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Sentiment d’efficacité collective et professionnalisation en contexte d’apprentissage par projets

17 octobre 2019 QPES 2019 1053 visites 0 commentaire

CESI a mis en place dans sa formation d’ingénieurs en alternance, en octobre 2015, l’Apprentissage Actif Par Projets (A2P2). L’apprentissage à l’école y est articulé autour de projets pluridisciplinaires à réaliser en groupes. Dans cet article nous proposons de questionner l’impact du sentiment d’efficacité collective et des situations pour le favoriser, dans le processus de professionnalisation des apprentis ingénieurs, dans cet environnement d’apprentissage. Au centre de cette interrogation se trouve la question du rôle du collectif et de sa médiation dans la professionnalisation d’individus. Une double approche d’analyse d’entretiens avec un échantillon de 31 apprenants, et de statistiques explicatives à l’échelle d’une cohorte de 587 apprenants a été employée.

Un article d’Alexandra Badets, communication au colloque QPES 2019, "(Faire) coopérer pour (faire) apprendre ?", une publication sous licence CC by sa nc

LINEACT, CESI abadets@cesi.fr

1.Contexte

1.1. La formation d’ingénieurs CESI en A2P2

Le cursus de trois ans de la formation d’ingénieurs généralistes en alternance CESI est articulé, à l’école, autour de projets pluridisciplinaires de deux à cinq semaines, à réaliser en groupes de six apprenants, en s’appuyant sur une méthodologie itérative de résolution de problèmes. La conception du dispositif A2P2 (Apprentissage Actif Par projets) a nécessité une modification de l’architecture du programme et des modalités d’évaluation, avec des évaluations collectives des livrables des projets. La refonte de la formation a été portée par la volonté d’être professionnalisante et de réintégrer à l’école des apprentissages « vicariants » (Blandin 2011, p 671) et la socialisation qui accompagnent le développement des apprenants en entreprise.

1.2. Le travail de groupe en A2P2

Les pédagogies par problèmes et par projets reposent (Raucent et al., 2005 ; Frenay et al. 2007 ; Kolmos et al., 2009) sur une centration sur des apprenants actifs, qui construisent leurs apprentissages via la coopération en petits groupes, l’intégration de connaissances à des problèmes posés, et des phases de travail en autonomie. Les projets A2P2 s’appuient sur cette « approche sociale » (Kolmos et al. 2009, p156) des apprentissages.

Un des marqueurs spécifiques de l’A2P2 est l’utilisation, comme méthode de résolution de problèmes, de boucles dites « PDCA » (Plan-Do-Check-Act), initialement utilisées dans l’amélioration continue. La phase de « plan » doit permettre aux apprenants, en présence d’un tuteur, de déterminer collectivement les apprentissages à réaliser, planifier les tâches et définir le rôle de chaque membre du groupe. La phase de « do » leur permet de réaliser en autonomie les tâches planifiées (recherche de solutions, travail sur les livrables). Les phases de « check » puis « act » permettent un bilan collectif sur ce qui a été réalisé, puis une remédiation en cas d’écarts avec l’attendu, en présence d’un tuteur, dont le rôle est d’aider les apprenants à organiser leurs apprentissages et s’approprier la méthode.

Les rôles assignés dans les groupes de six, sont au nombre de quatre à chaque projet : « animateur », « secrétaire », « scribe » et « gestionnaire ». Le but de ces rôles (Milgrom et al., 2015), est de faciliter le travail en groupe et d’en améliorer la qualité, en répartissant la charge de travail comme dans une équipe projet « réelle ». Les équipes pédagogique sont opté pour différentes façons de composer les équipes dans les neuf centres où se déroule la formation : selon les domaines d’expertise des apprenants, pour créer des groupes homogènes, ou de façon aléatoire pour favoriser les changements de rôles ; en imposant un changement des équipes ou des rôles à chaque projet ou boucle, ou en proposant le maintien sur une année pour créer des mécanismes de coopération.

L’espace physique d’apprentissage a été adapté et les apprentis travaillent dans des salles appelées « SCALE-UP » (Beichner et al, 2000) : chaque groupe d’étudiants a son « îlot » de travail,avec un écran et un tableau, pour faciliter les interactions (Milgrom et al., 2015).

