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L’enseignement magistral : révérence ou référence ?

15 octobre 2019 QPES 2019 603 visites 0 commentaire

Partant de la tentation d’opposer pratiques coopératives et magistrales, nous la reconduisons à son arrière-plan social (les injonctions d’autonomie et de partage d’un monde commun) et anthropologique (l’émergence du sujet). Clarifier les enjeux de la relation magistrale, et plus précisément de la réceptivité au cœur de cette relation, aide à identifier les voies d’une humanisation qui ne se confonde ni avec l’auto-fondation ni avec la soumission.La réflexion quant aux attendus de la relation magistrale porte à la fois sur les plans de la relation éducative,des pratiques pédagogique set de cette difficile émergence d’une subjectivité qui est au cœur des préoccupations contemporaines. Un examen critique de ces dynamiques devrait favoriser leur juste articulation dans une transmission sans laquelle il n’est pas d’histoire humaine

Un article de François Coppens, communication au colloque QPES 2019, "(Faire) coopérer pour (faire) apprendre ?", une publication sous licence CC by sa nc

Haute École Léonard de Vinci,

Avenue Emmanuel Mounier 84, B. 1200 Bruxelles, Belgique. francois.coppens@vinci.be

Rien n’y est-il entré subrepticement ? (Levinas, 1982, 156)

1.Des raisons d’une préférence

Faut-il opposer l’une à l’autre les approches magistrale et coopérative de l’acte éducatif ? Parmi les raisons qui poussent à dévaloriser les formes magistrales d’enseignement pour leur préférer des pédagogies coopératives, il en est deux qui méritent un examen plus particulier. D’abord, l’asymétrie inhérente à la relation magistrale serait en elle-même problématique, contraire à la fois au principe de l’égalité entre sujets autonomes et à l’efficacité de l’apprentissage. L’interaction horizontale devrait remplacer la transmission verticale. De plus, l’enseignement magistral, à la différence des pédagogies reposant explicitement sur l’interaction des élèves et leur réalisation d’une œuvre commune, ne favoriserait pas l’émergence et le développement d’une intelligence collective. Il n’apprendrait pas à construire ensemble ses connaissances plutôt que de s’approprier individuellement des savoirs. Or cet enjeu serait essentiel aujourd’hui, non seulement dans une organisation ou une entreprise mais pour la société dans son ensemble : il en irait au fond de notre capacité à vivre ensemble ou « à faire société ».

2.Un contexte plus large

2.1.Deux valeurs

Le discrédit porté sur l’enseignement magistral, en lui-même et non seulement dans ses formes déficientes ou caricaturales, relève ainsi d’un contexte plus large. Notre société place l’autonomie au fondement de son organisation et au sommet de sa hiérarchie des valeurs et,d’autre part,elle valorise également l’ouverture à l’autre. Elle fustige l’individualisme de celui qui ne s’inscrirait pas dans un monde commun, que ce soit en termes de principes d’actions (s’il n’envisage les autres qu’à l’aune de ses propres intérêts) ou de pensée (s’il ne pense pas avec ses contemporains). Il y a là deux injonctions puissantes qui s’accordent à justifier la préférence pour des pédagogies coopératives et, à l’inverse, le discrédit des formes magistrales d’enseignement. Autonomie et monde commun semblent être idéalement conjoints dans cette préférence et ce rejet.

À cela peut s’ajouter un enjeu idéologique, opposant la relation magistrale, comme modèle individualiste voire néolibéral de la société,à une perspective solidaire. Il importe de dégager l’examen critique de l’enseignement coopératif et la reconnaissance de ses atouts pédagogiques de ces confusions. Nous espérons y contribuer en attirant l’attention sur quelques enjeux de la relation magistrale, par-delà ces caricatures, qu’elle mobilise ou non des pratiques coopératives. Cette clarification aidera aussi à mieux percevoir ce qui se joue dans les dynamiques coopératives elles-mêmes pour ce qui concerne le rôle du maître, distinct de la domination, et la transmission de savoir, distincte du déversement de connaissances.

