Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Le site d’information The Conversation France comme ressource pédagogique

Un article repris de http://dms.revues.org/1771

The Conversation France est un média d’information numérique qui prend la forme d’un site de partage et de diffusion des savoirs autour de l’actualité générale et scientifique. Les articles sont le fruit de la collaboration entre des journalistes et des chercheurs universitaires. Se présentant comme un nouveau média numérique pour la diffusion des savoirs et de la culture scientifique, The Conversation France peut-il contribuer à renouveler la médiation scolaire en rapprochant le monde académique et celui de l’enseignement scolaire ? En position d’observateur participant, impliqué dans la promotion de The Conversation France au sein de l’université de Lorraine, l’auteur appuie sa recherche-action sur des données de terrain, une enquête de lectorat et des entretiens avec des auteurs universitaires et des journalistes afin de discuter les résultats d’une enquête exploratoire conduite auprès de stagiaires professeures-documentalistes. L’analyse suggère que le public enseignant attend une légitimation et une remédiation des contenus de The Conversation France afin de s’en sentir pleinement destinataire à titre professionnel.

Introduction

En ligne depuis le 21 septembre 2015, The Conversation France est un média d’information numérique qui se présente comme un site de partage et de diffusion des savoirs autour de l’actualité générale et scientifique. Les articles sont le fruit de la collaboration entre des journalistes, éditeurs des contenus, et des chercheurs universitaires, auteurs des textes publiés. Comme les autres plateformes The Conversation ouvertes depuis 2011 en Australie, puis au Royaume-Uni, en Afrique et aux États-Unis, la plateforme française est supportée par une organisation à but non lucratif dont les adhérents sont des institutions du monde universitaire. La recherche universitaire est considérée comme la source directe de l’information. Le média a vocation à mettre cette dernière à la portée du grand public sous la forme d’articles gratuits, accessibles en ligne sans publicité ni abonnement. Les textes sont libres de republication sur tout autre support à la seule condition de respecter l’intégrité du contenu et d’en mentionner les auteurs et la source.

Coordinateur du groupe de pilotage The Conversation France au sein de l’université de Lorraine, nous sommes en charge de la promotion de ce média auprès de la communauté universitaire, de ses publics et de ses partenaires. Dans cette position, nous interrogeons la possibilité d’inciter le milieu enseignant à constituer le contenu de The Conversation France en ressource pédagogique. En tant que chercheur en sciences de l’information et de la communication, nous nous intéresserons aux dynamiques à l’œuvre entre les identités professionnelles concernées (chercheurs, enseignants et journalistes). Nous collaborons quotidiennement avec l’équipe de journalistes du média tout comme avec les auteurs universitaires de l’université de Lorraine, dont nous faisons également partie. À ce titre, nous assumons le statut d’observateur participant (Faulkner et Becker, 2008), une posture de « dédoublement statutaire » qui « offre des avantages et des inconvénients, et combine des ressources nouvelles et des contraintes supplémentaires » (de Sardan, 2000). Dans cette posture, nous témoignons ici des premières étapes de la recherche-action en cours.

Tandis que les chercheurs sont encouragés à mettre leurs activités de recherche à la portée de la société et des non-spécialistes afin de favoriser une meilleure compréhension réciproque (Commission européenne, 2005), les enseignants sont confrontés à la montée des injonctions institutionnelles à éduquer aux médias, motiver les vocations scientifiques et développer les technologies numériques à des fins éducatives (Marciset-Sognos, 2015). La société elle-même traverse une crise de confiance dans les médias (TNS SOFRES, 2016), mais aussi dans le discours scientifique (IPSOS, 2015). Pour sa part, l’école française fait face à des remises en question acerbes au sein de la société, dans la foulée des débats entretenus par les livraisons triennales du Programme international de suivi des acquis des élèves (PISA) de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Dans cette situation aux multiples facettes, nous avons porté notre regard sur la réaction de professeures-documentalistes stagiaires à la proposition éditoriale de The Conversation France. Le métier de professeur-documentaliste se caractérise par l’articulation des compétences pédagogique et infodocumentaire, en coopération avec les autres professeurs dans le cadre de missions aussi diverses que l’acquisition par les élèves d’une culture de l’information et des médias, la mise en œuvre de la politique documentaire de l’établissement et de son ouverture culturelle. D’un point de vue sociologique, ces enseignants souffrent d’une identité professionnelle ambigüe et mal comprise de leurs collègues (Hedjerassi et Bazin, 2013), tandis qu’une approche en sciences de l’éducation rappelle leur responsabilité à coopérer avec ces derniers (Corbin-Ménard, 2013). La recherche en sciences de l’éducation suggère que les universitaires sont eux-mêmes confrontés à une identité professionnelle incertaine (Fave-Bonnet, 2003). Le pouvoir des journalistes relèverait quant à lui de moins en moins d’une réalité sociologique (Charon et Mercier, 2003). Dès lors, la rencontre entre chercheurs et enseignants, par l’entremise des journalistes au travers d’un média d’information tel que The Conversation France, peut-elle se réaliser à la faveur du rapprochement entre des identités professionnelles fragilisées ?