2.Questions et objectifs de la recherche

2.1.Questions de recherche

Le postulat de l’A2P2 est que faire travailler les apprenants en groupe devrait leur permettre « d’apprendre » leur métier d’ingénieur, en développant leurs compétences relationnelles et communicationnelles, en favorisant le co-développement de connaissances et la réflexivité entre pairs, notamment. C’est à partir des questionnements suivants qu’a émergé la problématique de recherche de cet article :
 coopérer .... mais pour apprendre quoi ? Peut-on développer non seulement des connaissances, mais aussi des compétences clés de futurs ingénieurs, par la coopération ?
 coopérer, collaborer, quelles différences ?
 quelles interactions entre le collectif, la confiance en ses capacités en tant qu’individu, en tant que groupe, et la professionnalisation ?

Il sera ici question de comprendre si et comment le travail en groupe impacte la professionnalisation des apprentis ingénieurs, et notamment comment s’articulent sentiments d’efficacité personnelle, collective et professionnalisation des individus.

2.2.Objectifs de recherche

L’objectif est triple :
 faire émerger les leviers et freins à l’émergence d’un sentiment d’efficacité collective, dans le travail de groupe en autonomie ou épaulé par du tutorat ;
 explorer les liens entre sentiment d’efficacité collective, sentiment d’efficacité personnelle et professionnalisation ;
 questionner le rôle de l’accompagnement tutoral dans l’émergence de la confiance en soi, en les autres, et le développement d’une identité professionnelle.

3.Synthèse de littérature

3.1.Compétences de coopération et professionnalisation des ingénieurs

Les compétences transverses de travail de groupe sont décrites, dans la littérature, comme étant d’une nécessité absolue au regard des mutations en cours de l’industrie. La communication, la capacité à travailler en équipes pluridisciplinaires, le leadership et d’excellentes compétences interpersonnelles seraient même les compétences clés pour les ingénieurs dans l’industrie, aujourd’hui et demain (Martin et al., 2005, p168-169). C’est aussi l’avis de Stevens, pour qui l’expertise du professionnel est désormais dépassée par la nécessaire adaptabilité, les compétences non disciplinaires et les qualités personnelles qui la soutiennent (Stevens et al.,2016, p1).Si l’on s’en réfère aux compétences transverses de l’ingénieur citées dans les référentiels du CDIO [1] et de la CTI [2], savoir coopérer est une des qualités premières requises des ingénieurs diplômés.

Collaborer, coopérer : parle-t-on de la même chose ? Pour clarifier les différences entre collaboration et coopération, dont les acceptions sont souvent considérées comme interchangeables, nous pouvons nous appuyer sur la synthèse suivante de Mangenot (2003) : la collaboration impliquerait un travail informel autodidigé en autonomie de la part des groupes, là où la coopération correspondrait à des phases de travail disciplinaire collectif tutoré. Notre investigation devrait nous permettre de définir sil’A2P2, qui mélange phases de travail collectif en autonomie et travail collectif tutoré, permet effectivement aux apprenants de coopérer et/ou de collaborer efficacement, et avec quel acquis. Les espaces et temps de socialisation via les travaux de groupe seront donc interrogés en tant qu’outils de développement de compétences transverses, mais aussi en tant que médiations vers des identités professionnelles individuelles construites dans le collectif.En effet, dans les théories socioconstructivistes, la professionnalisation touche « à la fois la construction de l’identité individuelle et la construction de l’identité collective » (Roquet, 2012, p83).

3.2.PBL [3], conflit sociocognitif, et apprentissage collaboratif

La littérature décrit les situations-problèmes et projets pluridisciplinaires comme des environnements qui vont mettre les groupes dans des situations complexes, dont la résolution collective exige une interdépendance et un dépassement de ses représentations et schèmes d’action. Les travaux d’Huber (2005) expliquent en quoi les problèmes à résoudre collectivement poussent l’apprenant à dépasser le conflit sociocognitif entre soi et les autres,pour se construire de nouveaux schèmes et représentations. Cette « production à portée sociale » (Huber, 2005, p18) passe par une interdépendance et des divergences de points de vue qui ne doivent pas être euphémisées, mais au contraire « explicitées et discutées » (Cosnefroy et Jézégou, 2013, p4). L’interdépendance « entre tous les membres du groupe » (ibid.,p2), à toutes les étapes du processus (définition des rôles, tâches et responsabilités partagées, prise de décisions, évaluation de celles-ci), jouerait un rôle capital dans la performance du groupe et son sentiment d’efficacité collective.

