Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa
Sabine Bosler, « Les ressources en éducation aux médias et à l’information à destination des enseignants du CLEMI : quelle(s) médiation(s) des savoirs ? », Distances et médiations des savoirs [En ligne], 41 | 2023, mis en ligne le 18 mars 2023, consulté le 21 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/dms/8856 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.8856
En France, l’éducation aux médias a été progressivement institutionnalisée à partir des années 1970. L’étude de la presse est autorisée en classe en 1976 ; auparavant, celle-ci pouvait être punie de sanctions, car on considérait que le caractère partisan de la presse était incompatible avec les valeurs de l’École. En 1981, un rapport sur l’introduction des moyens d’information dans l’enseignement débouche sur la création du CLEMI [1] en 1983, ce qui oriente durablement les efforts vers une éducation aux médias d’actualité (Loicq, 2011), bien que d’autres domaines coexistent, notamment celui de l’éducation à l’image. En 2012, l’intitulé officiel devient éducation aux médias et à l’information (EMI), dans la lignée de l’Unesco, qui a adopté le concept de « media and information literacy » (MIL) en 2011. Son ancrage dans les textes institutionnels s’officialise en 2013 ; elle est rendue obligatoire au collège et fait son entrée dans les programmes. La nouvelle circulaire de mission des professeurs-documentalistes [2], en 2017, en fait les « maîtres d’œuvre de l’EMI ». Bien que l’EMI soit particulièrement de leur ressort, elle demeure un enseignement transversal, que chaque discipline peut s’approprier. De nombreuses ressources sont produites par des acteurs variés (Frau-Meigs et al., 2013), afin de soutenir le travail des enseignant·e·s dans leur mise en œuvre de l’EMI.
Par « ressource », on entend une « entité matérielle ou numérique qui est actualisée par la pratique de l’enseignant » (Aillerie et Rakotomalala, 2020) ; cela comprend « tous les éléments susceptibles d’enrichir concrètement le travail de l’enseignant, voire d’influencer ses pratiques et sa réflexion professionnelles » (ibid.) : il s’agit de documents de nature et de supports variés. Ils peuvent être utilisés à différentes fins : préparer ses cours (s’informer sur un sujet), comprendre les attentes de l’institution scolaire (trouver des idées de séquence adaptées aux programmes par exemple), ou encore enrichir le cours, favoriser la participation des élèves en classe (par exemple, travailler sur un texte, un extrait de film, une vidéo…). Leur recherche, leur appropriation et leur utilisation ont la plupart du temps lieu à la maison ; c’est un travail solitaire et en grande partie invisible. Karine Aillerie et Ny Aina Rakotomalala Harisoa soulignent qu’il s’agit d’une pratique informationnelle particulière. Il ne s’agit pas uniquement de trouver l’information, mais également de la mettre en forme selon ses propres finalités : l’utilisation de ressources est ainsi le lieu de la construction d’un ethos professionnel enseignant, ainsi que celui de l’expérience de la liberté pédagogique. Elles observent que le volume de ressources pédagogiques disponibles a énormément augmenté au cours de la dernière décennie, un phénomène attribuable à l’expansion des outils et supports numériques, qui favorisent leur partage et leur circulation.
Les recherches menées sur les politiques éducatives françaises en EMI ont montré l’importance du CLEMI dans la définition du domaine : Marlène Loicq le qualifie d’instance « légitime », car placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale et officiellement chargé de l’EMI dans l’ensemble du système éducatif français (Loicq, 2017). Il est le principal pourvoyeur de ressources pédagogiques à destination des enseignant·e·s, via la brochure « Éducation et médias, on apprend ! », à parution annuelle depuis 2006, ainsi que celle de la Semaine de la Presse et des Médias à l’École. En quoi ces ressources ont-elles un rôle de médiation des savoirs, c’est-à-dire d’intermédiaire, d’interface entre communauté scientifique et pédagogique ? Pour répondre à cette question, nous définirons ce que nous entendons par « médiation des savoirs », avant de décrire le rôle de médiateur occupé par le CLEMI, la manière dont il définit le périmètre et les objets de l’EMI (c’est-à-dire comment il sélectionne et organise les informations à transmettre). Nous ne nous intéressons pas ici aux usages de ces brochures ou aux pratiques en classe, mais aux choix opérés par l’organisme, c’est-à-dire son cadrage de l’EMI, ainsi qu’aux discours et aux valeurs véhiculés par ses productions.
