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Anne Cordier, Grandir informés, notes de lecture via DMS

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/9673

Florence Michaux-Colin, « Anne Cordier, Grandir informés », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 44 | 2023, mis en ligne le 18 décembre 2023, consulté le 20 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/dms/9673

Huit ans après « Grandir Connectés », le dernier ouvrage d’Anne Cordier « Grandir informés », est paru en juin 2023 aux éditions C&F dans la collection « Les enfants du numérique ». Elle y fait le bilan du suivi pendant sept ans de 12 enquêtés sur les 15 rencontrés dans le précédent opus. Anne Cordier est professeure des universités en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine et chercheuse au Centre de recherche sur les médiations (CREM). En douze chapitres thématiques à travers lesquels elle invite le lecteur à circuler librement, c’est une carte de l’écosystème informationnel juvénile qui se dresse à travers ses lieux, ses objets et ses usages.

Les deux premiers chapitres exposent la spécificité de sa méthode de terrain au long court et explicitent sa posture de chercheuse, une annexe méthodologique étant également proposée à la fin de l’ouvrage. Les entretiens individuels menés sous forme de rendez-vous ponctuels, et dont de longs extraits sont proposés en entrée de chaque chapitre, mettent ainsi en lumière une expérience éprouvée de pratiques d’information dessinant peu à peu les portraits de l’être au monde informationnel [1] des enquêtés. Ces résultats sont discutés et éclairés par d’autres recherches en cours. Pour chaque rendez-vous, une consigne spécifique permet de revenir sur le parcours biographique informationnel de chaque jeune suivi à travers le choix d’un lieu ou d’objets représentatifs de leurs rapports à l’information. Si certaines propositions sont attendues (téléphone portable, médiathèque) d’autres restent plus surprenantes, comme Amélie présentant… un billet de train (p. 200). En partant de l’acteur pour saisir son environnement informationnel et ses modes d’action, Anne Cordier analyse l’activité d’information comme une expérience sensible (chapitre 2) et donne à voir la richesse des expériences informationnelles juvéniles par le prisme de leurs rapports intimes à l’information et aux déploiements de leurs « arts de faire » [2].

Le cercle familial est nommé comme le premier lieu de transmission des pratiques informationnelles (chapitre 3), même s’il transmet plus des appétences et des habitudes que des compétences. Il donne l’assise nécessaire à la constitution de son propre écosystème informationnel personnel. Le paysage informationnel évolue (chapitre 5) : certains lieux restent des repères (CDI, librairies, bibliothèques), des territoires informationnels concrets (chapitre 6), ; la télévision, média passif, est remplacée par les réseaux socio-numériques qui portent l’imaginaire d’une information que l’on choisit.

La méthode de l’enquête longitudinale donne à voir les traces laissées par les enseignements en lien avec l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) dont les jeunes adultes interrogés ont pu bénéficier dans leur cursus scolaire (chapitre 4). Au-delà de souvenirs positifs de figures ou d’activités marquantes liées à une démarche active de recherche d’information ou de rituels informationnels, il en ressort un sentiment de formations ponctuelles et parsemées, parfois artificielles ou aux temporalités décalées par rapport aux besoins ressentis. La pratique de l’évaluation de l’information est intégrée plus comme une injonction académique que comme un processus intellectuel (chapitre 8), qui occulte toutes les autres étapes de la démarche informationnelle. Le cadre des exigences académiques exprimées laisse chez certains un sentiment d’illégitimité informationnelle tenace, qui qui creuse l’écart avec des pratiques et des sources plus informelles, tenues à l’écart des bibliographies et qui renvoie à la question du poids de la légitimité culturelle (Lahire, 1995 [3]). Une culpabilité s’exprime vis-à-vis des représentations des « bonnes pratiques » attendues (« Lire la presse, c’est important » p. 179) mais dont l’acquisition est rarement explicitée, ce qui creuse les inégalités scolaires et influe sur la réussite universitaire. Le statut économique, le genre des enquêtés entrainent une distinction, voire une exclusion informationnelle (chapitre 9). En dehors de l’expérience scolaire, d’autres sphères sociales ou professionnelles se révèlent être d’autres « école[s] de l’information » (chapitre 7) et permettent de développer des activités informationnelles variées : s’informer sur l’actualité, les centres d’intérêts ou engagements personnels, développer une veille professionnelle, se laisser guider par sa curiosité. L’ouvrage d’Anne Cordier montre que s’informer peut être un loisir, un besoin mais répond surtout à une volonté de partage de sens. Les témoignages recueillis montrent qu’acquérir et diffuser des ressources informationnelles est une activité éminemment sociale ainsi qu’un levier pour l’action. « On ne recherche pas de l’information pour soi mais pour occuper une place dans le monde » (p. 318).

