La culture est un trésor, proclamait avec passion l’académicienne Jacqueline de Romilly [1], car elle aide à mieux vivre. Dans l’esprit de l’auteur, ce trésor était celui des savoirs oubliés, c’est-à-dire de toutes ces connaissances apprises à l’école ou ailleurs que l’on croit effacées de notre mémoire, mais dont on garde en réalité toujours des traces servant à mieux percevoir le monde, le juger et résoudre les problèmes qui nous sont posés.
Quand savoir sauve les humains
Parfois même, lors de crises paroxystiques, la culture aide à survivre ! Kaprun [2], en Autriche, le 11 novembre 2000. Un funiculaire transportant des skieurs prend feu dans un tunnel creusé dans la montagne. Dans l’enfer des flammes, douze personnes parviendront à s’extraire du train, en brisant une fenêtre. A peine sortie, l’une d’elles criera : « – Suivez-moi, il faut descendre ! ». Toutes lui emboîteront le pas et survivront au drame. Lorsque les portes de la rame s’ouvriront enfin, les autres skieurs, 150 au total, se précipiteront vers le sommet et périront en chemin. Les douze rescapés durent leur survie à la culture d’un homme qui s’était souvenu d’Archimède et savait que les fumées toxiques, comme dans une cheminée, monteraient dans le tunnel et les asphyxieraient.
Les ratés du Covid-19
Jusqu’à maintenant, la gestion de la crise sanitaire du Covid-19 a engendré de graves dysfonctionnements. Une succession d’erreurs collectives majeures ont été commises, sources d’incohérences, de retards, de pénuries humaine et matérielle. Alors que l’épidémie en Chine se faisait pandémie, nous aurions dû exhumer un livre des tréfonds de notre mémoire : La peste, d’Albert Camus. Car tout y est, tout, de notre désorganisation sociale, de notre psychologie et de nos comportements dans cette œuvre qui se révèle la parfaite chronique de nos malheurs présents.
Pour exemple, cette citation de l’auteur faisant écho à notre naïveté confiante tandis que la maladie étirait ses tentacules à la surface du globe : « Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, […] parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. » [3] Et cette autre, rappelant les mensonges sur les masques ou les tests de dépistage : « C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté. » [4]
Si ce pan de la culture ne nous avait échappé, la tournure des événements en fut sûrement moins dramatique.
Savoir pour irriguer la vie pratique
Il n’y a donc pas d’antagonisme entre la théorie et la pratique. Les deux termes sont au contraire étroitement et réciproquement liés. C’est par l’action que commence la pensée, disait J. Piaget [5]. Ainsi, Archimède observait-il les plongeurs et les vaisseaux en mer, au large de Syracuse. Mais si la pratique ouvre la voie à la théorisation, en retour, les concepts abstraits ou scientifiques déblayent la voie du développement des pratiques, pour reprendre les mots de L. Vygotsky [6]. Autrement dit, les savoirs théoriques aident les individus à voir les réalités différemment, à leur trouver un sens nouveau et une façon tout à fait inédite de les regarder.
Dans Le récit d’un jeune médecin, un roman autobiographique, Mikhaïl Boulgakov [7] raconte la vie d’un jeune médecin russe envoyé à la campagne pour y diriger un hôpital, dans les années 20. Pour la première fois, il va devoir faire des opérations chirurgicales complexes, risquées pour ses patients. Pétri d’angoisse, il se replonge alors frénétiquement dans la lecture d’ouvrages de médecine. Finalement, sa première intervention est un grand succès et c’est alors qu’il éprouve le sentiment, confusément, que ses mains ont été dirigées par ses connaissances théoriques. L’expérience se renouvellera et y songeant un soir en s’endormant, il se dira : « […] il faut lire, lire, toujours davantage lire. » [8]
Le rôle primordial des écoles
Au moment où nombre d’étudiants tournent le dos au savoir abstrait, confondant, comme l’explique Marc Bonnant [9], la virtualité du savoir avec le savoir lui-même, il importe de promouvoir la culture et la lecture dans les écoles. Le jour d’après la crise, cela pourrait se penser, s’organiser, car c’est essentiel pour former de brillants professionnels.
On pourrait alors imaginer que des formations soient données aux étudiants sur le phénomène d’apprentissage, sur les manières dont se construit la connaissance. Ce serait l’opportunité de montrer comment notre cerveau, tel un alcarazas du savoir, laisse s’évaporer peu à peu les savoirs appris, mais aussi de découvrir comment son bagage résiduel, la culture en somme, enrichit la vie intellectuelle et pratique.
On pourrait également envisager que des moments de lecture soient inclus dans chaque emploi du temps, en introduction desquels des professeurs présenteraient un livre cher à leur cœur, puis en proposeraient certaines pages à lire pour la richesse des messages qu’elles porteraient.
On pourrait enfin concevoir une valorisation du livre au travers des examens, en prévoyant régulièrement une question faisant appel à des lectures conseillées au fil de l’enseignement. Cette disposition introduirait d’abord de la nécessité dans l’acte de lire, puis une adhésion plus spontanée à cette conduite.
Éloge encore…
Et puis il faut apprendre, beaucoup apprendre en dépit des méfaits de l’érosion, car il en demeure toujours quelque chose d’infiniment présent et utile. Pour s’en convaincre encore, laissons à Jacqueline de Romilly le dernier mot : « La culture c’est tout un abîme de richesses latentes […] Les informations servent toujours de repères. Elles aident au travail constant de vérification, de comparaison, de précision progressive […] Ce trésor jamais aboli, tout proche et accessible, […] c’est à l’éducation que nous le devons. » [10]
Vos commentaires
# Le 22 mai 2020 à 15:11, par Yves Schemeil En réponse à : Covid-19 et enseignement : la culture au soutien de la vie !
D’un côté, la culture, sur papier glacé ; de l’autre, l’inculture, sur écran Retina. La mauvaise monnaie chassera-t-elle la bonne ? Éparpillés sur les réseaux sociaux les étudiants ne trouvent pas le temps de s’attaquer aux grandes œuvres. Comme ils sont souvent utilitaristes (eux diraient, "organisés") il faut en effet rémunérer leur investissement dans ce qui ne sert à rien dans l’immédiat.
Répondre à cet article
Suivre les commentaires : |