Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Le dispositif d’analyse de situations professionnelles GPS et sa plateforme numérique

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/6727

Dans cet article, il s’agit de présenter les partis pris, théoriques, méthodologiques et pratiques qui ont guidé la conception des deux volets présentiel et distanciel du dispositif d’analyse de situations professionnelles « GPS » (Gérer professionnellement les situations). Il s’agit aussi de discuter la perspective sous-jacente que ce dispositif, bien que conçu au départ et accompagné par des formateurs d’Inspé, permettrait de contribuer à une autonomie professionnelle des enseignants pensée comme émancipation collective par rapport au pouvoir institutionnel. L’hypothèse ici présentée et interrogée est que, par l’articulation de ses deux volets conjugués à l’angle d’entrée par les situations d’incertitude des enseignants, le dispositif GPS permet l’élaboration collaborative de connaissances nouvelles et non prescrites quant à la complexité des situations et des possibles positionnements de l’enseignant, ainsi que le développement d’un nouvel ethos professionnel par l’engagement dans le partage public des analyses et l’appel à leur enrichissement par l’apport de points de vue complémentaires d’autres enseignants et acteurs éducatifs. C’est par le jeu de ces différentes dimensions que le dispositif permettrait de contribuer à l’augmentation du pouvoir d’action des enseignants et à leur professionnalisation et pourrait également fournir une réponse à un certain nombre de malaises de la profession et plus spécifiquement au « fantôme de l’impuissance » et aux déficits de la reconnaissance.

Un article repris de la revue Distances et médiations des savoirs, une publication sous licence CC by sa

Paul Lehner et Jean-François Nordmann, « Le dispositif d’analyse de situations professionnelles GPS et sa plateforme numérique », Distances et médiations des savoirs [En ligne], | 2021, mis en ligne le 14 décembre 2021, consulté le 21 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/dms/6727

Introduction

Le passage d’un modèle applicationniste de formation à un modèle professionnalisant au tournant des années 1990 s’est accompagné de l’essor simultané, dans les institutions de formation initiale et continue des enseignants, de dispositifs d’analyse de pratiques ou d’analyse de situations professionnelles censés participer au développement de la posture du praticien-réflexif et, ce faisant, aider les acteurs à s’inscrire dans une dynamique de développement professionnel (Uwamariya et Mukamurera, 2005). Ce nouveau modèle romprait avec la logique (qui n’en demeure toujours pas moins à l’œuvre par ailleurs) d’une transmission descendante de savoirs et de savoir-faire experts (ici du formateur à l’enseignant en formation) pour instaurer le paradigme d’une injonction à se former soi-même, par l’analyse de sa propre activité, par l’adoption d’une démarche de recherche et par le développement de compétences spécifiques pour pouvoir répondre à des situations toujours nouvelles. La légitimité institutionnelle que ce paradigme du praticien-réflexif a acquise à la fin des années 1990 et au début des années 2000 coïncide paradoxalement avec le constat qu’elle serait symptomatique d’une « déprofessionnalisation » des enseignants (Maroy et Cattonar, 2002 ; Wittorski et Roquet, 2013). La pratique de l’enseignement ne pourrait plus être référée à une figure-type de l’enseignant et à un ensemble de savoirs, de savoir-faire et de principes et normes d’action associés traditionnellement à l’exercice de la profession. Par ailleurs, le modèle du praticien réflexif et les dispositifs qui proposent le développement d’une telle posture seraient perçus par les enseignants en formation comme une imposition de l’institution, notamment de l’institution universitarisée de formation initiale (actuellement intitulée Inspé), donnant lieu à la représentation du « renforcement des pouvoirs d’une élite administrative (…) doublée du renforcement d’une élite intellectuelle qui se voit de plus en plus confier la tâche de penser le travail enseignant, et surtout d’accompagner la conversion et la formation des enseignants au nouveau modèle de professionnalité » (Maroy et Cattonar, 2002).

Une équipe de formateurs et d’enseignants-chercheurs de l’Inspé de l’Académie de Versailles et du laboratoire EMA de Cergy Paris Université, dont les deux auteurs de l’article font partie [1], a conçu à partir de 2015-2016 un dispositif de formation à l’analyse de situations professionnelles, intitulé « Gérer professionnellement les situations » (ci-après GPS). C’est justement la formation ou le développement de la posture du praticien réflexif que ce dispositif se donne comme objectif, et cela par l’engagement dans une démarche accompagnée d’analyse et d’écriture collaboratives de situations éducatives vécues et éprouvées comme problématiques ainsi que par l’invitation à contribuer, selon des modalités précises, à l’enrichissement du catalogue de récits et d’analyses de situations publiés sur une plateforme numérique dédiée.