Nous aborderons les motivations qui sous-tendent le rapprochement entre universitaires et journalistes, avant de constater les corrélations entre les missions des professeurs-documentalistes et celles que se donnent les journalistes de The Conversation France. Après avoir exposé les résultats recueillis auprès d’un échantillon de professeures-documentalistes stagiaires, nous discuterons la capacité des acteurs – au-delà de la médiation des savoirs – à réaliser une médiation des connaissances. Enfin, nous partagerons les raisons qui encouragent à poursuivre la recherche-action dans le milieu scolaire, au-delà du milieu universitaire dans lequel elle a été initiée.

Les motivations du rapprochement entre universitaires et journalistes

Au regard des propos recueillis fin 2015 par entretiens auprès des dix premiers auteurs de l’université de Lorraine à avoir signé des articles dans The Conversation France, les enquêtés s’accordent à dire qu’il s’agit avant tout d’élargir la diffusion de leurs travaux de recherche. Pour eux, The Conversation France leur permet d’assumer cette mission qui fait partie intégrante de leur métier. Pour ces chercheurs-auteurs, The Conversation France comble un manque et répond à une difficulté à accéder à l’espace public en général et à l’espace médiatique en particulier. C’est aussi un support intermédiaire entre la publication sur un blog personnel et la publication scientifique, un espace dans lequel développer une explication universitaire à l’attention de la société plutôt que de ses pairs. Confortés par l’intérêt qu’ils constatent de la part de leur entourage familial, amical et professionnel, certains enquêtés sont devenus des lecteurs assidus de The Conversation France, confiants dans la capacité du média à mettre à leur portée des expertises parfois très éloignées des leurs, autant qu’il met leur propre expertise à la portée du public.

Une enquête de lectorat nous permet d’accéder à des points de vue contradictoires. Conduite en novembre 2016, cette enquête a recueilli 2 000 réponses et recouvre plus particulièrement 8 % des 20 000 abonnés à la lettre électronique. 42 % des répondants déclarent une affiliation au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche. Si 96 % des réponses recueillies représentent des opinions favorables ou très favorables (50 %), l’analyse des champs libres permet d’accéder à l’expression de quelques universitaires plus réticents. Parmi les répondants qui se déclarent chercheurs ou enseignants-chercheurs, ils sont une quarantaine à se montrer insatisfaits en réponse à la 1re question : « En tant de lecteur de The Conversation France, quel est votre niveau de satisfaction ? ». En réponse à la question « En quelques mots, si vous deviez expliquer ce qu’est The Conversation France à quelqu’un qui ne le connaît pas, vous lui diriez… », une dizaine de ces derniers exprime une perception négative devant une vulgarisation qui chercherait à accrocher le lecteur en se parant d’une légitimité scientifique pour défendre des opinions qu’ils ne partagent pas. Ils incriminent un contenu à la qualité jugée inégale, par la faute de certains auteurs qui se saisissent selon eux du média pour leur publicité ou dans une stratégie de carrière personnelle.

