce paragraphe permettent d’enrichir la définition de l’énaction et la méthode à employer. Nous retrouvons également les conclusions du chercheur qui évoque les apports que l’énaction, en tant que science de la relation, pourrait apporter au champ des SIC.

Perspectives de l’article

Cet article peut être considéré comme une publication de référence, si nous abordons l’énaction comme théorie pouvant alimenter le constructivisme. L’objectif de l’article est surtout d’appréhender une réflexion épistémologique sur l’apport de l’énaction dans les SIC. Ceux qui souhaitent approfondir cette approche pourront se reporter avec intérêt aux articles de D. Schmitt définissant l’énaction et ses approches scientifiques (par exemple, Schmitt, 2013 ; Schmitt et Meyer-Chemenska, 2014), en particulier du point de vue méthodologique. On y retrouvera aussi une référence plus complète à l’autopoïèse, ainsi que les mises en garde sur les biais d’autres méthodes comme celle de l’escorte ou des verbalisations à voix haute. Un article publié dans la revue TiceMed (Schmitt cité par Bonfils, Dumas et Massou, 2016), pourrait compléter les informations sur la méthode tout comme les publications chez certains chercheurs français en éducation (Rix-Lièvre, 2010) ou encore à l’étranger (Omodei et McLennan, 1994).

Les travaux de D. Schmitt mettent en évidence que l’énaction est un cadre fécond pour la réflexion épistémologique en lien avec les SIC, mais aussi un cadre fécond pour la réflexion sur les méthodes d’entretien. Sur ce point, on aurait souhaité que le chercheur formule une distinction entre les entretiens d’autoconfrontation et les entretiens en rappel stimulé. Cette absence de distinction, tout comme la définition proposée pour la notion de langage symbolique acceptable qui s’avère complexe, sont aussi une invitation à la lecture d’autres publications de l’auteur.

Mais cet article permet d’ancrer l’idée que l’énaction est une théorie en lien avec les sciences cognitives. Les références à des chercheurs comme Di Paolo, en particulier son travail sur les approches sensorimotrices de la cognition, ou Colombetti et ses recherches sur l’impact des émotions pendant l’action située, ont du sens. Le terme de « perçaction », emprunté habilement à Bottineau (2010), marque aussi l’idée que l’énaction s’inspire de la recherche sur le langage, en particulier la linguistique cognitive. Des termes comme la « reliance » ou « liction », que Schmitt utilise dans d’autres articles, ainsi que les références aux travaux de Leleu Merviel, pourront également faciliter l’approche de la notion d’énaction.

Schmitt confirme la porosité de sa réflexion à d’autres champs. Cela lui permet de tenir compte du rôle actif du corps et de la psyché dans l’environnement quand l’individu doit assurer, pour reprendre une des notions inspirées de Varela, la clôture opérationnelle de son système. Cela revient à considérer que l’individu doit se coupler structurellement à l’environnement pour comprendre. En tant qu’approche sur l’agentivité, l’énaction fixe le cadre de la reconstruction de l’émergence de la compréhension individuelle. Elle alimente la théorie constructiviste et pragmatique, en lien avec le paradigme de l’action située (Suchman, 1985). En s’intéressant aux décalages entre deux espaces, celui du concepteur et celui du récepteur, l’énaction s’inscrit bien dans le déplacement conceptuel opéré par la sociologie des usages. Ainsi, cet article, qui réaffirme la nécessité de s’écarter du behaviorisme et souligne les limites des approches statiques, pourrait alimenter une recension de la littérature sur la notion d’usager.

Conclusion

L’énaction apparaît comme un cadre fécond pour entrevoir une méthode qualitative d’inspiration cognitive et sémiotique (Collet, 2016), dans la poursuite des travaux de la sociologie des usages. Les travaux de Schmitt peuvent continuer à alimenter les démarches de la recherche sur les décalages entre les espaces respectifs des concepteurs et des usagers, à la faveur d’une science de la relation ou de la « liction ». Le corps, la psyché et l’environnement sont structurellement liés pour se co-déterminer. Cette approche de la co- détermination peut apporter un éclairage nouveau dans nombre de travaux en sciences de l’information et de la communication.