Dans cet article il s’agit de présenter les partis pris théoriques, méthodologiques et pratiques qui ont guidé la conception de ces deux volets présentiel et distanciel du dispositif GPS, et cela en lien avec l’objectif de tenter de créer les conditions d’une autonomie professionnelle pensée comme émancipation collective par rapport au pouvoir institutionnel (Wittorski et Roquet, 2013). Par l’articulation de ces deux volets, le dispositif GPS cherche plus précisément à organiser l’élaboration collaborative de connaissances nouvelles – et non prescrites/programmées par l’institution – quant à la complexité des situations et des possibles positionnements des enseignants, ainsi que le développement d’un nouvel ethos professionnel par l’engagement dans le partage public des analyses et l’appel à leur enrichissement par l’apport de points de vue complémentaires d’autres enseignants et acteurs éducatifs. Par ces dimensions spécifiques, conjuguées à l’angle d’entrée par les situations d’incertitude des enseignants et la perspective de l’élaboration et de la réduction de cette incertitude au moyen notamment de l’analyse réflexive partagée, le dispositif permettrait – telle est du moins l’hypothèse qu’on présentera et interrogera ici – de contribuer à l’augmentation du pouvoir d’action et de la professionnalisation des enseignants et de fournir une réponse aux malaises enseignants et plus spécifiquement au « fantôme de l’impuissance » et aux enjeux de la reconnaissance (Barrère, 2017).

Le concept de professionnalisation est préféré ici à celui de développement professionnel, non qu’on lui accorde un potentiel heuristique supérieur, mais parce que l’article raisonne à l’échelle du groupe professionnel des enseignants et non pas à l’échelle de l’individu. Et de fait, par-delà les différentes approches du concept de développement professionnel (Uwamariya et Mukamurera, 2005), il ressort que l’analyse du processus auquel il renvoie doit inclure la personne et sa dimension subjective, biographique, etc. Alors qu’au sens où nous la prenons ici, la professionnalisation renvoie à la question de l’autonomie professionnelle à laquelle nous associons la construction d’un certain type de savoirs et la mise au point d’un répertoire d’actions permettant de faire face à des situations complexes et déstabilisantes. Cette approche s’inspire du modèle théorique de l’écologie des professions d’A. Abbott (1988). Selon lui, l’élaboration et la maitrise de savoirs théoriques garantissent au groupe professionnel le contrôle de son champ d’intervention professionnelle et, ce faisant, préservent sa légitimité auprès de ses auditoires, voire lui permettent de l’étendre grâce au développement de nouveaux domaines de compétences.

À prendre en ce sens la « professionnalisation », l’une des difficultés et objections récurrentes auxquelles nous sommes confrontés est celle de savoir si un dispositif conçu au départ et continûment porté jusqu’ici par des formateurs et des enseignants-chercheurs travaillant en Inspé peut réellement prétendre contribuer à une préservation et une augmentation de la professionnalisation et de l’autonomie des enseignants. Dans une première partie, nous argumenterons qu’à travers la finalité pragmatique et l’atténuation des effets surplombants/contraignants du contexte de formation, les enseignants stagiaires qui rédigent les récits et analyses initiales de situations sont mis en position d’être acteurs de leur formation et de devenir même formateurs de leurs pairs en acceptant la perspective de publier les résultats de leur travail sur la plateforme GPS. Dans la seconde partie, nous nous intéresserons au fonctionnement précis de cette plateforme en suggérant qu’elle permet peut-être, par des modalités spécifiques d’ouverture et de coopération, d’instaurer un espace singulier d’échanges horizontaux ou horizontalisés et de développement des connaissances et des savoirs d’action des enseignants.

Le GPS en formation initiale : un dispositif à la fois directif et professionnalisant ?

Cette première partie vise à montrer comment les concepteurs du dispositif GPS ont cherché à organiser les conditions d’une collaboration contradictoire (Baudrit, 2009) en formation, c’est-à-dire à regrouper les enseignants stagiaires en communauté autour d’une démarche d’enquête et de confrontation de points de vue balisée par un protocole spécifique (protocole GPS) et accompagnée par un formateur.
Une démarche d’analyse collaborative de situations

L’acronyme GPS a été choisi au départ en référence au Global Positioning System (Lopez, Nordmann, Bongrand et Ponté, 2016). Il s’agit en effet de permettre aux enseignants en formation initiale de se repérer dans la complexité et l’imbrication des dimensions multiples d’une situation éducative. À dessein, dans le cadre des enseignements de « Connaissance du métier » des masters MEEF 1 et 2 (enseignants des premier et second degrés), les formateurs organisent des TD où les enseignants stagiaires sont réunis en petits groupes (généralement en trinômes) pour exposer des situations professionnelles problématiques rencontrées au cours de leur formation en alternance et choisir celle qu’ils jugent potentiellement la plus intéressante et formatrice pour eux-mêmes et pour d’autres futurs enseignants. Sur trois ou quatre séances, étalées sur trois à quatre mois, les enseignants stagiaires sont alors engagés dans une démarche d’écriture et d’analyse collaboratives en suivant un protocole spécifique qui donne une place centrale à l’investigation. Le processus d’ensemble peut ainsi se synthétiser : 1) choix par le groupe d’une situation professionnelle problématique ; 2) récit détaillé et contextualisé de la situation ; 3) analyse des problèmes posés ; 4) recherche des textes réglementaires relatifs à la situation ; 5) réalisation d’une enquête de terrain, avec recueil de points de vue de collègues enseignants et d’autres acteurs ; 6) confrontation à des textes de recherche ; 7) identification de perspectives d’actions ; 8) décision collective ou individuelle quant à la (ou les) perspective(s) d’actions retenue(s).

Figure 1. Processus et phases de la co-écriture du récit et de l’analyse d’une situation professionnelle selon le protocole GPS.