3.3.Auto-efficacité, sentiment d’efficacité collective et professionnalisation

Le concept d’auto-efficacité ou sentiment d’efficacité personnelle, a été théorisé notamment par Bandura (2000, 2003). Nagels et al. (2017 p7), la définissent comme « l’évaluation que l’individu porte sur sa capacité à s’organiser et à réaliser les actions pour atteindre les objectifs fixés ». Il s’agit donc de la confiance d’un individu dans sa capacité à réaliser une tâche. Ce sentiment pourrait en partie déterminer (Galand, 2011, p255) la réussite de la tâche par cet individu, mais aussi agir sur les mécanismes de professionnalisation (Wittorski, 2009, p9), fonctionnant comme un levier de motivation et de persévérance face aux buts fixés. Comme le rappelle Bandura (2003, p708), l’auto-efficacité collective, quant à elle,ne se résume pas à la somme des sentiments d’auto-efficacité des membres. Cette confiance d’un groupe dans sa capacité à réussir (Nagels et al., 2017, p7), donne-t-elle aux individus qui le composent une croyance dans leur efficacité personnelle ? Elle est produite par la cohésion et la confiance interpersonnelle des membres, et peut (Nagels, 2011, §34), en retour,impacter le sentiment d’efficacité personnelle de chaque membre, agissant sur l’engagement et la satisfaction individuels et donc sur la construction de l’identité professionnelle des individus en formation.

4.Hypothèses et méthodologie de recherche

4.1.Hypothèses

Notre question de recherche consiste à interroger si et comment le travail en groupe peut impacter la professionnalisation des apprentis ingénieurs, et notamment comment s’articulent sentiment d’efficacité collective et professionnalisation des individus. Notre hypothèse première est que « faire coopérer » ne suffit ni à générer un sentiment d’efficacité collective, ni à « faire apprendre » une identité professionnelle. Nous anticipons que les travaux collectifs imposés par l’organisation du curriculum peuvent constituer,pour certains apprenants, un motif de confiance collective, et maintenir leur engagement dans le dispositif et dans un processus de professionnalisation, mais nous supposons que ces travaux vont induire un sentiment d’efficacité fluctuant selon les individus et leurs dispositions, et selon l’environnement de la formation et sa mise en œuvre spécifique, notamment par les tuteurs de groupe.

4.2.Protocole de recherche

La formation d’ingénieurs CESI ciblée pour cette étude est la promotion 2015-2018,de la spécialité « généraliste », qui compte 587 apprenants dans neuf centres de formation sur le territoire. Le recueil des données a consisté en une approche mixte, quantitative (approche de cohorte) et qualitative (échantillonnage non probabiliste de 31 apprenants [4]). Voici les instruments de recueil et d’analyse utilisés :
 un questionnaire (échelles de Likert) pour recueillir des données quantitatives à l’échelle de la cohorte, sur le travail en groupe projet A2P2 (confiance en la réussite collective et individuelle, interactions de groupe), sur 3 projets différents sur les 3 années ;
 des analyses statistiques (khi2 et analyses factorielles de correspondances) pour mesurer la progression du sentiment d’efficacité personnelle et collective sur les 3 ans, et les leviers et freins à cette confiance selon les individus ;
 la définition de catégories analytiques à partir de similitudes de sens repérées dans le corpus des entretiens retranscrits, et l’analyse de la fréquence et de la force de leur présence dans le corpus à l’aide du logiciel Sonal (analyse thématique du discours et analyses de correspondances multiples).

5.Résultats des enquêtes de terrain

5.1 Gain de confiance via le collectif et influence de l’environnement

Les apprenants de la cohorte font état d’une efficacité des groupes à bien gérer les désaccords et trouver des issues en concertation (figure 1) :

Figure 1 : capacité à trouver collectivement des solutions aux désaccords, fin d’année 1

Nous notons, au fil des mois, une augmentation globale et régulière de la confiance en leurs capacités par les apprenants, jusqu’à un plateau au-dessus de 65% en année 3, et une diminution de l’écart entre confiance individuelle et confiance dans la réussite de leur groupe, qui augmente également au fil du temps (tableau 1). En apportant aux apprenants une sécurité psychologique et une confiance collective, le groupe semble contribuer à favoriser le développement du sentiment d’efficacité personnelle de ses membres. Ces données surles relations dans les groupes, les négociations, et une corrélation entre sentiment d’efficacité collective et individuelle rejoignent les propos de B. Blandin (2011, p667) : « Le sentiment d’efficacité personnelle (...) de l’élève se maintient à un niveau élevé à condition que les relations au sein de l’équipe de travail soient bonnes (environnement aidant et bienveillant) et donc que le processus de socialisation, incluant la reconnaissance, fonctionne correctement ».