La médiation des savoirs en EMI
La médiation désigne la relation entre l’individuel et le collectif et permet d’analyser les formes d’appropriation et de négociation de pratiques et de normes par essence collectives dans les pratiques individuelles. La notion de médiation introduit l’idée d’intermédiaire, d’interface. Dans le champ éducatif, « la médiation se définit comme un lien qui permet de concilier deux choses, par exemple le savoir et l’apprenant, jusque-là non rassemblées pour établir une communication et un accès à l’information. Les gestes de médiation permettent d’accompagner la transformation de l’information par le récepteur » (Gardiès et Fabre, 2015 :5).
La médiation des savoirs concerne plus particulièrement le partage et la circulation de ces derniers. Les savoirs ont un sens social, ils sont collectifs et renvoient à des institutions : ce sont les éléments constitutifs d’une science. Pour les SIC, un savoir « est la somme des connaissances socialement reconnues, il constitue un tout objectivé » (Gardiès et Fabre, 2015 :10). Une fois objectivé, il peut se transformer partiellement en informations échangeables contribuant à construire des connaissances. Ces dernières sont quant à elles du ressort des individus particuliers, issue de l’expérience que chacun fait du monde (Tricot, Sahut et Lemarié, 2016). Ce processus s’insère donc toujours dans un contexte de communication et prend une forme cyclique : il consiste à transformer les savoirs en informations, à les sélectionner, les organiser et les assembler afin de les transmettre. Pascal Marquet, en s’appuyant sur le concept de « transposition didactique » (Chevallard, 1985), décrit cela comme une forme de « transposition externe », transformant le savoir savant en savoir à enseigner, opérant une médiation entre une communauté scientifique et une communauté pédagogique (Peraya, Marquet, Hülsmann et Moeglin, 2012). Cette transposition n’est jamais linéaire ou exacte ; mis en circulation, les objets informationnels sont transformés et acquièrent de nouvelles significations. « Malgré la polysémie de la notion de médiation, on peut dire que celle-ci intervient pour faciliter la circulation de sens et l’appropriation du message initial même si le sens donné à la réception n’est prévisible ni par l’émetteur ni par d’éventuels médiateurs » (Gardiès et Fabre, 2015 :20). Le processus est en outre sous l’influence des caractéristiques de l’institution scolaire, ses modes de diffusion et de monstration des savoirs, ainsi que ses valeurs, qui façonnent la transposition interne (du savoir à enseigner au savoir enseigné) (Peraya et al., ibid.).
Les savoirs en EMI sont spécifiques à plusieurs égards. Ils renvoient à une variété de processus éducatifs formels et non-formels et portent sur des phénomènes en évolution constante. Dans le contexte français, ils sont du ressort des sciences de l’information et de la communication (SIC), ainsi que d’autres disciplines comme la sociologie des médias. La Conférence permanente des directeurs·trices des unités de recherche en SIC (CPDIRSIC), dans son ouvrage sur les dynamiques actuelles des recherches en sciences de l’information et de la communication, indique que l’EMI « constitue un champ de recherche majeur, en raison des difficultés conceptuelles qu’il oppose mais aussi parce que ses implications éducatives et sociales sont déterminantes », le tout dans un contexte de débat social et politique « vif et contradictoire » (CPDIRSIC, 2018).
