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Les systèmes économes et autonomes en intrants
Dans le réseau des Civam (centres d’initiative pour la valorisation de l’agriculture et du milieu rural) nous défendons les valeurs de l’éducation populaire : accompagner et animer les projets agricoles et durables sur nos territoires. Ce travail en collectif se fait dans le souci de porter des modèles agricoles économes et autonomes. Ces modèles visent à rendre une ferme moins gourmande en intrants – préjudiciables à la préservation des équilibres écologiques et sociaux – et moins sensible aux aléas économiques, climatiques et géopolitiques, en limitant les achats extérieurs.
Le réseau des Civam est attaché à la montée en compétences individuelles et surtout collectives, qui confère à terme autonomie de pensée et d’action. Nous faisons valoir une agriculture paysanne forte de son expérience de terrain, riche du temps passé à observer, à comprendre et s’approprier ce qui se passe sur sa ferme, précurseur bien avant même que la notion d’agroécologie ne fasse son apparition, alternative quand l’Etat et les marchés enjoignent de produire toujours plus. Dans ces fermes, le numérique n’est évidemment pas absent : guidage GPS, salles de traites, alertes météos, etc. Mais jusqu’où reste-t-il réellement au service du métier de paysan ?
Quitter une dépendance pour une autre ?
Le métier de paysan.anne est un métier exigeant, qui nécessite de l’observation et une maitrise du fonctionnement des écosystèmes, qui suppose de bonnes capacités d’adaptation aux incertitudes naturelles et météorologiques et qui requiert une certaine souplesse pour être présent.e.s à des heures inhabituelles ou bien le week-end. C’est également un métier qui compte sur une certaine adaptabilité, chaque jour est différent, travailler avec le vivant se révélant imprévisible. Face à un métier qui semble astreignant, l’automatisation de certains procédés (robot de traite, capteurs connectés, tablettes, drones, etc.) peut apporter un confort précieux. Pourtant dans une quête d’autonomie, le numérique peut se révéler comme une nouvelle forme de dépendance : alarmes stressantes, dysfonctionnements anxiogènes, besoin de faire appel à des techniciens pour pallier à la moindre défaillance du système.
Dans un système agricole durable, économe et autonome, les paysans se reconnectent avec leur métier, retrouvent du plaisir en prenant du temps d’observation et de compréhension auprès de leurs animaux et de leurs cultures et en maintenant les cheptels et les surfaces à « taille humaine ». Le quotidien devient plus serein car il ne dépend plus de grosses industries semencières ou phytopharmaceutiques qui dictent leurs lois. Dans ce contexte, le passage au numérique semble soudainement antinomique. Il serait bien dommage, pour les agriculteurs qui trouvent (ou parfois retrouvent) du lien et un sens à leur métier, de le perdre au profit de la technologie : une ferme branchée pour un métier déconnecté du terrain.
Économiser ou investir, faut-il choisir ?
Alors qu’il devient impératif d’économiser les ressources – et non plus d’aller en puiser « ailleurs » – que l’eau et la biodiversité s’amenuisent, que l’urbanisation poursuit sa course folle, que l’extraction des terres rares souvent indispensables aux nouvelles technologies pollue et bien souvent exploite le travail des enfants, investir dans une agriculture toujours plus consommatrice de technologie ne semble pas avoir beaucoup de sens. Toutefois, mieux quantifier les besoins des plantes et des animaux, mieux mesurer les quantités d’eau et d’intrants utilisés peuvent œuvrer pour une agriculture plus économe et plus vertueuse. Investir pour économiser ? Exploiter certaines ressources pour en épargner d’autres ? Les questions méritent d’être posées et surtout consciencieusement étudiées avant d’investir à tout va et de réaliser dans 20 ans que nous y avons peut-être été un peu fort, que nous n’avions pas besoin de multiples machines pour penser à notre place. Il est urgent de nous interroger sur le bon équilibre entre l’homme, la machine et la technologie. Il est maintenant acquis que l’avenir n’est pas dans la croissance permanente du numérique au détriment de l’humain. Nous oublions bien trop souvent que simple et efficace est généralement source de satisfaction et de valeur ajoutée, dans une course à la complexification pour un sentiment virtuel de croissance et de mieux être.
Après avoir visité des fermes Civam, Thibaut Audouin, installé à Chemazé (53) en vaches laitières a ainsi mis en place de nouvelles pratiques qui modifient sa charge de travail et sa manière de produire du lait (traite une seule fois par jour, élevage des veaux sous nourrices). Avec ce nouveau système, il explique « nous ne sommes pas incités à investir pour créer des charges et à produire plus. Si on devait essayer de calculer un niveau de rémunération horaire, on s’approcherait de 20€ de l’heure, en faisant un métier que l’on aime et dans un cadre plutôt chouette ».[1] Des chiffres qui donnent envie, dans une profession où gagner moins que le SMIC horaire est la norme. Une recherche de valeur ajoutée qui permet par exemple aux fermes laitières herbagères Civam +15% de résultat par actif par rapport à leurs voisines en conventionnel.
A l’heure du produire moins et mieux
Le contexte de la guerre en Ukraine a remis une question majeure sur le tapis : avons-nous réellement besoin de produire plus ? L’agriculture de précision, en optimisant l’ensemble du système permettra de meilleurs rendements à moindre coût – une fois les coûts d’entretien et de maintenance déduits et les coûts d’investissement amortis. En d’autres termes, les fermes devraient être plus compétitives sur le marché. Si l’on y regarde de plus près, entre gaspillage et mauvaise répartition des denrées produites, avons-nous réellement besoin de produire plus ?
Dans ce cas, que choisir entre numérique pour produire plus et « mieux » et l’agroécologie pour produire mieux en quantités nécessaires et suffisantes ? Semble-t-il plus raisonnable et en accord avec l’atténuation du changement climatique et la préservation de l’environnement, d’augmenter la taille des fermes et de les automatiser ou revenir à des fermes économiquement viables, à taille humaine et respectueuses de la nature ?
Les citadins quittent leurs métiers « derrière un ordinateur » pour produire de leurs mains, ce n’est a priori pas pour se retrouver dépendant du numérique en s’installant. Au-delà du simple passage au numérique dans un énième métier, c’est le mode de vie que nous souhaitons pour l’avenir qui est remis en question. Pour sortir de cette fausse évidence que le métier d’agriculteur sera facilité, optimisé et rendu plus écologique par les nouvelles technologies, il est urgent d’aller à la rencontre des paysans et de leur demander leur avis. [2]
Marine BENOISTE, Coordinatrice nationale agroécologie, Réseau CIVAM
[1] Source : L’observatoire technico-économique des systèmes bovins laitiers – Exercice comptable 2019 – Réseau CIVAM Pôle AD Grand Ouest (décembre 2021)
[2] La parole aux paysans – Assemblée Générale du Civam de Loire Atlantique mai 2022
« Nous sommes parfois confrontés à la non adaptation des nouvelles technologies à notre environnement et à nos pratiques. Sur nos parcelles bocagères, le guidage GPS (de tracteurs/ machines agricoles…) ne fonctionnait pas. Lorsque le technicien est passé pour regarder il nous a dit « Ah oui… Pour que cela fonctionne, il faudrait couper les arbres » ! »
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