Tableau 1 : confiance individuelle et collective sur les 3 ans, au niveau de la cohorte

d’un point de vue qualitatif, les apports du travail de groupe cités par les apprenants en entretiens sont les suivants :
 avancer sur la recherche de solutions et développer la confiance dans le collectif ;
 partager des connaissances en groupe et valoriser chaque apprenant « sachant » ;
 prendre du recul sur sa pratique et ses acquis.

Mais ces apports ne sont pas homogènes, et nous notons, comme anticipé, des différences majeures dans l’expression de leur vécu, notamment selon l’environnement où les apprenants se forment. Selon l’analyse des correspondances multiples [5] entre les centres de formation des 31 apprenants de l’échantillon, et les thématiques évoquées dans les 68 entretiens réalisés avec eux, certains environnements (tableau 2) semblent particulièrement efficients pour que les apprenants y utilisent le groupe comme levier (centre 3), là où d’autres environnements semblent propices à ce que le groupe représente un défi (centres 2, 4 et 5).

Tableau 2 : analyse des correspondances multiples entre centres de formation et thématiques évoquées dans le discours (68 entretiens) ; outil Sonal : impression des colonnes actives pour le Facteur 1)

Le centre de formation, à l’échelle de la cohorte, s’avère aussi être corrélé à une plus ou moins grande confiance exprimée en sa réussite individuelle dans les projets (p=0,050) [6], à la confiance dans la réussite collective (figure 2), et à un sentiment de reconnaissance de ses compétences (p= 0,07) [7].

L’environnement de formation est donc un facteur influant globalement sur la confiance individuelle et collective des futurs ingénieurs, avec en fil rouge une tendance générale à l’augmentation de la confiance individuelle et collective au fil des travaux de groupe pour les enquêtés.

Figure 2 : analyse factorielle des correspondances (AFC) des liens entre le centre de formation et la confiance dans la réussite collective, en fin de 2ème année du cycle ingénieur ; outil XLStat, p-value=0.06 ; N=228

5.2.Coopération tutorée et apprentissage vicariant du rôle professionnel

En nous concentrant ensuite sur les situations de coopération(avec l’appui de tuteurs), nous repérons que les leviers de gain de confiance qui y sont identifiés sont de l’ordre de la répétition de schémas d’actions efficaces. Deux situations d’apprentissage émergent comme clés : la présentation collective de la démarche et des résultats lors de soutenances, et certaines situations de management (planification de projet). La prise de parole du groupe en public nécessite une coordination en amont, et pendant la présentation. Pour la totalité des apprenants interrogés, elle représente une réelle mise en situation d’« agir en ingénieur » et d’apprendre collectivement son futur rôle. Les situations de coopération tutorées, hors soutenances, (planification collective de l’action et retours d’expérience avec le tuteur) n’agissent comme levier de développement d’une auto-efficacité du groupe que dans certaines conditions :
 Présence dans les groupes d’apprenants en reprise d’études, avec une expérience préalable de management, une autodirection forte à très forte et/ou un positionnement à l’école comme professionnel. Les analyses factorielles révèlent que les apprenants qui disent le plus [8] utiliser les opportunités de réflexivité collective offertes par le dispositif sont aussi ceux qui ont jugé disposer de capacités d’autogestion et d’autocontrôle de leurs apprentissage fortes (mesure auto rapportée réalisée en début de formation [9]). Cela confirme l’hypothèse de la présence de ressources à la professionnalisation dans les actions collectives, mais qui ne seraient converties que par les apprenants disposant de moyens intrinsèques ou de l’accompagnement adéquat pour le faire.
 L’adoption d’un comportement de « manager », par les tuteurs des groupes peut s’avérer un autre levier clé. Une tutrice évoque en entretien son propre rôle pour comme levier de réflexivité pour amener les apprenants, collectivement et individuellement, à interroger leur pratique. Or c’est dans ce centre de formation (où elle est la seule tutrice) que l’on trouve les taux de confiance individuelle et collective les plus élevés. Cette vision de l’apprentissage vicariant du métier d’ingénieur par le positionnement du tuteur souligne la question cruciale des identités professionnelles des tuteurs comme leviers de conversion des ressources du dispositif, et comme levier de transformation des dispositions de départ des apprenants envers les actions coopératives. Nous pouvons en conclure que sans accompagnement, sans explicitation(rôle de l’environnement déjà démontré en §5.1), et sans le moteur d’apprenants qui s’approprient les objectifs de l’action (rôle des dispositions et l’accompagnement de celles-ci), les outils de coopération ne suffisent pas à « apprendre » une posture d’ingénieur, comme nous le supposions dans nos hypothèses.