Ces moments peuvent être analysés comme correspondant à trois grandes phases. La première (« objectivation ») correspond à la co-écriture du récit de la situation professionnelle choisie qui permet de transformer l’expérience vécue en un objet d’étude collectif. La seconde phase de « secondarisation » (Bautier et Goigoux, 2004) correspond au « passage de la rue au balcon », c’est-à-dire à la prise de distance et de recul par rapport à la situation dans sa totalité (Pineau, Brun, Barrois, Pesce et Serizel, 2009), par la médiation d’abord des échanges et questionnements collectifs, puis de l’apport de connaissances (ce que dit la réglementation, ce que disent des collègues et acteurs de terrain, ce que disent des textes de recherche). Au cours de ces deux phases, les enseignants stagiaires non seulement prennent conscience de la multidimensionnalité de la situation professionnelle de départ, mais l’objectivent en rapportant et discutant les ressources collectées au cours de l’investigation du point de vue de leur apport à la compréhension des enjeux sous-jacents. Enfin, dans une troisième phase de « tertiarisation » des savoirs (Étienne et Jean, 2007), les savoirs ainsi produits sont traduits en une pluralité de positionnements et de perspectives d’actions possibles, avant de donner lieu à un choix final d’action effective pour gérer la situation. Ainsi le mouvement circulaire de l’analyse, qui prend pour point de départ et d’arrivée l’activité professionnelle en procédant à une déconstruction/reconstruction d’une situation professionnelle (Piot, 2017), confère à l’enquête menée une visée pragmatique et une fonction d’outillage qui la distinguent d’un travail académique où les situations sont en général simplement mobilisées comme des points de départ ou comme des exemples ou illustrations.

Grâce à l’élaboration qu’ils produisent par le récit, l’analyse et la mise en dialogue du cas pratique et des ressources collectées au cours de l’investigation, les enseignants stagiaires s’approprient et génèrent de nouvelles connaissances (réglementaires, professionnelles, scientifiques), développent des savoirs pour l’action et, ce faisant, élargissent et renouvellent leur répertoire d’action. Cette inscription dans le réel et ce retour au cas pratique donnent la possibilité aux formés d’être acteurs de leur formation (Marcel, 1999). On peut toutefois se demander si une telle organisation suffit à neutraliser les aspects liés au caractère prescrit et prescriptif du dispositif. En effet, le contexte institutionnel (Inspé) oblige les enseignants stagiaires à assister à la formation, limite le nombre de séances, implique un rendu intermédiaire et un rendu final à des dates précises et installe une relation a priori asymétrique entre formateur et formés. On verra dans la sous-section suivante comment, au moyen de médiations spécifiques, le dispositif GPS tente de contenir et limiter les effets ainsi induits.

Un double accompagnement comme condition d’apprentissage

Dans la synthèse des travaux sur la dynamique d’apprentissage au sein de communautés de pratiques, Timperley, Wilson, Barrar et Fung (2007) ont mis en évidence que l’organisation de groupes de paroles où la confiance et le respect sont définis comme centraux constituait une condition indispensable, mais non suffisante à l’amélioration/reconfiguration des pratiques professionnelles des enseignants. Ces groupes de parole conduisent davantage les participants à soutenir l’enseignant qui a vécu une situation critique qu’à la discuter et à interroger ou (re)mettre en question leur pratique ou leurs représentations. D’après les auteurs du rapport, les enseignants manqueraient de la compétence nécessaire pour cela ou bien jugeraient la démarche contre-professionnelle. Cette interprétation peut apparaître a fortiori pertinente lorsqu’il s’agit d’enseignants stagiaires.

Sur la base de la synthèse effectuée, les auteurs du rapport font de la participation d’un expert extérieur aux échanges menés entre enseignants une condition sine qua non de l’apport et de la production de nouvelles perspectives et connaissances chez les formés. Toutefois, si elle parait ainsi porteuse du renouvellement ou du déplacement de la perception et de la compréhension d’une situation professionnelle par les enseignants, l’intervention d’un tiers, et par exemple d’un chercheur extérieur, ne garantit pas l’horizontalité des échanges et ne présuppose pas nécessairement qu’elle conduit les enseignants à augmenter leur pouvoir d’action. D’après les travaux cités, la relation constructive entre les enseignants et le tiers intervenant repose sur la disposition des premiers à enquêter sur leur pratique : « Sans une telle disposition, le dialogue au sein d’une communauté professionnelle risque d’être plus un rituel qu’une opportunité d’apprentissage » (Timperley et al., 2007). Ne misant pas sur la préexistence de cette disposition à enquêter, les concepteurs du dispositif GPS ont choisi d’une part de former, on l’a vu supra, à l’analyse réflexive de situations professionnelles par l’engagement des stagiaires dans une démarche d’investigation, et d’autre part de leur fournir, tout au long de cette démarche, la médiation ajustée d’un double accompagnement par le protocole et par le formateur.

Et de fait, avec les différentes phases qu’il découpe et organise pour l’enquête, le protocole GPS, distribué lors de la première séance, permet d’engager le groupe de stagiaires en autonomie et sur un temps long (généralement au moins 2 séances) dans le travail de coécriture, et de différer par-là, en même temps, l’intervention du formateur, ce qui contribue provisoirement à suspendre et mettre à distance la verticalité des échanges formateur-stagiaires induite par le contexte de formation. À l’usage, comme l’ont suggéré des réponses à deux questionnaires que l’équipe GPS a fait passer aux stagiaires, en mars 2016 puis en mars 2018, puis comme l’ont montré un certain nombre de témoignages de stagiaires recueillis en mars 2019, l’éventuelle première impression de « cadrage » laisse ainsi place à une perception du protocole comme soutien actif de la phase d’analyse, indiquant moins le chemin aux formés et les obstacles auxquels ils devront faire face qu’il ne suscite et n’entretient leur questionnement en fixant quelques repères (Vial et Caparros-Mencacci, 2007). Les consignes explicites accompagnent leur prise de conscience (Albero, 2000) de la complexité des situations en même temps qu’ils réduisent leur dépendance à l’égard des formateurs.