Les données recueillies laissent un point aveugle : celui des universitaires qui ne sont ni auteurs ni lecteurs de The Conversation France. Si beaucoup ignorent sans doute encore l’existence du média, nombreux sont ceux qui considèrent qu’il n’entre pas dans leur agenda. Les auteurs potentiels sollicités dans le cadre de notre activité professionnelle pour publier un article sur The Conversation France répondent très souvent qu’ils n’en ont pas le temps. Une telle réponse fait référence à l’identité professionnelle des universitaires concernés. Comme le souligne Marie-Françoise Fave-Bonnet (Fave-Bonnet, 2003), la profession est confrontée à la perte de prestige des professions intellectuelles, au morcellement disciplinaire, au partage de l’activité entre un service d’enseignement obligatoire et de multiples activités au rang desquelles la recherche entre en concurrence avec les activités administratives et représentatives. La diffusion de ses activités de recherche sur un média tel que The Conversation France relève dès lors d’une forme d’engagement personnel afin de redéfinir et de légitimer son identité professionnelle.

Pour leur part, au cours de nos entretiens fin 2016, les journalistes en charge de The Conversation France ont témoigné du fait que participer à la diffusion des savoirs constitue pour eux une source de satisfaction, la réponse à une perte de sens ressentie dans la presse traditionnelle, une œuvre d’utilité publique, voire un acte militant. Pour le directeur de la rédaction de The Conversation France, il s’agit avant tout de répondre au défi de rebâtir la confiance dans les médias auquel est confrontée toute la profession. Tout comme les auteurs universitaires qu’ils accompagnent dans la publication, les journalistes démontrent un engagement actif dans la redéfinition de leur identité professionnelle.

Corrélation entre les missions du professeur-documentaliste et celles que se donnent les journalistes

Les enseignants (non chercheurs) représentent environ 14 % des répondants à l’enquête de lectorat. Or, l’analyse des réponses laissées dans les champs libres suggère un intérêt de ce public pour le recours à The Conversation France auprès de publics scolaires, tandis que d’autres répondants appellent de leurs vœux une adaptation des contenus à un lectorat d’enfants ou d’adolescents. C’est une professeure-documentaliste qui témoigne de l’usage le plus concret du média dans le cadre de ses activités professionnelles : elle indique en parler aux élèves au cours d’une séance consacrée aux pratiques d’information.

Selon les textes qui encadrent sa fonction, le professeur-documentaliste favorise les relations entre les disciplines et collabore étroitement avec les enseignants, au collège il apporte notamment son expertise dans le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires (Bulletin officiel n° 27 du 2 juillet 2015). Il en va de même pour les journalistes de The Conversation France, qui collaborent étroitement avec les chercheurs de toutes disciplines dont les expertises doivent éclairer l’actualité et le débat public. Le site d’information – tout comme les centres de documentation et d’information (CDI) – a vocation à être un lieu de rencontre, d’échange, de recherche, mais aussi de découverte. D’ailleurs, les journalistes tout comme le professeur-documentaliste sont à l’initiative ou interviennent en appui de conférences et de manifestations (Circulaire n° 86-123 du 13 mars 1986). Concerné par l’éducation aux technologies de l’information et de la communication (Corbin-Ménard, 2015), l’enseignement moral et civique et les travaux personnels encadrés, le professeur-documentaliste intervient plus particulièrement dans l’éducation aux médias et à l’information au collège (Bulletin officiel spécial n° 11 du 26 novembre 2015). The Conversation France conjugue pour sa part le recours aux technologies de l’information et de la communication avec un engagement moral et citoyen dans la mise en visibilité des savoirs et des expertises universitaires, en réaction aux dérives et aux critiques essuyées par les médias traditionnels. Enfin, le professeur-documentaliste participe à la liaison entre la scolarité de terminale et l’enseignement supérieur au travers de la formation à la recherche documentaire et de l’orientation active des lycéens. Ainsi, s’agissant d’établir un lien entre monde universitaire et société, les ambitions des journalistes de The Conversation France semblent pouvoir se rapprocher des missions des professeurs-documentalistes.

Pour autant, et au-delà d’un exemple singulier, les professeurs-documentalistes peuvent-ils se saisir de The Conversation France afin de favoriser la diffusion des savoirs universitaires et la culture scientifique auprès de leurs collègues d’autres disciplines comme de leurs élèves ? Un média d’information peut-il contribuer à réduire la distance entre les enseignements du secondaire et ceux du supérieur ?
Regard de professeures-documentalistes stagiaires sur la presse en ligne et la recherche universitaire

En première approche de la réception de The Conversation France par le monde de l’enseignement scolaire, nous avons rencontré douze professeures-documentalistes stagiaires au cours d’une séance de deux heures durant laquelle chacune a complété un questionnaire afin de compléter nos échanges. Le statut particulier de stagiaire implique que les enquêtées occupaient un demi-poste depuis quelques mois seulement dans un établissement au moment de l’enquête. Si leur expérience professionnelle est encore balbutiante, elles sont en revanche particulièrement au fait des missions qui sont attendues d’elles de la part de l’Éducation nationale, missions sur la base desquelles nous avons fondé nos interrogations.