Contexte et méthodologie
Le CLEMI (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information) a été fondé en 1983 suite à la remise du rapport sur « l’introduction des moyens d’information dans l’enseignement », qui insistait sur la nécessité d’introduire les médias d’information à l’école, dans l’idée de défendre le pluralisme ; il incomberait à l’État et non aux organismes de presse, de financer ces mesures, essentielles au développement de la citoyenneté (Gonnet, 1995). Les missions du CLEMI concernent la formation des enseignant·e·s et autres personnels de l’éducation [3] dans le domaine de l’éducation aux médias, la mise en relation avec des professionnels des médias, l’accompagnement des élèves en situation de création, la production et la diffusion de ressources pédagogiques. C’est précisément ce dernier aspect que nous souhaitons investiguer ici. Les brochures du CLEMI, destinées aux enseignant·e·s, sont produites annuellement depuis 2006.
Dans le cadre de notre travail doctoral (Bosler, 2020), nous avons poursuivi le travail de Marlène Loicq, qui avait analysé ces productions entre 2006 et 2010. Elle avait établi que ces documents permettent à la fois d’apporter des éléments définitoires au sujet de l’éducation aux médias, d’argumenter en sa faveur et d’en présenter les modalités pédagogiques (Loicq, 2011). Elle identifie également la prévalence d’une « approche journalistique » : le terme de « média » renvoie exclusivement à l’actualité et au métier de journaliste, sans que le fonctionnement, les environnements économique, politique et idéologique qui structurent ces médias ne soient pris en compte. Les médias écrits sont particulièrement valorisés, tandis que les médias audiovisuels sont considérés avec scepticisme.
Il nous semblait important de renouveler cette analyse après 2010 pour plusieurs raisons : tout d’abord la loi de 2013 et la stratégie numérique qui l’accompagne contribuent à redéfinir son champ d’action plus explicitement en direction des médias numériques, en incluant la question des usages par les jeunes ; la notion de « culture numérique » est alors de plus en plus présente dans les discours, sans qu’elle ne soit vraiment définie de manière satisfaisante (Le Crosnier, 2017). En 2015, l’intégration du CLEMI au Réseau Canopé entraîne des changements de gouvernance et d’organisation. Enfin, il nous a semblé important de déterminer si les évolutions du contexte médiatique (attentats de Charlie Hebdo en 2015, essor des « fake news », mise en place du RGPD…) avaient un effet sur les productions du CLEMI.
Notre corpus couvre les brochures du CLEMI intitulées « Éducation et médias, on apprend ! » produites entre 2011 et 2019. Ces bro [4]chures comprennent différentes rubriques : on y trouve des articles définitoires rappelant le périmètre et l’ancrage [5] institutionnel de l’EMI, des articles informatifs sur les pratiques médiatiques juvéniles (« les médias et moi »), des « fiches-info » décrivant des phénomènes médiatiques en s’appuyant sur des savoirs issus de la recherche, ainsi que des « fiches pédagogiques » proposant des séquences clés en main aux enseignant-e-s désirant mettre en place l’EMI. Nous avons appliqué la méthode de l’analyse de discours à ce corpus en nous appuyant sur la démarche d’Alice Krieg-Planque (2017), afin de déterminer quelles étaient les connaissances et valeurs attachées aux médias, et comment le CLEMI définissait le périmètre de l’EMI. Nous avons ensuite réalisé une analyse de contenu portant spécifiquement sur les fiches pédagogiques produites, complétée par un entretien avec la directrice scientifique. Cette dernière arbitre en effet la production de ressources au CLEMI et l’oriente en fonction des thématiques attendues par les enseignants, « de manière très empirique » [6], et s’assure de leur conformité vis-à-vis des programmes scolaires et des données scientifiques disponibles.