2.2.Questions de la démocratie contemporaine

Lorsqu’elle se justifie par le rejet de l’enseignement magistral,la préférence pour l’enseignement coopératif soulève les mêmes questionnements que ceux qui se posent aujourd’hui à unesociété fondée sur l’autonomie. Celle-ci n’assume souvent qu’avec réticence les conditions de l’humanisation ou de l’émergence du sujet humain que suppose cette autonomie elle-même, et tend à se satisfaire de la justifier par le rejet de la domination,de la soumission et de l’hétéronomie. Sans doute commençons-nous à rencontrer les conséquences de cette réticence, pour ne pas dire de cette négligence, à assumer ce que requiert un processus d’humanisation ne passant plus par les structures, normes et institutions traditionnelles (Gauchet 2017 ;Lebrun, 2004).

Cette réticence se traduit du reste dans une contradiction douloureuse, lorsqu’elle se formule dans la double injonction en laquelle se retourne, sitôt qu’elle n’est pas réfléchie,l’exigence de viser à la fois à l’autonomie etla participation à un monde commun.Là où cette double injonction se substituerait à la transmission d’un monde commun à la génération suivante, de manière que celle-ci comme le voulait Arendt puisse à la fois le recevoir et le transformer, nous avons un problème. À quel sujet la société adresse-t-elle cette injonction-que suppose-t-elle comme sujet et que fait-elle de ce sujet en la lui adressant ? Dans ce contexte, il serait regrettable que l’attrait exercé par l’enseignement coopératif repose sur une confusion et sur une réponse idéologique apportée à ce questionnement. Il importe notamment de clarifier ce que requiert l’émergence d’un sujet autonome, sans la réduire à l’auto position d’un sujet en-dehors de toute réceptivité,et ce qu’implique la transmission du savoir, sans la réduire à la domination de celui qui détient des connaissances..

2.3.Héritiers d’une tradition

La relation magistrale est-elle nécessairement domination et être un maître, est-ce nécessairement maîtriser ? Si nous sommes aujourd’hui tentés de répondre par l’affirmative, comme nous l’avons dit, c’est que la figure du maître nous semble inséparable de celle de l’esclave. Il n’y a pour nous d’autre maître que celui qui domine et auquel on se soumet, et que nous ne pouvons dès lors que rejeter, étant les héritiers d’une tradition qui nous a appris à dénoncer une telle soumission pour lui préférer des relations plus respectueuses de la liberté et de l’égalité humaines. Les analyses de Gauchet sur « la sortie de la religion » nous montrent que la rupture avec la domination fonde notre modernité et l’émergence d’un monde où l’autonomie remplace la soumission à « la loi d’un autre ». Notre difficulté, héritiers d’un monde ainsi fondé sur l’autonomie, c’est que nous ne pouvons pas simplement nous soumettre à cette injonction de dénoncer toute soumission. Plutôt que de dénoncer le maître, comme si cela suffisait à garantir la liberté, nous devons discerner le maître qui libère de celui qui domine.

3.L’ambiguïté retrouvée de la figure du maître

3.1.Aristote : la domination et l’humain

C’est à un tel discernement qu’invite l’enseignement d’Aristote, par exemple, dont l’influence au fil des siècles et des lectures variées et contradictoires qui en furent faites joua un rôle décisif dans cette émergence d’une société libre. Il met magistralement en œuvre l’art difficile de différencier des relations telles que l’éducation, le politique et l’amitié de la relation de domination entre le maître et l’esclave. Il élabore la difficile perception de ce en quoi le « bien-vivre » (euzein) se distingue du « vivre » (zein), et de ce qui différencie les actions dans lesquelles il en va de l’humain de celles qui relèvent de la production et de la maîtrise. Bons élèves de cette attention à la spécificité de l’humain qui traverse cette tradition, et en particulier de sa tournure moderne dans la valorisation de l’autonomie, nous n’avons de cesse aujourd’hui de dénoncer toute domination et tout maître, y compris d’ailleurs Aristote parce qu’il n’aurait pas dénoncé l’existence d’esclaves. Mais il est bien possible qu’en cela nous soyons davantage élèves soumis qu’attentifs, et que dans notre précipitation à dénoncer la domination nous nous fermions à ce qui nous permettrait peut-être de l’éviter.