Les échanges ont d’abord porté sur la confiance qu’accordaient les enquêtées à la presse en ligne, d’une part, et à la recherche universitaire d’autre part. Pour elles, le journaliste se révèle être un professionnel relativement fiable, soumis à une déontologie qui lui impose de vérifier ses sources. Le chercheur apparaît quant à lui comme un professionnel dont le propre est de s’appuyer sur des faits, des preuves et un travail d’enquête fondé sur des sources vérifiées, son autorité est garantie par la validation par ses pairs des connaissances qu’il produit et de l’expertise qui en découle.

La difficulté pour les enquêtées réside moins dans la confiance qu’elles accordent aux représentants des deux professions, que dans leur propre capacité à juger de la légitimité qu’ont ces derniers à aborder tel ou tel sujet. Dans le cas de la presse en ligne, c’est le site éditeur qui concentre le capital de confiance : pour peu qu’un article sur un sujet mieux connu de nos enquêtées se révèle imprécis, voire erroné, et c’est le journal dans son ensemble qui en sera tenu pour responsable. En matière de recherche en revanche, l’identité du chercheur pose problème : les enquêtées jugent important de savoir si l’auteur est reconnu dans son champ, mais ne se sentent pas à en mesure de le déterminer. Elles s’en remettent alors à leur perception de la revue ou de la base de recherche documentaire par le biais de laquelle elles ont repéré l’article concerné.

Dans le champ médiatique, la controverse scientifique est perçue comme une source de confusion dans la mesure où elle se traduit par des contradictions entre les chercheurs. Si les enquêtées considèrent globalement la source scientifique comme légitime, c’est une source qui leur semble difficile d’accès, tant pour elles que pour les élèves, car elle nécessite un travail de traduction de leur part à partir d’une information qu’elles ne jugent pas toujours compréhensible. Nos interlocutrices n’ont pas mentionné de ressource susceptible de favoriser une telle médiation des contenus scientifiques. Qu’elles en aient connaissance ou non, il semble qu’aucune ressource de cet ordre n’ait pour l’heure trouvé place dans leurs pratiques.
Les enquêtées envisagent The Conversation France comme une ressource pédagogique potentielle

À mi-séance, les enquêtées se sont vu proposer une vingtaine d’articles imprimés depuis The Conversation France, média dont elles ignoraient toutes l’existence. Chacune a choisi un article sur la base de son titre et s’est vue remettre une impression du contenu de la lettre électronique adressée le même jour par The Conversation France à ses abonnés. Nous leur avons présenté The Conversation France selon les termes du premier paragraphe du présent article, inspirés par le discours de son directeur de rédaction. Nous avons veillé à préciser notre statut particulier dans la démarche engagée par l’université de Lorraine autour de The Conversation France. Le risque que cette posture puisse influencer notre jugement a été souligné ainsi que notre besoin d’autant plus important de recueillir des points de vue différents ou contradictoires lorsqu’ils existent.

Les articles proposés couvraient des thématiques variées susceptibles, à nos yeux, d’intéresser des professeurs-documentalistes à différents titres. Le choix individuel des articles s’est révélé obéir à une loi de proximité. Chaque enquêtée a porté son dévolu sur l’article le plus proche de ses centres d’intérêt professionnels ou personnels. Nous les avons interrogées quant à la manière dont de tels articles et le média dont ils sont issus pourraient trouver place dans leur activité professionnelle.

Les enquêtées ont envisagé de recourir à The Conversation France en matière d’orientation des lycéens, d’éducation morale et civique, dans leur collaboration avec d’autres enseignants, pour des travaux personnels encadrés (TPE), des séances liées à l’éducation aux médias et à l’information (EMI), ou encore pour trouver des intervenants locaux afin d’organiser des conférences. The Conversation France permet à leurs yeux une première approche de la recherche universitaire comme des études supérieures à travers l’accès à différentes disciplines scientifiques. Les ressources numériques que constituent les articles de The Conversation France leur semblent susceptibles d’être cataloguées dans la base de données du centre de documentation et d’information et d’être partagées avec la communauté enseignante et les parents d’élèves. Même si les articles ne leur paraissent pas toujours directement exploitables en classe, les enquêtées jugent que les exemples et les références fournis sont de nature à inspirer la conception de séquences pédagogiques, autour de thématiques propres à éveiller l’intérêt des élèves.