Les brochures « Éducation et médias, on apprend ! » sont à la fois des ressources définitionnelles (pour comprendre ce qu’est l’EMI et pourquoi c’est important) et des ressources pédagogiques (pour la mettre en place dans les classes). Dès lors, elles ont une double fonction : soutenir l’activité de l’enseignant en lui fournissant des exemples de séquences, d’une part, et rassurer l’enseignant en montrant que l’EMI est dans les clous des programmes, bien qu’elle ne soit pas une discipline instituée, d’autre part. Le rôle de médiateur assumé par le CLEMI s’articule autour de ces deux missions. Comme toute médiation, elle n’est pas neutre, puisqu’elle sélectionne et réécrit les informations à transmettre. Comment les choix de cet organisme opèrent-t-il un cadrage du domaine ?
Ressources définitionnelles : le périmètre de l’EMI
Les ressources du CLEMI ont un rôle définitionnel : en l’absence d’un projet clair du côté des textes institutionnels (Loicq, 2011), cet organisme a eu pour mission de définir officiellement le périmètre de l’EMI en France. Chaque année, la brochure « Éducation aux médias, on apprend ! » inclut un ou plusieurs articles définissant l’éducation aux médias. De 2010 à 2013, la structure argumentative de l’article « L’éducation aux médias, un savoir du xxie siècle » est constituée d’un grand nombre de questions rhétoriques (« L’École doit-elle s’intéresser aux médias ? Quelle place doit-elle leur faire dans ses enseignements ? […] ») auxquelles le texte apporte une réponse tout en produisant des effets d’évidence, comme ici en alternant une proposition affirmative et des questions :
« Les médias sont porteurs d’information(s) et de valeurs. Pourquoi ne pas les prendre en compte dans les activités de la classe ? Pourquoi ne pas apprendre à porter un jugement sur la qualité de leurs contenus, à identifier les valeurs qui fondent la légitimité des médias ? À s’initier aux écritures médiatiques, à leurs différents codes et à en mesurer les enjeux ? Va-t-on pour autant sortir des savoirs que l’école est chargée de transmettre, ajouter des activités, s’aventurer sur des territoires mal explorés ? » (CLEMI, 2012-2013, p. 6).
L’usage d’interrogations négatives (« pourquoi ne pas […] ») est caractéristique de ce type d’énonciation. L’énonciateur s’adresse à un allocataire imaginé et construit une figure fictive d’enseignant réfractaire à l’introduction des médias dans sa pratique professionnelle. La dernière question rhétorique (« va-t-on pour autant sortir des savoirs que l’école est chargée de transmettre ? »), sous-entend que la réponse est négative : l’introduction des médias dans la classe ne bouleverse pas la pratique enseignante et les modalités classiques de transmission des savoirs ni leur contenu. Cependant, l’éducation aux médias est simultanément rattachée aux pédagogies nouvelles. Cette tension entre adaptation à la forme scolaire traditionnelle et renouvellement de la pédagogie avait déjà été repérée par Marlène Loicq (2011). Ajoutons que pour justifier l’importance de l’éducation aux médias, des propos de Viviane Reding, alors commissaire européenne chargée de la société de l’information et des médias, sont cités. La légitimité du projet d’éducation aux médias serait donc à aller chercher dans cette institution internationale, ainsi que dans l’UNESCO, également mentionné.
En 2013 s’opère selon nous un tournant dans les discours du CLEMI, en lien avec la parution de la stratégie numérique du ministère de l’Éducation nationale. Historiquement tourné vers l’étude de la presse papier, le CLEMI voit le périmètre de son objet, l’EMI, englober les questions liées au numérique. À partir de 2013, les lignes introductives, à la manière d’un chapô, indiquent d’emblée que le cadre a changé et rappellent le nouvel ancrage institutionnel de l’EMI. Les modalités d’énonciation changent : les questions rhétoriques utilisées précédemment disparaissent, au profit de phrases affirmatives. L’accroche du texte indique par ailleurs un changement dans la stratégie de légitimation des actions du CLEMI, qui ne trouve plus sa justification dans la démarche européenne, mais se focalise sur les décisions institutionnelles nationales. Le discours vise à valoriser le CLEMI, ses actions et son ancrage institutionnel :
« Le CLEMI a un rôle essentiel à jouer pour permettre ces évolutions, en élargissant son champ d’action aux problématiques de l’Internet et des réseaux sociaux. Cette brochure Médias et information, on apprend ! est l’illustration du travail accompli pour faire en sorte de répondre plus efficacement aux nouveaux défis et aux ambitions développées dans le cadre de la stratégie numérique du ministère » (2013, p. 7).