Il y aurait une triste ironie à ce qu’en nous hâtant de dénoncer la domination pourla liberté, nous nous rendions sourds à ce qui nous permet de les différencier. Tel est précisément l’enseignement mis en œuvre par Aristote dans ces traités. Ils relèvent moins de l’exposé objectif d’un savoir scientifique sur l’éducation, le bien-vivre et l’action que de la mise en œuvre effective d’une telle action éducative vers le bien-vivre, qui inscrit le lecteur (et le monde formé par les générations successives de lecteurs) dans ce mouvement de découverte, de transformation et de conversion de l’âme qu’est l’éducation. C’est dans cette action qu’est le maître mis en œuvre dans ces traités, plus que dans ce qu’ils disent du maître de l’esclave : apprendre à discerner ce qui distingue un maître (qui enseigne) de l’autre (qui domine ou maîtrise), plutôt que de les confondre et les rejeter tous deux.

3.2.Levinas : Le maître qui enseigne et l’otage.

De manière toute différente, nous nous trouvons invités au même travail de discernement par l’œuvre de Levinas, qui mobilise cette figure du « maître qui enseigne » pour décrire la relation à autrui et cette socialité humaine dans laquelle, selon son enseignement, s’origine tout sens. S’il y a du sens, qu’il s’agisse du sens d’un mot ou du sens d’une vie, c’est au regard de cette intrigue particulière qu’est la relation à l’autre. Cette relation, il lui donne d’abord en effet la figure concrète du « maître qui enseigne », pour dire l’apport en moi d’un sens qui ne vient pas de moi ou dont je ne suis pas la source ni l’origine (Levinas, 1961). Il en propose ensuite, dans son autre ouvrage majeur en philosophie, des formulations plus rudes à nos oreilles : je suis l’otage de l’autre, il m’accuse, je suis toujours déjà coupable de sa souffrance et même de la souffrance qu’il m’inflige (Levinas, 1974).

On esquive aisément cette invitation, en cantonnant cette œuvre au domaine de l’éthique, du respect de l’altérité et de la dénonciation de toute réduction de l’autre à moi-même ou au système, sans laisser interroger nos certitudes et même en renforçant de cela notre dénonciation de toute maîtrise. Quant à cette figure du maître qui enseigne, elle peut être écartée de toute prise au sérieux pédagogique parce qu’elle relèverait, comme celle de l’otage, d’une exagération rhétorique ou d’une « hyperbole » Elle peut être dénoncée comme étant exactement contraire au respect de l’autonomie du sujet, en ligne alors avec l’ensemble de cette oeuvre qui critique l’idéal d’autonomie et valorise l’hétéronomie jusqu’à faire intervenir, dans son langage philosophique, les catégories de révélation, de loi divine et d’à-Dieu. Du respect de l’extériorité (de l’autre) à la soumission à la transcendance (de la loi divine), il y aurait un basculement de l’éthiqueà la religiosité dont il importerait de se garder. D’autant que ce vocable du maître intervient non seulement dans les œuvres philosophiques de Levinas, pour dire l’altérité de l’autre, mais également dans seslectures talmudiques où il commente des passages des textes religieux par lesquels se transmet, dans le judaïsme, l’enseignement de la révélation (Levinas, 1982 ; Hansel, 2017). De la figure du maître qui enseigne à l’évocation d’une loi divine, en passant par la prise d’otage, il n’y aurait au fond qu’une continuité qui nous ramènerait en-deçà des acquis de la modernité à la domination d’une loi divine. Quelle meilleure preuve, après Aristote ne dénonçant pas l’esclavage, qu’il nous faudrait abandonner toute prétention magistrale ?