Les réticences qui ont été émises ont trait à la « réalité du terrain ». Les collègues d’enseignements disciplinaires, souvent déconnectés de la production universitaire selon nos enquêtées, méconnaîtraient trop souvent le rôle du professeur-documentaliste. Le cadre institutionnel censé légitimer l’intervention prescriptive du professeur-documentaliste est jugé flou. Quant au contenu de certains articles, il nécessiterait beaucoup d’adaptations pour élaborer une activité pédagogique avec des élèves de collège. Les enquêtées s’accordent à dire qu’elles sont face à des collègues qui attendent des outils « clés en main » et prendront difficilement le temps d’imaginer une utilisation à partir d’une ressource qui leur serait simplement adressée. Ces remarques éclairent sous un nouveau jour l’hypothèse selon laquelle le professeur-documentaliste n’aurait pas « toujours conscience du fait que les autres sujets que sont les parents ou les autres personnels pourraient jouer un rôle dans l’entreprise de médiatisation qu’il développe » (Corbin-Ménard, 2015). Si les professeurs-documentalistes ne se tournent pas spontanément vers leurs collègues responsables d’autres enseignements, ce peut-être pour partie à cause d’une forme de défiance qui a pu s’instaurer dans leurs rapports intersubjectifs.

Les pistes d’exploitation de The Conversation France envisagées au cours des échanges avec les douze professeures-documentalistes stagiaires que nous avons enquêtées semblent se heurter aux difficultés de positionnement identitaire qu’elles rencontrent au sein de leurs établissements comme la plupart de leurs pairs (Hedjerassi et Bazin, 2013 ; Corbin-Ménard, 2013). Pourtant, l’une des enquêtées a pris l’initiative de relayer à des élèves engagés dans un travail personnel encadré (TPE) l’article découvert au cours de notre séance et qui traitait d’un thème proche. Sollicitée par e-mail pour partager son expérience, elle a souligné l’enthousiasme des élèves. D’abord surpris de son intervention, ils ont décidé de revoir en partie leur travail à la lumière de ce que leur avait appris l’article. Cette anecdote suggère que – comme pour la contribution des chercheurs au média – l’engagement individuel est un facteur clé du recours à The Conversation France comme vecteur de médiation des savoirs universitaires à l’école.

Dépasser la médiation des savoirs pour réaliser une médiation des connaissances

Face à la difficulté d’assurer la médiation de contenus issus de sources universitaires, nous avons constaté que les professeures-documentalistes stagiaires enquêtées, tout comme les journalistes, se satisfont de l’usage de la notion de « savoir universitaire » et se préoccupent peu de ce que Bernadette Charlier nomme les « connaissances » par opposition au « terme savoir [qui] évoque stabilité et validité de représentations partagées par une communauté, alors que le terme de connaissance évoque la construction, la collaboration et la naissance » (Charlier Debon, Hülsman et Tait, 2013). Partageant la même impuissance à arbitrer les controverses scientifiques, journalistes comme enseignant semblent éviter de s’y confronter.

Rares sont les témoignages de chercheur ou d’enseignant-chercheur, recueillis au cours de nos entretiens, de l’enquête de lectorat ou de nos activités professionnelles, à relever cet écueil de The Conversation France. Or, lorsqu’il est interrogé sur la dichotomie qu’il établit entre expertise et opinion, le directeur de la rédaction affirme sa conviction que la légitimité du média repose sur la vigilance à ne pas publier d’articles d’opinion. Il s’agit pour lui de se distinguer de pratiques qu’il déplore dans la presse traditionnelle (séminaire « Actualité critique » de l’École normale supérieure, Paris, le 3 novembre 2016). Au cours de l’échange qui a suivi, il a reconnu que cette position est également induite par les attentes qu’il perçoit de la part du monde universitaire, dont la pérennité économique du média dépend. Comme nous l’avons déjà relevé, les critiques émanant d’universitaires à l’encontre de The Conversation France portent sur des articles jugés trop partisans. En outre, le directeur de la rédaction ressent une frilosité de certains établissements à s’intéresser à une forme de communication qui repose sur la contribution des chercheurs plutôt que sur la diffusion du discours institutionnel (entretien du 25/10/2016).