C’est bien par ailleurs ce rôle de soutien qui sous-tend également la posture d’accompagnant du formateur GPS au cours de l’analyse collaborative d’une situation. Si la littérature scientifique reconnait que la participation d’un intervenant extérieur joue un rôle central dans la reconfiguration des pratiques professionnelles, les modalités de cette participation ne sont pas explicites. Rejetant la position d’expert extérieur et la posture légitimatrice qui le placerait en position de « celui qui sait », en n’engendrant qu’un rapport « doxique » (Mamede, 2018) ou complaisant (Buchs et Bourgeois, 2017) à la situation de formation, la posture du formateur GPS se rapproche de celle de l’« ami critique », travaillée par le double jeu de la bienveillance et de l’exigence au principe d’une collaboration constructive (Jorro, 2006). Cette posture rejoint ce que Vial et Caparros-Mencacci (2007) qualifient « d’étayage » et de l’approche maïeutique de la construction des savoirs telle que proposée par Buchs et Bourgeois (2017).

Vers une horizontalisation des échanges

Buchs et Bourgeois (2017) distinguent « la régulation épistémique » qui correspond à la « gestion de différences de jugements (…) orientée sur la résolution de la tâche » et « les régulations relationnelles » au sein desquelles « la gestion des différences de jugements est centrée sur la différence de compétences et la valeur de soi » et qui donnent lieu à des logiques « protectives » ou « compétitives » au sein du groupe. À la différence de la première qui est porteuse d’apprentissages, les secondes empêchent le traitement cognitif de la situation. Pour favoriser cette régulation socio-cognitive, les auteurs insistent sur un mode de régulation des conflits qui minimise les risques de leadership au sein du groupe et promeuvent une approche maïeutique de la construction des savoirs consistant à créer les conditions d’un débat contradictoire facilitant la prise de conscience par les formés de la faillibilité de leurs positions et de la nécessité de la discussion et de l’argumentation.

Au cours des séances GPS, le formateur n’intervient pas, durant toute une première période, dans le cours du travail des enseignants stagiaires, mais attend que ceux-ci aient développé leur point de vue et questionnement et rendu une première version de leur écrit pour apporter, sur le mode de « l’ami critique », des questionnements et remarques, introduire des indications invitant à approfondir des éléments présents dans l’analyse, pointer d’autres pistes d’action possibles, etc. C’est parce qu’elle est ainsi (intentionnellement) retardée et tardive que cette intervention du formateur peut être reçue par les stagiaires, après l’élaboration déjà poussée qu’ils ont menée, comme une contribution qui n’est plus verticale-descendante, mais collaborative-coopérative et participant à un approfondissement réflexif dialogique « entre pairs » : les apports oraux du formateur au cours des séances peuvent alors être perçus comme ceux d’une « personne-ressource », et ses commentaires en marge de la première version comme une participation effective au travail de coécriture. Lié à un déplacement du cadre énonciatif favorisant la co-énonciation d’un point de vue commun (Rabatel, 2004), le positionnement « horizontalisé » (au moins partiellement) du formateur ne prémunit pas pour autant complètement les groupes d’enseignants stagiaires des risques de leadership ou d’emprise avec leurs conséquences, par exemple quand l’autorégulation par la complaisance vient empêcher la remise en cause des représentations et des pratiques professionnelles (Buchs et Bourgeois, 2017). L’un des axes de réflexion de l’équipe GPS est consacré précisément à la recherche et l’articulation des médiations, humaines (par le formateur accompagnant) et non humaines (artefactuelles), qui parviendraient à garantir le plus possible le processus maïeutique de construction des savoirs et la mise en œuvre des compétences sociales de la coopération.

Les consignes et les objectifs de formation énoncés par le formateur lors des séances GPS contribuent par ailleurs à une certaine neutralisation de la dimension évaluative. Cette neutralisation est amorcée dès la première séance par l’annonce que la participation à la formation vaut validation pour les enseignants stagiaires. Il s’agit en effet, pour les porteurs du dispositif, de prévenir l’instauration d’une « réflexivité doxique », liée à une adhérence plus qu’à une adhésion à un ensemble de savoirs théoriques que les enseignants stagiaires auraient perçus comme valorisés ou prescrits au sein de la formation (Mamede, 2018). Le risque de la logique « scolaire » ou d’acquittement de la tâche est par ailleurs contenu dès le départ par l’indication donnée aux stagiaires de la perspective de la publication de leur travail sur la plateforme numérique GPS – sous la double réserve de la validation du comité éditorial et de leur propre accord à publication (avec ou sans mention de leurs noms). Cette perspective a pour effet de neutraliser ou au moins d’atténuer considérablement l’attitude de docilité ou de conformité des enseignants stagiaires à l’égard de l’institution et du formateur et de susciter leur engagement dans la constitution d’un « réseau de pratiques » qui leur restera personnellement accessible durant et après leur formation et où ils sont invités à participer à la (re)définition même de leur métier et de leurs pratiques professionnelles (Daele et Charlier, 2006). Il ne s’agit certes pas d’ un « collectif en réseau d’enseignants » (Beauné, Levoin, Bruillard, Quentin et Zablot, 2019) puisque la plateforme GPS a été conçue par des formateurs de l’Inspé et reste pilotée par un comité de pilotage et un comité éditorial (cf. infra), mais on ne retrouve pas moins ici l’une des caractéristiques de la « communauté de pratiques » théorisée par Wenger (1998) comme « lieu privilégié pour explorer collectivement de nouvelles possibilités d’action, mener des recherches ou faire des découvertes dont les résultats seront transformés en connaissances ».

