Innovation Pédagogique et transition
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Le numérique en culture(s)

Un article repris de http://theconversation.com/le-numer...

Quelle culture digitale pour les jeunes ? Pixabay

C’est une évidence… La démocratisation des technologies digitales dans tous les domaines de la vie privée et professionnelle rend criant le besoin de développer toujours davantage la « culture numérique » de nos concitoyens, à commencer par celle des élèves. Inondons donc les établissements scolaires de tableaux interactifs et de tablettes tactiles et créons le mouvement en marchant ! Peu importe qu’ils soient livrés avant que les professeurs n’aient eu le temps de penser à leurs utilisations, que la question de leur maintenance soit renvoyée aux calendes grecques et que rares soient de toute façon les jeunes qui travaillent sur des tablettes : les usages finiront bien par émerger d’eux-mêmes sur ce terreau pédagogico-numérique fertile. Et comme les espoirs placés dans ces projets sont proportionnels aux sommes engagées, ne regardons surtout pas à la dépense, cultivons le progrès !

Mais quels usages ? Et marcher, oui, mais dans quelle direction ?

Il arrive que les évidences, parce qu’elles semblent justement ne devoir souffrir aucune remise en question, nous dispensent de re-visiter leurs soubassements, de ré-interroger leurs enjeux, de questionner les modalités de leurs mises en œuvre. Bref, il est des évidences qui, parce que trop évidentes, finissent par nous empêcher de penser et par nous inciter à faire n’importe quoi. Appliquant ces considérations à l’évidence de la culture numérique, trois questions nous semblent devoir être (re)posées pour nous permettre de décider en conscience des conditions de sa promotion à l’école :

  • Les technologies digitales évoluent, certes. Mais pourquoi faudrait-il que tous nos concitoyens s’en emparent dès le plus jeune âge ? Quels véritables enjeux résident dans cette appropriation ?

  • De quoi parle-t-on vraiment lorsque l’on évoque le concept de « culture numérique » ? Mieux vaut-il apprendre à coder ou à gérer son identité numérique ? A utiliser un logiciel de traitement de texte ou à saisir les enjeux des big data ?

  • Enfin, pour autant que les questions précédentes trouvent des réponses, comment, en conséquence, faire acquérir cette culture numérique au plus grand nombre si l’évidence initiale se confirme ?

Le simple fait de poser ces questions satisfait déjà en partie à la vocation de cet article. Nous nous proposons toutefois de présenter quelques éléments de réponse à chacune d’entre elles, conservant la dernière pour un texte ultérieur.

Pourquoi une culture numérique partagée ?

À cette question correspondent une réponse économique, une réponse politique et une réponse humaniste. La réponse économique revient à considérer cyniquement que nos sociétés sont d’immenses réservoirs de consommateurs potentiels, dont l’industrie a besoin qu’ils sachent utiliser les technologies qu’elle produit pour pouvoir rentabiliser ses investissements et réaliser des bénéfices.

D’où l’importance pour elle de développer à la fois une offre progressive permettant d’accompagner l’acquisition des compétences digitales de ses consommateurs cibles, de développer des infrastructures permettant l’accès à ces technologies pour le plus grand nombre (figure), mais aussi de promouvoir la culture numérique par des actions de lobbying auprès des gouvernements (on ne compte plus les rapports sur le numérique réalisés en collaboration avec les industriels) ou par le financement d’actions éducatives (associations développant l’enseignement du code, concours de robotique…).

Temps nécessaires à diverses technologies pour atteindre le seuil significatif de 25 % des foyers aux Etats-Unis. Dallas Federal Reserve. ICONOCAST, 97.

La réponse politique est plus stimulante : elle consiste à réaliser que dans un monde globalisé, l’avantage compétitif que confère la maîtrise des technologies digitales n’autorise aucun pays développé à négliger ce pan fondamental de l’innovation, qu’il s’agisse des composants électroniques, de l’ergonomie des appareils, de l’efficacité des réseaux, des capacités de calcul et de stockage, de l’intelligence artificielle, des big data ou de la protection contre la cybercriminalité.

