Un article repris du blog de Bruno Devauchelle, une publicarion sous licence CC by sa nc
Le chercheur va faire des entretiens, le journaliste va faire des interviews. Y a-t-il des liens, de ressemblances, des divergences ? La question se pose d’autant plus en ce moment que l’écoute de la plupart des interviews dans les médias audio et visuels montre qu’une modalité semble être commune : couper la parole ! Alors que l’on apprend aux enfants à respecter la parole en cours, le monde médiatique développe l’habitude d’interrompre les propos de ceux qui répondent soit en commentant, soit en ajoutant une question, soit même en changeant de sujet. On argumentera de l’accélération, de l’urgence, de la nécessité pour justifier cette attitude. On argumentera aussi de la lutte contre les propos lénifiants ou langues de bois des interviewés. Mais que constate-t-on. Très souvent, l’intervieweur a déjà une réponse à la question qu’il pose et attend que l’interviewé réponde effectivement dans le même sens. Autrement dit celui qui conduit l’interview définit auparavant de l’évènement ce qu’il espère en tirer. Certains intervieweurs sont parfois même tellement pris par cette manière de faire qu’ils captent la parole des interviewés et ne leur laissent que très peu d’espace d’expression.
Jadis Pierre Bourdieu avait dénoncé la spectacularisation de la parole à la télévision. Il dénonçait alors les mises en scène des débats et de leur conduite en montrant qu’ils ne laissaient pas de place à la parole longue de celui ou celle qui veut expliquer ce pour quoi on l’a fait venir. Signalons ici que certaines émissions, comme 28 minutes sur ARTE évitent très largement ces deux écueils : pas de pugilat/débat, pas d’interruption intempestive, malgré des durées limitées d’interview (12 minutes pour la première partie de l’émission). Après le débat comme spectacle, l’interview devient, elle aussi un spectacle qui désormais ressemble à nouveau à un pugilat, l’adversaire institué étant l’intervieweur. Ces pratiques journalistiques sont bien sûr inscrites dans le cadre plus large de la recherche d’audience, de popularité qui caractérise aujourd’hui les médias de flux, en particulier. Entre les manchettes et autres chapôs accrocheurs, les débats entre chroniqueurs avec un invité cible et l’interview dirigée par les coupures de paroles, on assiste là à la mise en scène de la parole publique. Bien sûr, les professionnels qui sont interviewés apprennent à « faire avec » et donc à en être complices et dès lors qu’ils ne le font pas ils sont soit coupés, soit abandonnés. Les médias se comporteraient-ils comme une meute contre la parole réfléchie et posée ? On peut le penser au vu de cette évolution qui laisse loin derrière des émissions comme celles de Pascale Clark ou d’Henry Chapier.
Lorsque l’on se penche sur les médias plus traditionnels (papier et en ligne) on observe aussi la mise en spectacle mais d’une autre manière. La petite phrase sortie du contexte, le titre-choc qui suggère une opinion, une interprétation, une dramatisation, voilà quelques-uns des procédés couramment utilisés. Cela est d’autant plus irritant, que, nous l’avons déjà signalé, cette manière de faire encourage la dérive plus générale des réponses à l’emporte-pièce, courtes, percutantes, mais rarement voire jamais basées sur des analyses solides. Les médias sont « éducateurs » sans le revendiquer au lieu d’être informateurs pour permettre au lecteur de construire sa propre pensée. Car si l’on analyse plus précisément toutes ces manières de faire, la dérive du monde des médias, portée par certains journalistes qui se considèrent comme des « professionnels » inattaquables, parfois manipulateurs, modèle la pensée de la population dont ils se revendiquent souvent. Ainsi, des phrases comme « les Français disent que », « les Français pensent que », « les sondages nous révèlent l’opinion des Français », sont autant de détournement de la pensée collective au service d’une parole qui « s’autorise ».
Le monde scolaire, et plus généralement le monde éducatif, se sent trop souvent en distance de ces pratiques. C’est ce que certains appellent la distance critique, mais en réalité ce monde est souvent aussi victime de ces pratiques médiatiques. Ces pratiques médiatiques renforcent ce que l’on appelle globalement « l’ignorance ». Et celle-ci touche toute la population, car elle manque le plus souvent des outils pour en sortir. Or il y a des questions simples qu’un travail sur les médias peut utiliser pour construire une véritable pensée critique et renforcer les connaissances :
– La première question est celle des faits : quels sont les faits présentés ?
– La deuxième question est celle de la validité des faits rapportés : quelles sont les sources utilisées et celles mises de côté ?
– La troisième est celle de la médiatisation des faits : comment tel ou tel vecteur de transmission (audiovisuel, écrit, etc…) impose une certaine mise en scène des faits et comment ceux qui construisent ces informations s’en accommodent , les utilisent, les détournent.
– La quatrième question est celle de la lisibilité : dans quelle mesure tous les types de publics (et toutes les formes d’inclusion) peuvent accéder aux faits qui sont présentés , quelle ergonomie, quelle accessibilité ?
Effectuer ce travail de manière systématique est particulièrement intéressant pour développer une conscience critique. Il reste alors un dernier chantier, celui de la reconstruction. Ce chantier est celui, bien connu, de la réalisation de contenus de médias et de leur diffusion, comme exercice pédagogique et didactique. Pour le faire, il ne faut surtout pas omettre de le faire avec des interlocuteurs qui sont dans la même démarche. Ainsi, une classe pourra effectuer ce travail en partenariat avec une autre classe à distance. Le principe pourrait alors être d’une synthèse en forme d’analyse critique des productions respectives, cette synthèse se faisant selon deux modalités : asynchrone au travers d’un retour écrit (ou audio/vidéo) et synchrone au travers d’un échange « en direct » à la suite de ce premier retour. Il y a bien longtemps, dans les classes dans lesquelles j’enseignais, j’ai essayé d’engager des démarches proches, presque similaires. L’idée au fondement de cette pratique est de « déconstruire pour construire » afin de sortir du spectacle et d’entrer dans la connaissance.
A suivre et à débattre
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