Avec cet ancrage dans les textes institutionnels, le CLEMI n’est plus le seul acteur définissant le périmètre de l’EMI, contrairement à ce qu’avait observé Marlène Loicq (2011). Il assure alors davantage un rôle de médiation entre l’institution scolaire, ses attentes et ses valeurs, et la communauté éducative. En effet, l’ancrage de l’EMI dans les textes officiels n’est pas concentré dans un seul document qui serait identifiable, mais réparti à l’intérieur de différents textes (dans le socle commun et les programmes), ce qui implique, pour les personnels de l’éducation, de naviguer entre ceux-ci. Cette navigation est prise en charge de manière institutionnelle par le site Éduscol, dépendant du ministère de l’Éducation nationale et ayant pour but d’informer et accompagner les enseignant·e·s ; les brochures du CLEMI occupent une fonction similaire. Dès 2012, les pistes pédagogiques proposées sont précédées d’un tableau, croisant les thèmes des activités et les objectifs par cycle, décrits dans le Socle, afin d’ancrer les activités proposées dans un cadre institutionnel. Les brochures ont ainsi un rôle d’aide à l’orientation des enseignant·e·s dans le cadre institutionnel de l’EMI, particulièrement à l’usage de celles et ceux qui viennent d’entrer en fonction.
Les activités proposées entrent dans le « cadre des instructions officielles », dans l’objectif de rassurer les enseignant·e·s en anticipant leurs réticences à mettre en œuvre un enseignement qui ne serait pas en lien avec les programmes. Les professeurs-documentalistes sont présenté·e·s aux nouveaux et nouvelles enseignant·e·s comme des partenaires incontournables, comme le montre ici l’usage du futur et de l’adverbe « naturellement » : « l’ensemble de ces activités seront engagées par et avec les professeurs-documentalistes dont la fonction intègre tout naturellement l’éducation aux médias » (2012). Une rubrique de la brochure est spécifiquement dédiée à la description de leur rôle, de leurs compétences et de leurs missions, dès 2012 (« Les professeurs-documentalistes et l’éducation aux médias », devenu ensuite en 2016 « les professeurs-documentalistes, « maîtres d’œuvre » de l’EMI », en lien avec leur nouveau référentiel de compétences).
Enfin, un axe important de définition du projet d’éducation aux médias et à l’information, dans les discours du CLEMI, est sa dimension citoyenne, ce qui le relie aux textes officiels d’encadrement, comme ici dans l’édito de l’édition de 2016 : « de fait, aujourd’hui, les articles L.111-2 et L.131-1-1 du Code de l’éducation sont désormais modifiés et déclarent que tout enfant a droit à une formation scolaire qui intègre une pratique raisonnée des outils d’information, de communication et l’exercice de sa citoyenneté dans une société de l’information et de la communication ». Pour appréhender plus finement cette approche et son évolution dans le temps, nous avons réalisé une recherche lexicométrique des termes apparentés à « citoyen » et « République » dans les brochures « Éducation et médias, on apprend ! » de 2010 à 2019, consignés ci-après :
Figure 1 : Occurrence des termes relatifs à la citoyenneté et à la République dans les brochures « Éducation aux médias, on apprend ! » (2010-2019)
On observe une augmentation régulière des mentions à ces deux termes entre 2010 et 2015, puis un pic en 2016 et 2017 qui semble être un plafond et qui décroît ensuite légèrement. Cela correspond à un effet de contexte : les prises de position en faveur de la citoyenneté se multiplient suite aux attentats de janvier et de novembre 2015 et la thématique des fausses nouvelles et du complotisme, qui apparaît dès 2016, est également rapportée à des enjeux de cet ordre. Les termes « républicain·e » et « République » sont peu nombreux comparativement à ceux dérivant de « citoyen » : ils sont cantonnés soit à la prise de parole officielle (ils apparaissent dans les avant-propos rédigés par les ministres