4.Trois propositions : secondarité, questionnement et justice

Résistons cependant à ces tentations de laisser nos certitudes nous fermer aux questionnements suggérés par ces deux mises en œuvre de la relation magistrale. L’une et l’autre nous apportent des éclairages très différents sur la liberté humaine, le savoir et la société et nous invitent à situer nos propres opinions,à examiner ces évidences sur lesquelles nous fondons nos perspectives et nos pratiques. Ce n’est qu’à la condition d’un tel examen que nos choix pédagogiques relèveront d’une démarche autonome, comme le veut notre modernité, et non de l’autorité d’une tradition à laquelle nous nous soumettrions paradoxalement en rejetant par principe toute figure magistrale. Il ne s’agira ici que de signaler trois de ces enjeux pour donner voix à cette invitation, sans examiner tout ce qui sépare ou même oppose,sur chacun d’entre eux, ces deux enseignements.

4.1.Assumer la secondarité de la liberté humaine

L’une et l’autre de ces traditions que tisse notre héritage nous proposent d’abord de prêter la plus grande attention à la liberté humaine et, pour cela, à ses conditions de possibilité. Plus précisément, elles nous avertissent de la secondarité de cette liberté et de la nécessité de son émergence même ou surtout si l’on y voit le principe le plus important. Là où Aristote nous réapprend que ce qui est au principe (ou premier par nature) n’est pas nécessairement ce qui est premier, Levinas examine ce que suppose cette liberté posée aujourd’hui comme le fondement de notre mode de vie et la valeur la plus haute.

L’enseignement philosophique d’Aristote sur ce qui distingue la vie humaine des autres espèces animales se présente lui-même comme l’œuvre ou l’action d’un philosophe et doit être compris à la lumière de ce qu’il nous y dit lui-même de ce qui spécifie l’action humaine. Sa finalité, à la différence de la relation de domination du maître sur l’esclave, relève de l’action envers des êtres semblablement libres et égaux et, au mieux ou « idéalement », de l’amitié au sens « complet » du terme, c’est-à-dire d’une relation qui ne vise pas à l’utilité mais à l’œuvre commune.

Levinas, en mobilisant la figure du « maître qui enseigne » dans son oeuvre philosophique, la met tout entière au service de sa description d’une subjectivité dont le sens ne se trouverait ni dans l’auto-fondation de soi par soi, ni dans l’absorption dans une totalité plus grande qu’elle, mais dans le concret de la relation à l’autre. Il n’y a liberté, selon ces analyses, que dans la réponse apportée à cette responsabilité envers l’autre humain, par laquelle je suis (toujours-déjà) arraché à l’anonymat comme à la toute-puissance. Quel que soit mon premier mot, quelle que soit ma réponse apportée à cette responsabilité précédant tout engagement, c’est au regard de cette rencontre qui me demande que se produit le sens d’humain et qu’une subjectivité se distingue de la totalité.