Qu’apporterait l’énaction dans les recherches sur les dispositifs de la communication éducative pour étudier, par exemple, l’agentivité des usagers d’un dispositif comme Moodle ou M@gistère [3], et toutes les plateformes de formation à distance utilisés dans l’enseignement scolaire (premier ou second degré) ? Elle pourrait permettre de mieux mettre en évidence les contradictions entre les attentes d’individus, attachés à leur vie numérique, par exemple en repérant les détournements que les élèves vont chercher à commettre quand ils doivent traduire les règles d’un enseignement collectif et simultané instrumenté à distance au sein de leurs propres pratiques médiatiques. De plus, elle pourrait permettre de repérer les règles implicites que les professeurs mettent en œuvre quand ils décident d’ajouter à ces plateformes des usages sociologiques du numérique, par exemple en y intégrant des dispositifs du web 2.0. En combinant la théorie de l’énaction à un objet de recherche déjà existant, nous pourrions enrichir ce que nous savons des problèmes liés aux pratiques d’éducation à distance, notamment en vérifiant comment elles ramènent les individus vers des usages personnels du numérique. Par exemple, en équipant les élèves d’un dispositif original, comme un oculomètre, qui est un appareil pour mesurer les mouvements des yeux, ou des lunettes caméras, pour capter les flux de comportements dans leur perspective située, il deviendrait possible, comme le propose Schmitt, de mener des entretiens en rappel stimulé dans la foulée de la captation des utilisations subjectives d’un dispositif d’EAD.

Dans cette perspective, l’article de D. Schmitt pourrait nous conduire à une approche plus systématique de l’énaction. Puisqu’elle nous fait accéder à l’expérience située, permettrait-elle de renforcer les démarches qualitatives existantes en SIC sur la question des pratiques à distance en s’appuyant sur le repérage les unités significatives de l’expérience des utilisateurs ? La recherche peut et doit se saisir de cette question à l’heure où les usagers ont développé certaines attentes et habitudes hétérogènes vis-à-vis du savoir, à l’heure où ils pourraient considérer que les technologies technopédagogiques institutionnalisées peuvent être moins performantes que leurs propres outils ou dispositifs numériques personnels, comme on peut déjà le repérer à l’université (Peraya et Bonfils, 2012). L’énaction peut-elle être un cadre fécond et surtout durable pour répondre à la question de la recomposition des pratiques à distance ?

Quelques éléments bibliographiques complémentaires

Bonfils, P., Dumas, P. et Massou, L. (2016). Numérique et éducation : dispositifs, jeux, enjeux, hors jeux. Nancy : Presses universitaires de Lorraine.

Bottineau, D. (2010). Parole, corporéité, individu et société  : l’embodiment entre le représentationnalisme et la cognition incarnée, distribuée, biosémiotique et enactive dans les linguistiques cognitives. Intellectica. Revue de l’Association pour la Recherche sur les sciences de la Cognition, 56, 187–220.

Collet, L. (2016). Dispositifs numériques de formation et transformation socio-économique de l’école  : de la fiction portée par l’éducation nationale à la science pratique des enseignants. Revue française des sciences de l’information et de la communication, 9. https://doi.org/10.4000/rfsic.2051
DOI : 10.4000/rfsic.2051

Depraz, N., Varela, F. J. et Vermersch, P. (2011). L’épreuve de l’expérience : pour une pratique phénoménologique. Bucarest : Zeta Books.

Omodei, M. M. et McLennan, J. (1994). Studying complex decision making in natural settings : using a head-mounted video camera to study competitive orienteering. Perceptual and Motor Skills, 79(3), 1411–1425.
DOI : 10.2466/pms.1994.79.3f.1411

Peraya, D. et Bonfils, P. (2012). Nouveaux dispositifs médiatiques  : comportements et usages émergents. Distances et médiations des savoirs. Distances et médiations des savoirs, 1(1). https://doi.org/10.4000/dms.126
DOI : 10.4000/dms.126

Rix-Lièvre, G. (2010). Différents modes de confrontation à des traces de sa propre activité/ Vers une confrontation à une perspective subjective située. Revue d’anthropologie des connaissances, 4(2), 358–379.