Comme on va le voir dans la deuxième partie de cet article, la plateforme GPS n’a par ailleurs pas seulement été conçue, dès le départ, comme le moyen de diffuser et rendre publiques les analyses produites par les stagiaires ainsi que les connaissances et savoirs d’action développés à cette occasion, mais aussi comme un outil doté de fonctionnalités collaboratives devant rendre possible l’évolution des contenus par l’apport de nouvelles ressources et la mise en œuvre de la controverse argumentée à une échelle élargie.

La plateforme GPS : une base numérique évolutive de connaissances et de pratiques professionnelles

Le développement récent des plateformes web de natures diverses a contribué à obscurcir la distinction d’environnements ou écosystèmes pourtant très différents. Parmi les différentes typologies existantes (Bullich, 2018 ; Beuscart et Flichy, 2018 ; Flichy, 2019 ; Thuillas et Wiart, 2019) nous retiendrons celle de Thuillas et Wiart qui identifient, au côté des plateformes culturelles dominantes et marchandes, des plateformes dites « alternatives ». Celles-ci se définissent par « des formes originales d’éditorialisation, plus souvent confiées à des personnes qu’à des algorithmes » ; un engagement des acteurs qui en sont à l’origine notamment dans la perspective de défense de professionnels ; « la modestie de leur modèle économique » ; une faible utilisation des données issues de l’activité des plateformes ; la centralité de la coopération au niveau opérationnel, fonctionnel et solidaire ; et, enfin, des soutiens publics financiers.

Mise en ligne à la fin de l’année 2019, la plateforme « alternative » GPS (au sens de Thuillas et Wiart) a été pensée comme un instrument numérique de transmission et de « patrimonialisation » de contenus de formation (Soumagnac, Lehmans et Liquète, 2015), cet instrument devant pouvoir être investi en priorité par les enseignants, stagiaires ou titulaires, débutants ou confirmés, en quête de réponses concrètes et d’un autre mode d’appréhension des situations (Lopez et al., 2016) [2]. Espace d’apprentissage formel au sens de Fortun (2016, p. 149) [3], car rattaché à l’Inspé, elle rend accessible et ouvert [4] un catalogue constitué à ce jour d’une quarantaine de récits et analyses de situations professionnelles co-écrits par des enseignants stagiaires du premier et du second degré et choisis dans un corpus de 200 récits et analyses traités parmi les 500 collectés depuis 2015. Mais, au-delà de la transmission, la plateforme est pensée de manière à permettre la réutilisation et l’actualisation de son contenu. Elle propose en effet à ses utilisateurs des fonctionnalités collaboratives destinées à enrichir le contenu des analyses publiées, à faire état de nouveaux points de vue et à créer de nouvelles controverses. Dans une perspective socio-pragmatique, la fonction de conservation d’un patrimoine s’efface au profit de celle de projet social (Soumagnac et al., 2015), consistant en l’occurrence à co-élaborer un stock de ressources utiles au développement et au renforcement de l’autonomie des enseignants et notamment à leur contrôle sur leur (auto-) formation. Comme nous invitent à le faire les platforms studies (Beuscart et Flichy, 2018), on peut relever et expliciter les caractéristiques et fonctionnalités spécifiques de la plateforme GPS qui visent à lui conférer de l’« ouverture » au sens de Jézégou.

