La liberté académique fait des universités des espaces d’échange d’idées. Essentielle au développement d’une recherche indépendante, elle subit aujourd’hui de multiples attaques aux États-Unis, un des pays qui a pourtant contribué à son essor. Retour sur l’histoire de ce concept – de l’Allemagne au continent américain.
La liberté académique correspond à un ensemble de libertés comprenant la liberté de l’enseignement, la liberté de la recherche et la liberté d’expression qui permettent toutes trois à l’université de remplir ses missions. Elle est donc intimement liée au rôle que l’on assigne à l’université.
Pour mieux la protéger, alors que les attaques contre l’éducation et l’enseignement supérieur se sont multipliées aux États-Unis ces derniers mois, il importe de mieux comprendre ses enjeux et donc de revenir sur son histoire.
Une science en perpétuel mouvement
L’idéal universitaire trouve d’abord sa source dans les universités médiévales du XIIIe siècle qui disposaient d’une certaine autonomie et d’une liberté d’organisation vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique. Mais c’est surtout au XIXe siècle, en Allemagne, que s’est construite l’idée moderne d’université, celle qui continue encore aujourd’hui de faire référence.
Elle a été décrite par Wilhelm von Humboldt, linguiste et haut fonctionnaire prussien, dans un court texte publié en 1809 (ou 1810) portant sur « les établissements scientifiques supérieurs à Berlin ». Il y définit plusieurs principes directeurs qui caractérisent cette université moderne.
Le premier concerne la place centrale accordée à la « science » qui doit rester en perpétuel mouvement. Il écrit ainsi
« C’est une particularité des établissements scientifiques supérieurs de toujours traiter la science comme un problème qui n’est pas encore entière[ment] résolu, et de ne jamais abandonner en conséquence la recherche. ».
Encore aujourd’hui, la recherche occupe une place déterminante dans toute université. La recommandation de l’Unesco de 1997 sur le personnel enseignant de l’enseignement supérieur souligne ainsi :
« L’exploration et l’application de nouvelles connaissances se situent au cœur du mandat des établissements d’enseignement supérieur. »
Le deuxième principe repose sur l’importance du lien entre l’enseignement et la recherche :
« L’essence de ces établissements consiste donc à relier, du point de vue interne, la science objective à la formation subjective ».
C’est là une différence majeure qui est mise en avant par rapport à l’enseignement secondaire qui « n’enseigne que des connaissances toutes prêtes et bien établies. »
C’est une caractéristique toujours très actuelle des universités qui sont, à la fois, un lieu d’enseignement mais également de recherche. Aussi qualifie-t-on en France les universitaires d’« enseignants-chercheurs ».
Le troisième principe, intimement lié au précédent, est l’importance reconnue aux étudiants qui, par leur présence active aux enseignements, participent de la réflexion intellectuelle des professeurs et les poussent à remettre en question leurs connaissances acquises. Humboldt relève ainsi qu’au sein des établissements scientifiques supérieurs,
« le rapport entre le maître et les étudiants devient donc tout à fait différent de ce qu’il était. Il n’est pas là pour eux, mais tous sont là pour la science ; son métier dépend de leur présence, et, sans elle, il ne pourrait être pratiqué avec un égal succès ».

Inversement, les étudiants profitent de cette finalité universitaire qui n’est pas la recherche de données utiles mais la poursuite d’un savoir réfléchi sans but précis. C’est tout l’objet de la Bildung ; un concept intraduisible qui fait référence à une façon de se former, grâce à une relation intime à la connaissance, permettant d’accéder à une vision réfléchie du monde. Cette construction désintéressée du savoir dans une volonté de former des individus à la libre pensée est toujours au cœur des missions universitaires.
La loi française évoque, par exemple, « la formation à la recherche et par la recherche ». Cependant, il faut bien admettre que les velléités utilitaristes gagnent du terrain, y compris au sein des universités, dans une volonté de former des professionnels prêts à intégrer le « marché de l’emploi ».
La nécessaire indépendance de la recherche
Le quatrième principe porte non plus sur l’organisation interne des établissements, mais sur leurs rapports extérieurs avec l’État. Humboldt prône un rôle très limité de ce dernier qui, s’il doit fournir les moyens nécessaires à la recherche, ne doit pas traiter les établissements scientifiques supérieurs comme des lycées en cherchant à satisfaire ses propres buts.