4.2.Savoir, c’est questionner

Ces deux références nous invitent également à réactiver l’intrigue de questionnement comme étant essentielle à toute action de savoir. La figure du maître est inséparable de l’intrigue du questionnement : non pas d’abord la question et puis l’enseignement qui se précipiterait pour y répondre, mais le questionnement comme ce qui constitue la vie même de l’enseignement. Ainsi du mouvement même du texte d’Aristote, qui nous fait traverser le questionnement réciproque opposant les différentes opinions les unes aux autres, et qui nous apprend à distinguer la réflexion orientée vers l’action, qui demande des réponses, et la recherche de la vérité, qui fait poursuivre la question au-delà de toutes ces réponses provisoires (Aristote, 1995). De même Levinas fait-il apparaître dans ses lectures talmudiques cette intrigue du questionnement comme essentielle à la signification même de l’expression de « loi divine », dont la transmission passe par le maître qui enseigne ou plus précisément par « l’animation par un maître s’adressant aux disciples qui écoutent en questionnant » (Levinas, 1982, 167). Qui écoutent en questionnant, et en enseignant ainsi le maître qui enseigne, et non pas après avoir questionné ! « Car, écrit Levinas, l’humain comporte le risque d’une pétrification du savoir acquis susceptible de se déposer comme un contenu inerte dans la conscience et de passer, ainsi figé, d’une génération à l’autre » (Levinas, 1982, 99). Prenons acte au moins, sans pouvoir faire plus ici,que la décentration, l’esprit critique et le questionnement ne sont pas exclus par cette référence mais au contraire exigés par elle. Transmettre un savoir n’est pas déverser des connaissances, mais au contraire susciter le questionnement.

4.3.Enseigner pour être juste

Enfin, tant l’œuvre d’Aristote que celle de Levinas, dans leur mobilisation de la figure du maître, nouent inextricablement les problématiques de l’enseignement et de la justice. La domination a pour finalité première le bénéfice de son acteur, souligne Aristote, même s’il est possible dans certaines circonstances qu’un avantage en résulte accidentellement pour celui qui ne serait pas capable de se conduire par lui-même et serait ainsi conduit par un autre. Comme telle, cette relation se distingue essentiellement d’une action qui vise au bénéfice commun de l’un et de l’autre, et c’est à cela que nous devrions être attentifs si nous voulons distinguer les actions de transmission qui relèvent de l’une (transmettre à l’esclave ce qui sera utile à l’opérationnalisation visée) ou de l’autre (transmettre en vue du bien commun ou du« bien-vivre » dans ce qui le différencie du « vivre »). C’est là du reste le sens d’une référence à Aristote pour une éducation « libérale », et non dans la distinction des deux enseignements en fonction de la classe sociale de ceux auxquels il s’adressent.

Si Levinas décrit la manière concrète dont l’autre, « maître qui enseigne », vient mettre en question, contester, accuser la sérénité de mon identité comme « bonne conscience », c’est tout du long pour approcher au plus près, comme un gibier craintif, la différence entre cette irruption et toute violence. À la différence de celle-ci qui le détruit, cette irruption (déchirement ou accusation) demande un sujet séparé, jusqu’à l’autonomie, capable d’entendre cet appel et d’y répondre, serait-ce en le refusant, et d’élaborer les avoir nécessaire pour y répondre avec justice.

Pour chacune de ces enquêtes,le sens du savoir et de sa transmission n’apparaît qu’au regard de cette intrigue de justice. Si l’un et l’autre entendent celle-ci de manière différente et même contradictoire, tous deux cependant contribuent ainsi à notre réexamen de la séparation entre science et valeur qui fut opérée par la raison moderne. Cette séparation fut d’ailleurs justifiée par le projet de libérer l’humain de la soumission à toute doctrine qui prétendrait s’imposer comme savoir. Notre défi et peut-être aujourd’hui notre urgence est bien de réexaminer la distinction de ces deux volets qui furent séparés, très utilement sans doute, et d’assumer la question de la valeur de l’enseignement et de la transmission du savoir : assumer que là-même où nous nous abstenons de transmettre et mettons en scène ou en dispositifs cette abstention, nous sommes très exactement en train de transmettre un savoir. Là-même où nous nous abstenons d’agir en maître en nous retenant de toute posture magistrale dans le dispositif mis en place, nous agissons en maître.