Cet enjeu stratégique international se double d’un enjeu de politique économique intérieure : si d’ici à 15 ans, selon le think tank Bruegel, près de la moitié des emplois actuels aura disparu, c’est parce qu’ils auront été transformés par des modèles économiques renouvelés sous l’influence du numérique ; d’où l’importance de faire effectuer à la formation professionnelle un déplacement dans la même direction : celle de l’appropriation des outils numériques et de l’entrepreneuriat digital.

« Les TIC obligent à repenser les aptitudes et les compétences dont les élèves ont besoin pour devenir des membres actifs de la société et de l’économie du savoir ». Référentiel de compétences TIC de l’UNESCO.

La réponse humaniste est presque la conséquence des deux précédentes : d’une part la perte de savoirs et savoirs-faire consécutive à l’évolution des métiers évoquée plus haut conduit à une forme de prolétarisation (au sens où l’entend le philosophe Bernard Stiegler), qui nécessite une « recapacitation » (re-empowerment) des citoyens, au risque non seulement d’une aggravation du chômage mais également d’une totale perte de sens face à l’existence. D’autre part, dans le cadre de sociétés démocratiques au sein desquelles l’avenir se doit d’être confié au peuple et non pas aux industriels et à leurs lobbies, on attend également des citoyens qu’ils sachent faire des technologies digitales un usage raisonné, voire qu’ils sachent exercer leur pouvoir de discernement face aux nouveaux choix de société auxquels ces technologies conduisent.

Tout comme les nouvelles technologies non numériques tels que les bio– ou nanotechnologies, le digital soulève en effet des questions socialement vives susceptibles de bousculer des habitudes, des normes, des valeurs ou des frontières socioculturelles préétablies : traitement des données personnelles, ciblage personnalisé de la publicité, gestion de l’identité numérique post-mortem, évolution de la presse et de la culture sous l’influence des médias sociaux, ghettoïsation culturelle liée à l’automatisation des recommandations d’achat ciblées, risque de ghettoïsation numérique dans les smart cities, évolution du rapport au savoir savant face au web, impact du temps d’écran et des réseaux sociaux sur le développement psychologique des enfants et adolescents, conséquences de l’intelligence artificielle sur la vision philosophique de l’humain, empreinte climatique du web, darkweb et criminalité, trading haute-fréquence… autant de transformations qui exigent l’acquisition d’un regard critique (au sens noble du terme) sur les technologies digitales, dans une perspective de responsabilisation économique, professionnelle, politique et citoyenne.

Retour(s) sur l’idée de « culture numérique »

La « culture numérique » peut en premier lieu être considérée comme un simple pan de la culture générale, portant sur des connaissances et aptitudes minimales en matière de technologies digitales. Dans cette perspective, perçue comme l’objectif d’une nécessaire acculturation populaire, elle nécessite des campagnes de sensibilisation, de promotion et d’initiation, à l’école, sur les lieux de formation initiale et continue et sur les lieux de travail.

Mais à la lumière de ce qui précède, il semble clair que les besoins de la société en matière de culture numérique nécessitent d’entendre cette expression dans un sens bien plus large : il s’agit en effet non seulement de développer des connaissances et aptitudes techniques liées à l’utilisation des outils existants, mais également une culture du numérique permettant d’en saisir les enjeux, risques et défis, pour tendre in fine vers une approche du numérique en culture. Précisons ces idées, qui permettent de définir 4 différentes formes de culture numérique.

  • La première forme relève d’une culture technique de la conception informatique. Pour la développer, il s’agit d’apprendre pour le numérique. Ces apprentissages portent par exemple sur la construction et l’électronique, la robotique, les langages de programmation et l’intelligence artificielle, l’opensource, le traitement des données, voire la maîtrise des approches interdisciplinaires telles qu’issues de la « convergence NBIC » (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives).