5.3.Collaboration, co-apprentissages et apprentissage de soi

Si nous nous intéressons maintenant auxsituations de collaboration, en excluant les actions tutorées, nous notons que la thématique du groupe de travail comme levier de co-apprentissage et d’entraide (partage de connaissances) est extrêmement présente dans le discours des apprentis : 71% des apprentis interviewés l’abordent en 1èreannée, et 54.5% l’abordent en 2èmeannée.En l’absence des tuteurs, les apprentis mettent en place des stratégies d’entraide selon l’expertise de chacun (émergence d’un rôle d’expert disciplinaire qui pilote le projet et guide l’équipe). Que développent les apprenants danscette collaboration en autonomie ?
 Des acquis disciplinaires : ilspartagent leurs connaissances scientifiques et techniques pour parvenir à la solution du problème posé :

  • « Dès qu’on a des difficultés à comprendre, les autres peuvent nous aider » [10]]
     Des aptitudes « métier », l’expérimentation de postures et l’adaptation de la communication, grâce au conflit sociocognitif induit :
  • « Il faut argumenter son point de vue et c’est ce qu’on nous demande (...)en entreprise » [11]] ;
  • « Il y a même des fois où on teste des postures, enfin je veux dire...on essaie des fois de communiquer autrement » [12]]
     Des qualités personnelles dont l’affirmation de soi via le collectif :
  • « De travailler avec des gens qu’on ne choisit pas. Ça, ça donne confiance » [13]]

Comme pour les situations de coopération, nous relevons des fluctuations dans le vécu de la collaboration en autonomie entre apprenants, avec à nouveau des facteurs dispositionnels semblant peser sur l’usage plus ou moins fort du groupe comme levier d’apprentissage. Dans ces situations, l’un des freins principaux à l’effectivité de la collaboration comme levier de confiance est l’attente forte, par certains apprenants, d’acquisition de connaissances scientifiques à l’école, combinée parfois à une projection dans un rôle d’ingénieur-expert disciplinaire, qui tend à être corrélée avec un travail plus individuel des apprenants concernés, et donc une moindre propension à recourir au groupe, ou à faire confiance au groupe pour se développer.

A nouveau, des différences sont notées dans le partage de connaissances, en l’absence pourtant des tuteurs, entre différents centres de formation. Ce qui indique que les tuteurs et leur positionnement ne sont pas seuls responsables de l’usage qui est fait du groupe comme levier de partage, mais que certains environnements dans leur globalité s’avèrent plus propices que d’autres. Dans les facteurs de lien possible, nous repérons une corrélation entre un sentiment de reconnaissance de leurs compétences d’ingénieurs à l’école, et l’usage du partage de connaissances entre les apprenants (p-value = 0,013) : il semble que plus les apprenants se sentent reconnus et valorisés comme professionnels dans leur environnement, plus ils vont avoir tendance à collaborer dans leurs périodes d’autonomie.

Plus surprenant encore, les apprenants ont tendance (p-value < 0,0001 [14]) à penser que pour progresser dans leurs objectifs professionnels, il vaut mieux qu’ils travaillent seuls. Le constat d’une fréquente division des taches dans les périodes d’autonomie corrobore cette idée. La nécessité de valoriser les acquis de la collaboration informelle (dont le partage de connaissance fait partie) entre les apprenants émerge de ces données, ainsi que l’importance de valorise le rôle d’expert scientifique que les apprenants s’approprient.