de l’Éducation), soit à la description des mesures dans lesquelles s’inscrit l’EMI (« l’éducation aux médias et à l’information dans la loi de refondation de la République »). La citoyenneté constitue quant à elle un champ lexical structuraCe terme, absent des programmes et des textes officiels d’encadrement, fait néanmoins partie du discours officiel, comme l’indique sa présence sur le site Eduscol.]] nt, apparaissant pour l’essentiel au début des documents, dans les articles introductifs définissant la définition et le périmètre de l’EMI en milieu scolaire. À partir de 2014, on voit émerger le néologisme « cybercitoyen [7] et une seule s’intéresse à la communication interpersonnelle, uniquement à destination de publics vulnérables (« Échanger, communiquer, s’informer à travers les réseaux sociaux en ULIS », 2017). On peut donc observer une discontinuité entre les discours identifiables dans les articles qui insistent sur la prise en compte des pratiques des jeunes et les fiches pédagogiques, ce que l’on peut interpréter comme une adaptation aux attentes scolaires. L’EMI est abordée essentiellement sous l’angle informationnel. Cela correspond aux attentes de l’École : les compétences informationnelles sont considérées comme plus légitimes que les compétences relationnelles, informelles, des élèves (Fluckiger, 2008 ; Dauphin, 2012).
Les ressources produites par le CLEMI valorisent particulièrement l’information d’actualité et le journalisme. Nous avons vu dans l’analyse thématique qu’il ne s’agissait pas du seul thème abordé dans les ressources produites par le CLEMI, mais qu’elle était majoritaire, abordée principalement via le prisme du support numérique. Le journalisme est décrit comme l’allié indispensable de la citoyenneté, ce qui justifie son entrée dans l’école. Cette même logique était à l’œuvre dès la création du CLEMI en 1983, visant à établir une liaison entre l’École et les moyens d’information. Alors que la presse d’information générale et politique (sur support papier et Web), qui revendique un rôle démocratique, n’est pas majoritaire en termes de lectorat (Neveu, 2019), elle est représentée de manière écrasante dans les ressources du CLEMI. La presse quotidienne ou régionale, la presse féminine ou professionnelle ne sont pas représentées dans les brochures « Éducation et médias, on apprend ! », en dépit de leur lectorat et de leur poids économique [8]. L’information d’actualité est placée en haut d’une échelle de valeurs qui implique de la distinguer d’autres domaines, avec lesquels elle pourrait être confondue. C’est le cas de la communication, comme ici dans la fiche-info « Liberté d’expression, liberté d’information » faisant partie du dossier pédagogique de la SPME, en 2015 :
« Il faut distinguer information et communication. Les lignes bougent partout et le mélange des genres gagne. Plus que jamais information et communication doivent être clairement séparées. […]. La communication sert un intérêt particulier quand l’information est au service de l’intérêt général » (p. 23).
Cette perception de la communication comme processus d’influence rappelle l’analyse de Patrick Charaudeau, pour qui l’opposition entre communication-manipulation et information-intérêt général est une manière, pour les professionnels du journalisme, de « justifier leur métier » (Charaudeau, 2007, p. 15). Ajoutons également que lorsque les pratiques informationnelles des jeunes sont abordées dans les fiches pédagogiques, c’est parfois sous l’angle du manque, comme ici dans le cas des stories :
« Une story permet de synthétiser l’information, de la rendre plus attractive et de toucher un public plus jeune. Mais elle génère une certaine uniformisation des contenus, un enfermement dans l’application, entretient une confusion entre information, divertissement et publicité. Elle segmente l’information et empêche une vision globale de l’actualité médiatique » (CLEMI, 2019, p. 51).