  • La seconde est une culture générale d’utilisation des outils disponibles, qui s’acquiert en apprenant par le numérique. C’est la forme la plus proche de la définition spontanée que nous donnions ci-dessus, également traduite par digital literacy dans le monde anglo-saxon. Elle peut aussi se définir en négatif comme ce qui permet de combler le « fossé numérique » (ou de réparer la « fracture » du même nom). Elle porte sur la connaissance des technologies existantes, sur l’utilisation des supports et des logiciels, sur l’entretien et la maintenance des matériels (machines et logiciels), ainsi que sur la préservation et la protection de ses données personnelles. Dans la sphère professionnelle, elle touche l’utilisation des logiciels spécialisés.

  • La troisième forme peut être définie comme une culture du numérique, ou autour du numérique. Il s’agit ici d’apprendre à l’heure du numérique, et les savoirs correspondants sont essentiellement des métasavoirs (des savoirs sur le numérique et non pas relevant du numérique). Ces derniers portent indifféremment sur les enjeux du numérique (historiques, culturels, écologiques, économiques, politiques, éducatifs, relationnels, psychologiques, philosophiques, éthiques) et en particulier sur les enjeux du web, des réseaux sociaux et des big data. Cette forme de culture numérique conduit à une méta-compréhension de l’objet numérique : celle qui manque notamment le plus aux parents lorsqu’elle porte sur les risques, dangers et addictions liés au web (gestion des écrans, protection contre le harcèlement, les escroqueries, le sexting, le phishing, l’usurpation d’identité numérique…).

  • La quatrième et dernière forme de culture numérique peut être qualifiée de « numérique en culture ». Il s’agit ici d’apprendre à vivre avec le numérique, considérée comme une donnée quasi naturelle de notre environnement. Dans cette perspective, il se fait aussi bien outil au service de la culture que support d’apprentissage tout au long de la vie. Il suppose l’existence de la deuxième forme de culture numérique que nous appelions culture générale d’utilisation, mais nécessite plus que cela : la conscience de ce qu’il est possible de réaliser grâce au numérique, qui se traduit notamment par l’idée d’aller chercher une solution digitale à un problème en supposant a priori qu’elle existe. Ainsi, il ne suffit pas de savoir utiliser Powerpoint pour avoir l’idée qu’il doit exister d’autres outils de présentation (et découvrir ainsi Keynote, Prezi ou Storyboardthat), de même qu’il ne suffit pas de savoir regarder une vidéo sur Youtube pour s’imaginer suivre un cours sur un MOOC. C’est cette approche intégrée du numérique dans la vie quotidienne que nous nommons « numérique en culture ».

« Il est important que les élèves puissent non seulement acquérir une connaissance approfondie des disciplines qu’ils étudient à l’école, mais aussi comprendre comment eux-mêmes peuvent générer de nouveaux savoirs en se servant des TIC ». Référentiel de compétences TIC de l’UNESCO.

Cette fois, la tâche semble nettement plus colossale que lorsqu’il s’agissait de simple acculturation populaire. Comment diffuser ces savoirs, savoirs faire, savoirs être, méta-savoirs autour du numérique ? C’est ce à quoi doit s’atteler la communauté éducative dans son ensemble, de l’enseignement primaire à la formation professionnelle initiale et continue.


Cet article s’inspire d’un texte publié par l’auteur et le Medi@LAB (Université de Genève) sur le blog du Siècle Digital le 26 septembre 2016.

The Conversation

Disclosure

Richard-Emmanuel Eastes est membre-fondateur du groupe Traces, groupe de réflexion et d’action sur la science, sa communication et son rapport à la société. Il est également consultant académique auprès de la société SEGALLIS (Suisse).

Licence : CC by-nc-nd

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