5.Conclusion. Les temps de la transmission

Dans le concret de l’action pédagogique, les dynamiques coopérative et magistrale se distinguent en ce qu’elles mobilisent ou non, au sein du dispositif mis en œuvre, la production d’une œuvre commune par les pairs. Les réflexions qui précèdent attirent cependant notre attention sur le fait que, sur un autre plan, ce serait illusoire ou trompeur de les opposer dans une exclusion réciproque. Sauf à se transformer en ce dont il devrait se distinguer (enfermement dans l’opinion pour Aristote, pétrification du savoir pour Levinas), l’enseignement magistral, auquel se réfèrent les traditions dont nous avons repris ici quelques échos, consiste précisément en une coopération : une œuvre commune, passant d’abord par la parole qui est adressée à l’autre mais dont le sens est inséparable de la réponse apportée par celui-ci et de ce qu’il en fera. L’enseignement magistral réside en cela, en cette co-action d’êtres humains, pour lesquels il en va de leur humanité, qui s’inscrit dans un temps ou une alternance ne se réduisant pas à la production commune, présent(ifi)able, d’une œuvre. Il est essentiel aussi d’assumer qu’à l’inverse, l’enseignement coopératif s’inscrit dans le cadre d’une relation magistrale –même si l’action du maître est de s’effacer du cours du dispositif mis en œuvre et de devenir « institution-zéro » (cité par Connac, 2009) –dont la finalité réside dans l’émergence de la liberté et de la participation au monde commun de ceux auxquels il s’adresse.

Il est temps et peut-être urgent d’examiner ces enjeux de la crise contemporaine de la transmission qui traduit la volonté de libérer la génération suivante et l’avenir de la soumission à l’autorité du maître –en ce compris de la nôtre (Prairat, 2012). Crise, au sens qu’Arendt donne à ce terme et qui tient à ce que nous sommes à une croisée des chemins, entre la « cage d’acier », ou l’enfermement dans l’inexorable déroulement de ce qui est déjà joué, et d’autre part la « brèche » ou le possible qu’ouvre l’interruption du déroulement continue et répétitif du passé et ce qu’elle permet comme liberté et comme nouveauté (Revault d’Allonnes, 2012). Cette crise ou cette croisée des chemins n’est-elle pas d’ailleurs la situation permanente de l’humanité, et la réalité de l’histoire ou de la temporalité humaine, plutôt qu’une difficulté spécifiquement contemporaine ?

Références bibliographiques

Aristote(1990).Éthique à Nicomaque.Paris:Vrin.

Aristote(1995).La Politique. Paris:Vrin.

Bertrand, Y. (2014). Les philosophies contemporaines de l’acte éducatif. Fondements, enjeux et stratégies. Paris : Fabert.

Connac, S. (2009). Apprendre avec les pédagogies coopératives. Démarches et outils pour l’école. Paris : ESF éditeur.

Gauchet, M. (2017). L’avènement de la démocratie, t. 4 : Le nouveau monde. Paris : Gallimard.

Hansel, J. (2017). « Déformaliser la transcendance : la figure du maître dans Totalité et Infini ».Hoppenot, É., Olivier M. et Hansel, J., éd., (2017). Totalité et Infini : une œuvre de rupture. Paris : Manucius, p. 57-74.

Johnson, D. W., and Johnson, R. T. (1999). Learning Together and Alone. Cooperative, Competitive and Individualistic Learning, Boston, Allyn and Baker, 1999.

Lamarre, J.-M. (2006). « Seule l’altérité enseigne ». Le Télémaque, vol. 29, no. 1, p. 69-78.

Lebrun, J.-P. (2004). « Des incidences de la mutation du lien social sur l’éducation ».Le Débat,5, n°132, p. 151-176.

Levinas, E. (1961). Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité. La Haye : Martinus Nijhoff.

Levinas, E. (1974). Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. La Haye : Martinus Nijhoff.

Levinas, E. (1982). L’au-delà du verset. Paris : Minuit.

Prairat, E. (2012). « L’autorité éducative au risque de la modernité ». Recherche et formation,71, p. 13-28.

Revault d’Allonnes, M. (2012). La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps. Paris : Seuil

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