Le monde universitaire serait donc – lui aussi – victime d’une difficulté à distinguer point de vue scientifique et opinion partisane. Nous rejoignons le constat dressé par la sociologue Nathalie Heinich lorsqu’elle relève la difficulté des chercheurs en sciences de l’homme à ne pas s’investir affectivement lorsqu’il s’agit d’aborder les enjeux associés à la question de l’engagement (Heinich, 2002 ; 2004). Si l’accès aux résultats des travaux de recherche est réalisé en dépit de l’accès à la compréhension des débats qui en sont à l’origine, les publics enseignants et scolaires ne peuvent parvenir à développer une culture du raisonnement scientifique. Ainsi, en l’absence d’engagement de la part des universitaires sur la diffusion des connaissances, ni les journalistes ni les enseignants ne sont en mesure d’en assurer la médiation.

Une médiation conditionnée par l’engagement de trois professions en quête d’identité et de légitimité

Les limites des échantillons enquêtés incitent à la prudence, toutefois l’expression d’une identité professionnelle fragilisée apparaît comme une constante chez les acteurs auxquels nous nous intéressons. Parallèlement, l’engagement individuel est tout aussi partagé entre ceux qui ont démontré leur adhésion au projet de The Conversation France chez les universitaires comme chez les journalistes ou les professeurs-documentalistes. Outre la reconnaissance mutuelle dans des valeurs communes, cet engagement semble exiger d’être motivé par une légitimation du recours au média dans l’exercice du métier de chacun. Les professeures-documentalistes stagiaires que nous avons enquêtées ont exprimé cette attente, tandis que la republication croissante des articles de The Conversation France dans d’autres médias joue déjà ce rôle légitimant aux yeux des journalistes. Nous constatons cette même dynamique au sein du Centre de recherche sur les médiations, où The Conversation France bénéficie d’une forte prescription tant dans l’unité que de la part de son université de tutelle. On peut donc dire que les acteurs puisent dans une identité professionnelle en recomposition leur besoin de s’engager dans une nouvelle forme de médiation, dont la pérennité dépend de la légitimation intersubjective et institutionnelle au sein des mondes concernés (université, médias, école).

Subsistent les difficultés que rencontrent les journalistes et professeures-documentalistes que nous avons interrogés, à éclairer les controverses scientifiques, pourtant partie intégrante du métier de chercheur (Latour, 2001) et donc de la diffusion d’une véritable culture scientifique. Si l’on peut craindre que certains acteurs du monde universitaire se satisfassent, voire contribuent à entretenir cette situation, l’hypothèse reste à approfondir.

La recherche-action engagée autour de The Conversation France appelle des prolongements afin de situer – en pratique comme scientifiquement – ce média d’information dans le paysage des ressources destinées à la médiation des savoirs universitaires. The Conversation France présente l’avantage d’offrir un véritable « gisement éditorial utilisable en contexte éducatif » (Puimatto, 2014). La diffusion des contenus sous licence libre facilite leur utilisation en tant que ressource éducative, tandis que leur provenance universitaire les rend non seulement qualifiables, mais également validables par les instances prescriptives. Reste le « contexte général d’atonie de la demande des personnels enseignants » que déplore Gérard Puimatto (ibid.). La mise à disposition et la prescription peuvent-elles suffire à rendre possible le développement de nouveaux usages ? Une remédiation des contenus à destination des enseignants semble nécessaire afin qu’ils s’en sentent pleinement destinataires à titre professionnel. La poursuite en milieu scolaire de notre recherche-action s’impose pour élucider ces questions au contact des équipes pédagogiques, de leurs institutions, comme des élèves eux-mêmes.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Falgas, « Le site d’information The Conversation France comme ressource pédagogique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 23 mars 2017, consulté le 26 mars 2017. URL : http://dms.revues.org/1771

Auteur

Julien Falgas

Centre de recherches sur les médiations (EA 3476), Université de Lorraine
julien.falgas@univ-lorraine.fr

Licence : CC by-sa

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