Au fil de l’enquête, les pratiques informationnelles révélées s’ancrent dans une grande diversité de dispositifs et de médiation des savoirs (YouTube en tête), montrent un engagement fluide entre sources formelles et informelles (chapitre 12). Les enquêtés sont conscients des mécanismes d’attraction des dispositifs socio techniques, mais énoncent l’esthétique comme premier critère de choix informationnel lors de leurs activités de navigation (chapitre 11), et insistent sur l’importance de la gratuité (« le sentiment de gratuité », rappelle l’auteure), de la mobilité, de l’accès immédiat. Même en dehors du cadre scolaire, ils expriment un souci de « bien faire » avec l’information et une volonté de « garder le contrôle » (chapitre 10, p. 274). Même si le traitement médiatique de l’information et son objectivité sont questionnés, la tâche d’évaluation est souvent décrite comme trop fastidieuse.

En s’appuyant sur ses résultats, Anne Cordier continue de mettre à mal les idées reçues et croyances autour des pratiques informationnelles juvéniles. Bien sûr, 12 personnes ne permettent pas une généralisation, mais leurs discours donnent à voir une grande richesse d’usages, et permettent à l’auteure de tracer quelques lignes directrices pour une éducation aux médias et à l’information (EMI) qui mènerait à une réelle acculturation informationnelle dans le cadre scolaire et un développement du pouvoir d’agir pour les formés. Ces propositions font écho à d’autres travaux scientifiques : prendre en compte la pluralité des pratiques (Lehmans, 2021), s’appuyer sur le manifeste plaisir à s’informer pour rendre l’EMI plus ludique plutôt que de se cantonner à des actions de prévention (Capelle, 2018) ; accepter et faire reconnaitre les émotions générées par le design émotionnel des plate-formes (Saemmer et Tréhondart, 2022), donner une culture technique et économique du web (Cardon, 2019,) sans réduire les pratiques informationnelles des jeunes à leur fréquentation des réseaux sociaux ; au final, leur faire confiance.

Cet ouvrage appelle à une réflexion sur la mise en place d’une EMI partagée de la maternelle à l’université en co-construction avec les acteurs de l’Éducation populaire et bien sûr les parents. Le constat fait à sa lecture que l’acquisition du « métier d’étudiant » [4] (Cordier, 2018) semble reposer principalement sur les enseignants du lycée pourrait ainsi être réinterrogé, ainsi que le rôle du professeur-documentaliste auquel l’auteure rend ici un hommage discret. Comme le rappelle Anne Cordier dans sa conclusion, si l’information fait intrinsèquement partie du quotidien des jeunes, il faut lui reconnaitre une valeur sociale autant que communicationnelle, un pouvoir d’agir

A noter également, la qualité du travail de composition effectué sur le livre en tant qu’objet, au service du fond et du plaisir de l’expérience de lecture.

Bibliographie

Capelle, C. (2018). Les représentations des risques numériques en éducation : construction de normes dans les discours en circulation. Revue COSSI, 5. https://doi.org/10.34745/numerev_1612.

Cardon, D. (2019). Culture numérique. Paris : Presses de Science Po.

Cordier, A. (2015). Grandir connectés, les adolescents et la recherche d’information. Caen : C&F éditions.

Cordier, A. (2018). On ne naît pas étudiant·e, on le devient : Acculturations informationnelles étudiantes. Revue Française des Sciences de l’Information et de la Communication, 15. https://doi.org/10.4000/rfsic.5130.

Cordier, A. (2023). L’être-au-monde-informationnel : Une proposition épistémologique et méthodologique pour explorer les pratiques informationnelles. XXIIIe Congrès de la SFSIC La numérisation des sociétés, Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC) ; Médiations, informations, communication, arts (Mica, Université de Bordeaux), Juin 2023, Bordeaux (FR), France.

Lehmans, A. (2021). Éduquer à l’incertitude : culture de l’information et esprit critique, une approche comparée. Éducation et sociétés, 45, 57-77. https://doi.org/10.3917/es.045.0057.

Saemmer, A. et Tréhondart, N. (2022). Sur quoi se fondent nos interprétations ? Introduction à la sémiotique sociale. Presses de l’Enssib.

Licence : CC by-sa

Notes

[1Défini comme « l’ensemble des attitudes, des valeurs, des représentations, des imaginaires et des pratiques, associés à la fréquentation du milieu informationnel » (Cordier, 2023).

[2Certeau, M. (2004). L’invention du quotidien 1 : arts de faire. Gallimard, 2e éd.

[3Lahire, Bernard (1995). Tableaux de famille : heurts et malheurs scolaire en milieux populaires. Gallimard.

[4Coulon, A. (1997). Le Métier d’étudiant. Paris : Presses universitaires de France.

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