Le choix d’une coordination de la plateforme et d’une sélection éditoriale

On commencera par relever le principe organisateur adopté d’une coordination et animation de la plateforme par un comité de pilotage (composé pour l’instant de deux formateurs/enseignants-chercheurs et d’une ingénieure pédagogique) ainsi que d’une sélection et « gestion » des contenus publiés par un comité éditorial (les deux mêmes formateurs/enseignants-chercheurs assistés ponctuellement par quelques collègues). Ce choix est soutenu par l’intention de constituer des remparts à plusieurs écueils associés aux collectifs enseignants « informels » ou libres. Les travaux sur les collectifs de professionnels en ligne ont en effet montré que les espaces libres de discussion entre enseignants peuvent apporter du soutien notamment émotionnel ou affectif, mais qu’ils peuvent aussi faire obstacle à la remise en question des pratiques et représentations professionnelles (Lantz-Andersson, Lundin et Selwyn, 2018) et, en tout état de cause, que les contenus des discussions y sont de moindre niveau d’élaboration sans l’intervention d’un modérateur. C’est ce que montre par exemple Thomas (2013) pour les forums de professionnels de la santé. Les recherches menées sur les collectifs d’enseignants se développant sur les réseaux sociaux font le même constat. Elles font état en particulier de l’intervention d’enseignants constitués en experts et qui contribuent davantage en vue d’augmenter leur réputation/notoriété que d’apporter des contenus précis. Drot-Delange (2001, cité dans Beauné et al., 2019) met également au jour les effets normatifs produits par les « minorités actives » qui influencent la forme et le contenu des échanges. Caviale et Bruillard (2009) montrent par ailleurs que les collaborations y restent souvent très limitées en matière de production de ressources en raison d’une polarisation immédiate sur l’indication de pistes de résolution. Soumagnac et al. (2015) témoignent encore de la difficulté, exprimée par les professionnels eux-mêmes, à partager l’information, en particulier quand l’identité professionnelle est fortement marquée par l’exercice solitaire/individuel du métier et valorise l’inventivité individuelle. À l’inverse, Daele (2006) et Nezet (2015), à la suite de Wenger (1998), reconnaissent que les initiateurs ou concepteurs de communautés virtuelles remplissent de nombreuses fonctions – dont celles d’animation et de coordination – indispensables au fonctionnement et à la pérennisation de ces communautés. D’après Daele, « les rôles d’animateur et de modérateur […] se focalisent autour des trois composantes principales d’une communauté de pratiques […] : le domaine (l’objet central de la communauté sur lequel elle fonde son identité), la communauté (les interactions entre les membres qui déterminent leur engagement et leur volonté de participer) et la pratique (les idées, les cadres de référence, les outils, le langage, les histoires partagées, les documents, les savoirs... qui sont construits et échangés au sein de la communauté) » (Daele, 2006, p. 234).

Principalement articulé à un catalogue de ressources évolutives, le travail de l’équipe GPS concerne principalement le niveau du domaine et de la pratique. Dans cette perspective, parmi les différentes actions du coordinateur telles que les liste Daele, nous retiendrons celle qui nous semble correspondre à la fonction principale exercée par le comité éditorial par rapport à l’ensemble du matériau recueilli (récits et analyses initiales de situations, analyses complémentaires, commentaires ponctuels…) : « [il] formalise ; [il] remet en forme les échanges entre les membres et les synthétise pour en faire des documents consultables. Il crée et entretient ainsi la mémoire de la communauté. Cette formalisation permet de constituer une base pour les échanges ultérieurs entre les membres » (Daele, 2006, p. 234). Par ailleurs, sur la page de présentation du catalogue, sont explicités les critères qui ont présidé à la sélection des contenus publiés. La plateforme GPS, on l’a dit, a été élaborée dans le but de constituer un fonds numérique de ressources susceptibles d’être réinvesties (Lopez et al., 2016). Concrètement, le choix a ainsi été fait par le comité éditorial de sélectionner les récits et analyses de situations en fonction de critères formels comme la lisibilité, la crédibilité, l’intelligibilité (Soumagnac et al., 2015), mais aussi – et d’abord – du type de réflexivité engagée par les auteurs (Mamede, 2018). Sont publiées des analyses donnant à voir la mise en œuvre d’une réflexivité non seulement « première », centrée sur la dimension pratique, mais « seconde », témoignant d’un élargissement du champ d’appréhension initiale de la situation professionnelle et d’une remise en question des représentations ou pré-représentations du métier. La coexistence de ces critères répond à la fois à l’objectif d’assurer aux enseignants débutants, en quête de certitudes et de recettes immédiates, la compréhension d’un nécessaire passage préalable par l’analyse et l’élaboration de la multidimensionnalité des situations, et à l’objectif de fournir aux enseignants confirmés de nouvelles modalités d’appréhension des situations professionnelles aboutissant à d’éventuelles reconfigurations de leurs pratiques et de leurs représentations des élèves, de la classe, du travail en équipe, de l’institution scolaire, etc. D’autres critères entrent aussi en ligne de compte dans le choix des ressources sélectionnées : l’idée est notamment de constituer un catalogue riche et varié, tant dans la thématique même des situations (en rapport avec la diversité des situations auxquelles est confronté l’enseignant) que dans les modalités mêmes de traitement des situations, afin d’éviter ou de réduire les effets de standardisation/normalisation des contenus publiés (savoirs et pratiques) et d’ouvrir le champ des interprétations et réutilisations possibles.

Le travail de « documentarisation » [5] réalisé par le comité éditorial consiste également à ne pas toucher au contenu même, mais à s’en tenir à des aspects formels de correction de coquilles, reformulation de phrases mal formées, indication des références manquantes de certaines citations… Et le choix a été fait que les récits et analyses publiés soient mis en page selon un modèle éditorial uniformisé – dont on peut observer qu’il a au départ repris une forme assez liée à des normes académiques, peut-être par manque de temps et de réflexion ou comme une résurgence non contrôlée de la forme scolaire. La réflexion menée actuellement sur une nouvelle version de la plateforme et plus spécifiquement sur l’accessibilité des ressources donne spécifiquement place au design d’information considéré comme « activité de conception créative orientée-usager susceptible d’ouvrir les possibilités inventives » (Vial, 2016) et d’avoir des effets conséquents dans les interactions que les utilisateurs vont développer avec ces ressources. Cette intégration du design d’information parait d’autant plus importante que la plateforme cherche à développer des espaces et des fonctionnements collaboratifs et délibératifs qui visent à susciter la production et la diffusion de nouveaux contenus, assurant la viabilité et la pérennité de la plateforme et renforçant l’autonomie des enseignants.