Suchman, L. A. (1985). Plans and Situated Actions : The Problem of Human-Machine Communication. Palo Alto : Xerox. Récupéré le 16 décembre 2018 de : http://bitsavers.trailing-edge.com/pdf/xerox/parc/techReports/ISL-6_Plans_and_Situated_Actions.pdf

Varela F. (1996). Quel savoir pour l’éthique ? Paris : La Découverte.

Varela F. (1989). Autonomie et connaissance. Paris : Seuil.

Varela F. et Depraz N. (2005). At the source of time. Valence and the constitutional dynamics of affect. Journal of Consciousness Studies, 12(8-10), 61-81.

Varela F., Thompson E. et Rosch E. (1993). L’inscription corporelle de l’esprit. Paris : Seuil.

Von Glasersfeld, E. (1988). Introduction à un constructivisme radical. Dans P. Watzlawick, L’invention de la réalité. Contributions au constructivisme (p. 19-43). Paris : Seuil.

Autres articles de l’auteur

Schmitt, D. (2013). Décrire et comprendre l’expérience des visiteurs. ICOM International Committee for Museology, 42, 205–216. Récupéré le 16 décembre 2018 de : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01570965/document

Schmitt, D. (2018). L’énaction, un cadre épistémologique fécond pour la recherche en SIC. Les Cahiers du numérique, 15(2), 93–112.

Schmitt, D. et Aubert, O. (2017). REMIND : a method to understand the micro-dynamics of the museum visitors experience. Journal of Human Mediated Interactions, 17(2), 43–70.

Schmitt, D. et Meyer-Chemenska, M. (2014). Expériences de visite  : de la transmission à la liction. Lettre de l’OCIM. Musées, Patrimoine et Culture scientifiques et techniques, 155, 17–23. https://doi.org/10.4000/ocim.1440
DOI : 10.4000/ocim.1440

Schmitt D. (2017). Saisir l’expérience des publics dans les musées : comment construit- on du sens lors d’une visite ? Dans J.-M. Barbier et M. Durand, Encyclopédie de l’analyse des activités (p. 617-630). Paris : Presses universitaires de France.

Schmitt D. (2014). Vers une remédiation muséale à partir de l’expérience située des visiteurs. Enjeux de l’information et de la communication, 15(2a), p. 43-55.


Schmitt D. (2012). Expérience de visite et construction des connaissances : le cas des musées de sciences et des centres de culture scientifique (thèse de doctorat, Université de Strasbourg, Strasbourg, France).

Référence électronique

Laurent Heiser, « L’énaction, un cadre épistémologique fécond et durable au sein de la question des pratiques à distance ? », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 24 | 2018, mis en ligne le 17 décembre 2018, consulté le 10 janvier 2019. URL : http://journals.openedition.org/dms/3182

Auteur
Laurent Heiser, IMSIC Toulon

Doctorant sous la direction de P. Bonfils et de L. Collet

laurent.heiser@univ-cotedazur.fr

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Notes

[1« La notion d’énaction est une façon de concevoir la cognition qui met l’accent sur la manière dont les organismes et esprits humains s’organisent eux-mêmes en interaction avec l’environnement. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Énaction).

[2REMIND signifie Reviviscence, Experience, Emotions, sEnse MakINg micro Dynamics. Ce projet « est à la fois une méthode d’investigation pratique (collecte, traitement, analyse, diffusion et partage des données) et un projet de recherche pour saisir au plus près la micro-dynamique de l’expérience humaine vécue » (Schmitt et Aubert, 2017, p. 50).

[3Moodle est un logiciel libre de type Learning Management System qui a été déployé comme solution de plateforme de formation à distance dans le secondaire, par exemple dans l’Académie de Nice. Le logiciel est aussi utilisé comme solution de plateforme de formation à distance des enseignants. Ce dispositif est appelé M@gistère en France.

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