6.Discussion et perspectives

6.1.Le collectif comme espace à risque

Ces données nous informent que le collectif, loin d’être toujours un vecteurde sentiment d’efficacité, peut aussi s’avérer avoir un coût à la fois conatif et cognitif en formation. André Tricot évoque le coût cognitif des pédagogies actives, en raison des disparités de niveaux entre les élèves à qui il est demandé de collaborer (Tricot 2017). Proposer des ressources pour expérimenter en groupe, ou pour travailler par projet, ne mène pas automatiquement à la confiance en soi et dans le groupe des individus, nous le voyons avec les stratégies d’évitement du conflit sociocognitif mis en place par les apprenants.Le collectif, surtout en autonomie,pose aux apprenants des difficultés (« autorégulation »,« manque de feedback », de « repères temporels »Tricot 2017, p32), pour lesquels une médiation semble nécessaire, ce que nous constatons dans le dispositif étudié.Ce coût cognitif impacte par ailleurs la motivation des apprenants. Deux questions se posent alors : quelle(s) médiation(s) proposer, et comment accompagner la coopération et la collaboration ?

6.2.Accompagner la coopération

Les apprenants déjà dans une dynamique de transition identitaire, dans une projection comme futurs managers accordent plus que les autres au dispositif, et aux autruis significatifs du dispositif, une certaine confiance pour se professionnaliser. S’il est difficile d’agir sur les dispositions et les identités projetées des apprenants, l’environnement d’apprentissage doit donc s’atteler à proposer aux apprenants qui n’ont pas encore atteint ce niveau d’autodirection de leur parcours, des leviers de valorisation et de projection, qui leur permette, dans le collectif, de construire leurs propres trajectoires de professionnalisation. Nous en revenons donc à l’interdépendance comme levier majeur du sentiment d’efficacité : lutter contre la tendance forte des apprenants à la division des tâches pour valoriser les rôles et apports différenciés de chacun dans le collectif est donc du ressort de l’encadrement, qui va pouvoir pour renforcer l’interdépendance en valorisant les différents profils d’apprenants dans leurs capacités et dispositions hétérogènes.

6.2.1.Faire coopérer pour valoriser

J.P. Roux(2015) évoque ce qu’il assimile à des rites de valorisation, qui sont des moments qui doivent permettre à la professionnalité individuelle d’émerger du collectif.Pour Roux (2015, p4), « les situations de co-construction (travaux de groupe)(...) marquées socialement (...), et/ou les situations pouvant évoquer des pratiques sociales ritualisées » permettent de construire les savoirs. Si les soutenances de projet (effectivement ritualisée, codifiées), semblent avoir un effet plus systématique de levier de confiance individuelle, que travailler en groupe ou s’exercer à animer une équipe de façon plus informelle, cela nous semble un indicateur que, d’une part, les enjeux et intérêts de cet exercice sont mieux intégrés par les apprenants, mais aussi que le mécanisme du conflit sociocognitif doit être accompagné d’un sentiment de « contrôle réciproque des partenaires au cours du déroulement des tâches » (Roux, 2015, p4) pour que les interactions sociales ne soient pas uniquement « déstabilisant(e)s ». L’usage de « procédures » régulant ces interactions pourrait ainsi faire du collectif un outil de valorisation des professionnalités dans leur diversité.Par exemple via des présentations publiques de travaux aux règles codifiées, où chacun donnerait à voir sa maîtrise, ou encore via la valorisation des travaux selon différents critères en fonction des pans du métier dans lequel les apprenants se projettent.