Il ne s’agit là de rien d’autre que de revendiquer une autonomie institutionnelle, ce que l’Unesco consacre encore aujourd’hui :
« Le plein exercice des libertés académiques et l’accomplissement des devoirs et responsabilités énoncés ci-après supposent l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur. »
Si, par ces principes, Humboldt décrit un modèle d’université avec précision, il évoque en revanche peu la question des libertés. Elles ne sont mentionnées clairement que dans un passage du texte où il indique
« Comme ces établissements ne peuvent atteindre leur but que si chacun d’entre eux se tient dans toute la mesure du possible face à l’idée pure de la science, l’indépendance et la liberté sont des principes qui prévalent dans leur sphère. »
Sans doute ces quelques mots suffisent-ils à dire l’essentiel : la recherche inlassable de la « vérité scientifique », laquelle alimente les enseignements et est alimentée par eux ni ne peut exister sans indépendance ni libertés.
Liberté d’apprendre et liberté d’enseigner
Même si Humboldt a peu argumenté sa pensée sur les libertés au sein des établissements supérieurs, sa vision de l’université berlinoise a conduit au développement de deux concepts libéraux : la Lehrfreiheit et la Lernfreiheit.
La Lehrfreiheit, qui aurait été utilisée pour la première fois par Friedrich Christoph Dahlmann en 1835, fait référence à la liberté de l’enseignement. Elle est donc une liberté accordée aux enseignants des universités pour leur permettre de décider librement du contenu de leurs cours.
La Lernfreiheit, dont la première occurrence résulterait d’un texte d’Adolph Diesterweg publié en 1836, pourrait se traduire par la « liberté d’apprendre ». Elle doit accorder aux étudiants une certaine liberté dans le cadre de leur cursus universitaire. Elle se conçoit dans le modèle humboldtien d’université dans lequel les étudiants jouent un rôle actif dans la construction du savoir en mouvement et profitent de cette position (Bildung).
En dépit de ces écrits théoriques sur les libertés au sein des universités, celles-ci ne disposaient à l’époque d’aucun fondement juridique tangible. Mais il ne faudra pas attendre bien longtemps pour les voir inscrites au plus haut sommet de la hiérarchie allemande des normes. En effet, en réaction à des renvois arbitraires de professeurs, en particulier celui de sept d’entre eux de l’Université de Göttingen en 1837, dont l’un des frères Grimm, les rédacteurs de la Constitution de Francfort de 1849 ajoutèrent dans le texte une disposition reconnaissant que « la science et son enseignement sont libres ».
Cette Constitution ne fut jamais appliquée, mais la Constitution de Weimar de 1919 reprit cette disposition : l’article 142 disposait que « l’art, la science et leur enseignement sont libres. L’État leur accorde sa protection et contribue à les favoriser ». L’article 158 précisait quant à lui que « respect et protection doivent être assurés, même à l’étranger, par des conventions internationales, aux créations de la science, de l’art et de la technique allemands ».
La Constitution de 1949 reprit cet article 142, en y ajoutant la référence à la « recherche » (Forschung), jusque-là absente. C’est ainsi que le troisième alinéa de l’article 5 de la Loi fondamentale allemande dispose, encore aujourd’hui, que « l’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres ».
C’est en s’inspirant de cette longue tradition allemande que les fondateurs de l’American Association of University Professors (AAUP) ont créé, en 1915, le concept d’« academic freedom ». Depuis 2000, on retrouve l’expression en français dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à l’article 13 :
« Les arts et la recherche sont libres. La liberté académique est respectée ».
Elle est également utilisée, depuis les années 2000, par la Cour européenne des droits de l’homme (par exemple, dans l’arrêt Sorguç c. Turquie, de 2009).
En France, il aura fallu attendre 2020 pour que la loi y fasse référence. Le deuxième alinéa de l’article L. 952-2 du Code de l’éducation énonce, depuis cette date, que « les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français ».
Camille Fernandes remercie Arnauld Leclerc, professeur de science politique à Nantes Université, pour ses précieux conseils de lecture et explications sur la pensée humboldtienne.
Camille Fernandes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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