Les stories sont accusées d’entretenir une indistinction entre communication et divertissement. Cette distinction à opérer sous-entend que s’informer doit être quelque chose de sérieux, de l’ordre du devoir et pas du plaisir. En outre, l’autrice de cette fiche pédagogique ne prend pas en compte le fait que l’actualité médiatique (d’autant plus « dans sa globalité ») ne fait pas partie de l’univers social de la plupart des élèves (Jéhel, 2020).
Conclusion
Par le biais de sa production de ressources, le CLEMI vise d’une part à soutenir l’activité des enseignant·e·s en leur fournissant des exemples de séquences, et d’autre part à les rassurer et les motiver à mettre en place l’EMI en montrant qu’elle s’inscrit dans le projet de l’École. Le rôle de médiateur assumé par le CLEMI s’articule autour de ces deux missions. Comme toute médiation, elle n’est pas neutre : les savoirs « savants » sur les médias sont choisis et cadrés de façon à s’adapter au contexte scolaire et aux besoins de l’institution. On peut ainsi observer une discontinuité entre les discours identifiables dans les articles (« les médias et moi »), qui insistent sur la prise en compte des pratiques des jeunes et les fiches pédagogiques, ce que l’on peut interpréter comme une adaptation aux attentes scolaires : les compétences informationnelles, plus légitimes pour l’École que les compétences relationnelles, prévalent. On notera que le CLEMI part de l’image d’un·e enseignant·e « profane », sans connaissances sur le sujet, anticipant les réticences qu’il ou elle pourrait exprimer, et affirmant sans cesse la pertinence de l’EMI dans le cadre des programmes. En cela, il se positionne comme un médiateur facilitant la circulation de sens et l’appropriation des connaissances (sans que le sens à réception soit prévisible, comme le rappellent Gardiès et Fabre (2015)).
La médiation des savoirs est un enjeu politique. La prévalence de l’information d’actualité dans les discours du CLEMI est, outre une réalité tangible dont témoigne le nombre de ressources qui lui sont dédiées, une prééminence symbolique inscrite dans une approche citoyenne et servant le bien commun. Comme le rappelait Normand Landry, l’EMI est un « champ fondamentalement normatif, dont les finalités sont orientées par des projets éducatifs qui intègrent des valeurs et des objectifs sociaux et politiques » (Landry, 2017 :15). Au-delà de la médiation des savoirs, les ressources sont également le lieu de déploiement d’un discours sur l’émetteur lui-même et sur ses valeurs.
Nous pouvons, suite à cette étude, esquisser quelques perspectives pour de futures recherches. Nous pouvons constater que les fiches pédagogiques produites jusqu’en 2022 étaient plutôt destinées à du présentiel. Or l’hybridation est largement en marche dans l’enseignement supérieur et en formation continue, DMS y a déjà fait écho ; voit-on naître de nouvelles formes de médiation dans ce contexte ? D’autres pistes consisteraient à regarder de plus près les conditions de production des ressources : quels sont les acteurs impliqués dans leur production ? Nous avons observé dans notre travail doctoral (Bosler, 2020) un ethos professionnel partagé par les formateur·ices en EMI, caractérisé par un fort engagement envers les élèves et les collègues. Ils et elles souhaitent accompagner les premiers dans une démarche d’encapacitation en les rendant acteurs de leur environnement numérique, et aider leurs collègues à prendre part à cet effort. Cet ethos est-il partagé par les producteur·ices de ressources, prenant part à l’élaboration de la brochure annuelle du CLEMI ? Enfin, l’appropriation et l’usage des ressources par les enseignant·e·s constituent une autre face de la médiation des savoirs, et seraient à ce titre intéressants à observer. La médiation des savoirs en EMI constitue un domaine de recherche riche et complexe, méritant de nouveaux prolongements.
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