La mise en œuvre dans la plateforme de la dimension collaborative et délibérative

La contribution des utilisateurs au catalogue de ressources sur la plateforme est rendue possible par trois activités différentes au sein de l’onglet « Contribuer ». Ils sont en effet invités à contribuer : soit en répondant à un appel à contribution proposant de co-écrire avec d’autres l’analyse d’une situation à partir d’un récit préliminaire mis en ligne, soit en proposant le récit d’une situation qu’ils ont vécue eux-mêmes et qui fera l’objet d’une analyse en coécriture avec d’autres, soit en proposant des analyses complémentaires à un récit et une analyse de situation déjà publiés. Chacune de ces modalités de participation est orientée/accompagnée par des consignes et un guidage précis. Les deux premières notamment sont soutenues par le protocole GPS tel qu’il est utilisé en formation initiale, moyennant quelques ajustements. L’accompagnement par ces consignes et ce protocole est conçu comme essentiel pour éviter la propension (renforcée chez les enseignants, comme évoqué plus haut) à travailler individuellement, mais aussi pour engager les contributeurs dans une « logique de construction collective » (Ortoleva et Bétrancourt, 2017). S’appuyant sur les résultats d’expérimentations de constitution de bases de données par des professionnels, ces deux auteurs rappellent que « sans guidage a priori, l’organisation des pages reste le plus souvent pauvre ou non pertinente ». Cet aiguillage des utilisateurs de la plateforme est, par ailleurs, conçu comme un « contrat d’écriture » (Pynson, 2011) qui fait du lecteur un (co-)auteur potentiel et engage à la collaboration effective – à la différence d’une absence de consignes claires, que Pynson associe à une mise en scène de la dimension participative du média sans prise en compte ni attentes réelles de la parole et des contributions des lecteurs/utilisateurs, conduisant aussi à l’échec de leur implication dans la collaboration et l’enrichissement des contenus.

Si l’on s’arrête plus précisément sur les trois modalités proposées de contribution, on voit qu’elles répondent à des scripts différents (Ortoleva et Bétrancourt, 2017). Les deux premières renvoient à la possibilité donnée aux utilisateurs de produire et partager une première analyse ou « analyse initiale » d’une situation donnée (rapportée par quelqu’un autre ou qu’on a soi-même vécue), avec ses traductions opérationnelles. Afin d’éviter l’isolement et le sentiment de solitude des participants (Daele, 2006) pouvant les démotiver et les décourager de participer, et afin de ne pas perdre les bénéfices du travail collectif et coopératif (co-écriture, co-analyse, délibération…), il est systématiquement proposé aux personnes souhaitant contribuer selon l’une ou l’autre de ces deux modalités d’être regroupées par groupes de 3 ou 4 dans des espaces de travail collaboratif à distance.

La troisième modalité de production d’une analyse complémentaire, qu’elle soit écrite individuellement ou co-écrite en petits groupes offre aux utilisateurs l’occasion de discuter de façon argumentée une partie ou la totalité d’une analyse initiale de situation déjà publiée. L’idée est là de susciter et al.imenter des controverses de manière à actualiser et développer de nouvelles connaissances et interprétations de la situation, envisager de nouvelles pistes d’action possibles, questionner les prises de parti initiales…, autrement dit produire un faisceau de savoirs réfléchis toujours plus dense et plus apte à mettre en évidence la complexité des situations professionnelles. Il y a cependant une contrepartie au fait d’accompagner – mais aussi donc d’attendre voire de demander – une coécriture argumentée et approfondie dans les trois modalités de participation : c’est celle de rendre la publication difficilement accessible à ceux qui sont en difficulté avec l’écriture et l’analyse, ou qui s’y sentiraient les moins autorisés (comme les élèves ou les parents à qui est ouverte la plateforme), ce qui viendrait ainsi menacer l’« ouverture » et la collaborativité de la plateforme ainsi que l’autonomie des participants. La réflexion se poursuit, notamment sur la possibilité à offrir de pouvoir réagir à une situation professionnelle en donnant simplement un « avis » même peu argumenté, voire non argumenté, ainsi que sur l’intérêt d’ouvrir des forums ou des conversations (« tchats ») en marge de chaque analyse de situation.

L’intégration des analyses complémentaires vectrice de professionnalisation

Dans la version actuelle de la plateforme, les prolongements à l’analyse initiale sont signalés dans les fiches de situations du catalogue et sont consultables à part, en parallèle de l’analyse initiale. Dans la version ultérieure de la plateforme, les analyses complémentaires seront rendues accessibles directement depuis le corps du texte de l’analyse initiale. Le choix d’intégrer ainsi et de rendre davantage accessibles ces prolongements accroit l’ouverture de la plateforme et l’horizontalisation et la dialogisation-dialectisation des contributions. La publication des controverses, répondant à un cahier des charges précisé sur la plateforme, prévient par ailleurs le risque de normalisation ou de standardisation et garantit la créativité et l’inventivité génératrices d’apprentissages et d’autonomie professionnelle.

Les extraits ci-dessous (voir Illustration 1) montrent par exemple comment une analyse complémentaire peut favoriser l’approfondissement et la discussion des pistes de résolution proposées dans l’analyse initiale en dégageant de nouvelles perspectives d’actions concrètes.