6.2.2.Des rôles prescrits aux fonctions assumées

Comme l’évoque une apprenante, « je pense que ceux qui n’ont pas confiance en la pédagogie active c’est ceux qui n’ont pas confiance en eux tout court et qui veulent se rassurer en se disant “je sais faire des calculs” ». Il faudrait donc valoriser les aptitudes individuelles avant tout, pour faire du collectif un levier d’émergence d’un sentiment d’efficacité personnelle, et pas seulement un levier de développement du sentiment d’efficacité collective qui peut masquer des fragilités individuelles. Le rôle investi d’expert disciplinaire, qui partage et harmonise les acquis au sein de groupe, permet de toucher du doigt une modalité d’intégration de cette problématique au fonctionnement des groupes. Officialiser une fonction d’expert scientifique, qui serait le référent scientifique du projet, chargé de vérifier la validité des propositions, en relai avec le référent scientifique de l’institution,et avec les autres groupes,et chargé de diffuser les connaissances dans son groupe permettrait de valoriser la diversité des aptitudes individuelles. Ainsi, les quatre rôles prescrits dans le dispositif semblent insuffisants. Constatant que, dans le cas de leur dispositif également (Université de Louvain), l’usage des rôles était problématique, rendant « insuffisamment [compte] de la diversité des fonctions à endosser dans les projets APP »,Crahay et al (2017) suggèrent d’assigner des fonctions faisant l’objet « d’un roulement entre les étudiants » et qui correspondraient à des postures actives pouvant favoriser la collaboration, là où des rôles figés contraindraient à une seule mission, pouvant pousser à la passivité, et à l’individualisme.

7.Conclusion

Nous souhaitions comprendre, dans cet article,si et comment le travail en groupe pouvait impacter la professionnalisation des apprentis ingénieurs, et notamment comment s’articulaient sentiment d’efficacité collective et professionnalisation des individus. Nos enquêtes montrent que,si le sentiment d’efficacité individuelle et collectives des apprenants augmente au fil des projets dans la pédagogie active étudiée, nous pouvons apporter des nuances dans les situations et conditions pouvant faire levier ou frein à cette hausse. Au niveau métacognitif, les travaux en coopération tutorée peuvent avoir un effet structurant sur les schèmes de pensée et d’action, et sur la confiance des apprenants dans leur aptitude à exercer le métier d’ingénieur, à la condition que le tutorat proposé permette d’accompagner la réflexivité, et la valorisation des postures professionnelles adoptées.L’apport majeur de ces situations de coopération est l’accompagnement apporté par les autruis significatifs du groupe (tuteurs,jurys, « autres » apprenants), dans la construction individuelle.

Par ailleurs, la collaboration en autonomie peut constituer pour les apprenants un motif de sentiment d’efficacité collective, mais à condition que le dispositif propose des leviers pour convertir les ressources collaboratives en outils collectifs de valorisation des aptitudes individuelles. En somme, le délicat rôle de tuteur dans les situations de coopération est ici interrogé : comment à la fois valoriser les aptitudes individuelles pour faire du collectif un levier du sentiment d’efficacité personnelle, tout en laissant sa place à l’agentivité des apprenants ? La professionnalisation des missions de tuteur de groupe d’apprenants, en tant qu’étai de l’auto efficacité individuelle en contexte collectif, nous semble ainsi au cœur des réflexions à mener autour des apprentissages coopératifs.

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Notes

[1The CDIO Syllabusv2.0, An Updated Statement of Goals for Engineering Education : http://cdio.org/benefits-cdio/cdio-syllabus/cdio-syllabus-topical-form

[2Le texte de référence de la Commission des Titre d’ingénieurs (CTI) Références et orientations (Version 2016), propose un « Référentiel de base des compétences générales » des ingénieurs diplômés, « référentiel générique de toute formation d’ingénieur ».

[3L’acronyme globalisant PBL est ici employé pour évoquer les pédagogies par problèmes et/ou par projet, comme synthétisées par Stewart : “PBL has been defined as problem and/or project-based learning. Similarities are that both methods endeavour to mimic professional situations in either exploring a problem or a project with more than one way to either solve the problem or implement the project” (Stewart, 2007, p4).

[4Le but de l’échantillonnage était d’atteindre la saturation des données, via un échantillon caractérisant la diversité des profils au regard de la question étudiée.

[5Traitement par l’outil Sonal, p-value= 0.016

[6N=155

[7N=228

[8Thématisation des 68 entretiens sur les 3 ans, et analyse de correspondances avec la mesure de leur autodirection.

[9Source utilisée pour ce test : Fisher et al. (2010), “self-directed learning readiness scale for nursing education”.

[10Source : entretien 1 avec l’apprenti [AP29

[11Source : entretien 2 avec l’apprenti [AP31

[12Source : entretien 2 avec l’apprenti [AP15

[13Source : entretien 2 avec l’apprenti [AP5

[14Analyse factorielle des correspondances entre la division des tâches et l’expression d’acquisition de compétences métiers utiles

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