Illustration 1. Extraits d’analyse initiale et complémentaire d’une situation professionnelle

L’objectif de rendre ainsi visibles les analyses complémentaires et leurs relations avec les analyses initiales a conduit à privilégier le développement de la plateforme sur Moodle, qui dispose de nombreuses fonctionnalités, plutôt que sur un Wiki. Si le Wiki « offre un soutien important à la construction collective à travers la gestion des versions, l’historique des rédactions individuelles et la possibilité de structurer les pages de façon itérative et flexible » (Ortoleva et Bétrancourt, 2017), l’actualisation des contenus se traduit dans leur modification et leur correction, alors que l’un des objectifs recherchés sur la plateforme GPS consiste précisément à rendre accessibles les analyses complémentaires sans que l’analyse initiale soit effacée ou modifiée. À travers la production de cette « mémoire de travail » collective (Guin et Trouche, 2008), le comité éditorial donne à voir le caractère incrémental d’une analyse de situation professionnelle. Cette dimension cumulative peut être considérée comme de nature à favoriser la professionnalisation des enseignants car, comme déjà évoqué plus haut, elle leur apprend à se départir de l’attente de « recettes » et de solutions « clé en main », et elle leur permet aussi de comprendre et d’accepter non seulement la multidimensionnalité (Altet, 2002 ; Étienne et Fumat, 2014), mais la multi-référentialité (Ardoino, 1993) des situations professionnelles. En effet, si, comme on l’a vu, le protocole GPS conduit les enseignants à interroger et expliciter les différents aspects, dimensions et logiques « multi-niveaux » qu’ils peuvent apercevoir dans la situation qu’ils examinent, la possibilité d’intégrer au catalogue les prolongements d’analyses apportés par d’autres acteurs éducatifs (personnels d’éducation, personnels de direction, personnels sociaux et de santé, élèves, parents…) conduit à la prise en compte des différentes perspectives qu’offre la situation selon le point de vue des acteurs et leur position dans le champ éducatif. L’intelligence des situations et de leur complexité gagne alors une nouvelle profondeur en même temps qu’elle renouvelle et rend plus réfléchie la façon d’appréhender la collaboration et le partenariat avec les autres acteurs éducatifs. Cette analyse plurielle (Altet, 2002) ou multiréfléchie (Vacher, 2015) est alors doublement porteuse de professionnalisation en augmentant le pouvoir de comprendre comme le pouvoir d’agir des enseignants.

Conclusion

On a examiné, dans l’ensemble des analyses qui précèdent, comment, mais aussi avec quelles limites la configuration spécifique d’un dispositif d’analyse de situations professionnelles, développé en formation initiale en Inspé, est susceptible de contribuer à renforcer l’autonomie professionnelle des enseignants (et en particulier des entrants dans le métier), et cela par la mise en œuvre et l’articulation de trois types de modalités singulières : modalités de co-analyse et de coécriture, modalités d’un double accompagnement par un protocole et par un formateur (à l’intervention différée), et modalités de publication et d’ouverture à contributions coopératives sur une plateforme numérique associée. Si ce dispositif apparaît pouvoir contribuer jusqu’à un certain point à la mise en œuvre d’une formation initiale professionnalisante et bénéficier également potentiellement à l’ensemble du groupe professionnel auquel se destinent les stagiaires formés, qu’il soit mis en œuvre en formation continue ou en auto- et co-formation à distance, ces perspectives demandent à être mises à l’épreuve des usages effectifs et des expériences des usagers du dispositif dans ses différents volets. Dans cette perspective, un des volets de la recherche sur le dispositif GPS est consacré à l’observation en situation et à des entretiens avec des étudiants-stagiaires et des usagers de la plateforme afin d’analyser leur réception de l’outil. Il s’agit également de chercher à préciser les effets professionnalisants du dispositif en étudiant les types de réflexivité mise en œuvre dans les écrits produits en présentiel et en distanciel. Les résultats de ces travaux de recherche feront l’objet de publications à venir.

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Licence : CC by-sa

Notes

[1Les deux auteurs de l’article sont notamment impliqués activement dans la phase actuelle du développement du dispositif GPS. Ils n’en assument pas moins simultanément leur position de chercheurs (respectivement sociologue critique et philosophe des évolutions des pratiques pédagogiques et de la forme scolaire) et la mise en œuvre, à ce titre, d’un regard distancié et critique sur le dispositif ainsi que d’une vigilance épistémologique sur leurs analyses et interprétations.

[2À moyen terme, l’instrument doit pouvoir être investi également par d’autres acteurs éducatifs : personnels d’éducation, personnels de direction, personnels sociaux et de santé des établissements scolaires, mais aussi familles et élèves eux-mêmes.

[3« Le formel peut être considéré comme des formes d’apprentissage explicites et rationnelles mises en œuvre, organisées, sanctionnés, voire imposées par un organisme de formation. »

[4« L’ouverture en formation renvoie à un ensemble de dispositifs flexibles et autonomisants dont la principale propriété est d’ouvrir à l’apprenant des libertés de choix, afin qu’il puisse exercer un contrôle sur sa formation et sur ses apprentissages » (Jézégou, 2005, p. 103, cité dans Fortun, 2016, p. 87).

[5La « documentarisation » renvoie, en sciences de l’information et de la communication, à l’objectif d’optimiser l’usage du document en permettant un meilleur accès à son contenu et une meilleure mise en contexte (Zacklad, 2019).

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