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Numérique responsable, critique d’un oxymore

25 juin 2023 par Louis Derrac Blog de Louis Derrac 246 visites 0 commentaire

Un article repris de https://louisderrac.com/2023/06/num...

ℹ Cet article est issu des réflexions partagées lors d’un cycle de trois webconférences, proposant de comprendre le numérique, pour pouvoir le critiquer et le transformer. Retrouvez le cycle en rediffusion ici.

Est responsable, d’après le Larousse, ce « qui s’emploie à respecter les valeurs du développement durable ». Exemples : le tourisme responsable, l’économie responsable, la consommation responsable1 (sic), la publicité responsable2 (re sic). Et bien sûr, le numérique responsable.

Dans cet article, je m’aventure avec prudence et humilité dans un domaine dont je ne suis pas spécialiste, la sémantique. Il me parait important de préciser, dès l’introduction, que mon objectif se limite à questionner sereinement le terme de numérique responsable et d’engager une discussion et une réflexion que j’espère collectives.

Derrière la notion de numérique responsable

D’après le site dédié de la mission interministérielle numérique écoresponsable, le numérique responsable « recouvre le Green IT pour réduire l’empreinte environnementale à l’échelle de la DSI, l’IT for green qui met le numérique au service du développement durable et la conception responsable des services numériques. »

En quoi cela consiste-t-il ? C’est « une démarche d’amélioration continue qui vise à améliorer l’empreinte écologique et sociale du numérique ».

Pourquoi cette notion de numérique responsable ? Pour rappel très rapide :

  • Le numérique a un impact environnemental important et croissant3, la majorité de cet impact provenant de la fabrication de nos équipements et des infrastructures d’internet. Consommation d’eau et d’énergie lors de l’extraction et du raffinage des matières premières, pollutions multiples, absence de recyclage, etc. Sans parler de l’immense angle mort que constitue le modèle économique dominant des plateformes numériques, la publicité. Cette publicité, qui incite à la consommation, génère des externalités environnementales négatives qu’il serait temps de calculer sérieusement.
  • Le numérique a un impact humain et social de mieux en mieux compris et étudié : économie de l’attention, dark patterns4, travail du clic5, polarisation et fabrique de l’information.

En France, il existe à ma connaissance trois structures qui ont contribué à définir6 puis populariser le numérique responsable. Il s’agit historiquement de GreenIT, EcoInfo du CNRS, rejoints ensuite par l’Institut du Numérique Responsable. Elles ont ouvert la voie, et nous leur sommes redevables d’avoir soulevé le capot du monde immatériel, presque éthéré, du numérique.

Critique d’un oxymore

Le langage est un outil puissant7, et mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, comme disait Camus. C’est d’autant plus vrai pour la croissance verte, le développement durable ou encore le numérique responsable. Trois exemples d’oxymores omniprésents dans le vocabulaire technocratique et qui, en nous masquant le réel, en nous empêchant de saisir l’urgence environnementale et sociale, ajoutent au malheur du monde, littéralement. Cette politique de l’oxymore, Bertrand Méheust y a consacré un livre8 :

C’est ici le lieu de rappeler l’étymologie grecque d’oxymore, qui signifie « folie aiguë ». Utilisé à dose massive, l’oxymore rend fou, comme l’ont montré Gregory Bateson et Paul Watzlawick. Transformé en « injonction contradictoire » par des idéologues, il devient un poison social. Le langage exprime déjà ces tensions et cette fuite devant le réel.

Il faut le dire clairement et simplement. Le numérique ne peut pas être responsable, c’est une injonction contradictoire évidente quand on connaît le cycle de vie entier des équipements et des infrastructures numériques. Peut-être pourra-t-on rendre responsable une partie de la chaîne, mais jamais l’entièreté. C’est exactement pour la même raison qu’il n’y aura jamais d’énergie propre. N’importe quelle énergie renouvelable nécessite des minerais, et certaines des terres rares, dont le simple minage et raffinage ont un impact humain et environnemental énorme, sans parler du transport, de l’assemblage, etc. Je redonne la parole à Bertrand Méheust :

Selon l’utilisation que l’on en fait, l’oxymore peut donc être une force d’équilibration, de libération, ou de formatage, avec tous les dégradés et tous les mélanges entre ces deux positions. Aujourd’hui, son emploi de masse par la propagande politique ou commerciale tend à relever le plus souvent de la seconde catégorie.

Un adjectif qui s’inscrit dans le paradigme du développement durable

« Il n’y a pas le moindre doute que le développement durable est l’un des concepts les plus nuisibles ».

Nicholas Georgescu-Roegen, économiste américain et inspirateur de la décroissance

L’autre critique que l’on peut faire au numérique responsable, comme au tourisme responsable, à la consommation responsable, ou encore à la publicité responsable, c’est qu’ils s’inscrivent dans l’imaginaire et la définition d’un développement durable, d’une croissance verte accompagnant un capitalisme lui-même « responsabilisé ». Alors même que les travaux de recherche s’empilent pour alerter sur le dépassement des limites planétaires (on en compte 9, dont le changement climatique et la chute de la biodiversité, 6 sont déjà franchies). Pour rappeler une banalité, « il n’y a pas de croissance infinie dans un monde fini ». Cette évidence, le couple Meadows la formulait déjà en 1972 lors de la publication de leur célèbre rapport9.

Pour reprendre une analogie toute numérique, le numérique responsable ou la croissance verte sont des tentatives de résoudre les bugs d’un système. Sauf que ce système craque de toutes parts et qu’il ne suffit plus de le rafistoler, il faut changer de logiciel. Si le numérique responsable, c’est (je cite à nouveau le site dédié de la mission interministérielle numérique écoresponsable) « améliorer l’empreinte écologique et sociale du numérique », alors je pense que, comme dans tous les autres domaines industriels et économiques, nous sommes très (très) loin d’être au niveau des enjeux. Nous saupoudrons, nous optimisons à la marge, mais nous ne sommes pas au niveau. D’ailleurs, un moyen de s’en rendre compte est de regarder les grandes entreprises qui s’engagent dans des démarches de numérique responsable. Pareil pour celles qui s’engagent dans la publicité responsable d’ailleurs, comme évoqué en note de l’article. Voir une entreprise dont le modèle économique repose sur la destruction de la planète, rejoindre et soutenir une association de numérique responsable, puis s’engager à prolonger la durée de vie de ses équipements numériques, ou écoconcevoir son site web, est la démonstration que la démarche ne fait pas peur. Mieux, elle permet un greenwashing efficace, pour pas cher.

Pire, avec ce paradigme de numérique responsable, on laisse (volontairement ?) s’installer l’idée que notre grille d’acceptation des infrastructures et des équipements numériques n’a pas besoin d’évoluer. Que des objets connectés responsables peuvent continuer d’envahir l’imaginaire (via la publicité, responsable bien sûr) et les foyers des consommateurices. Qu’un métavers responsable (sic) est possible. Derrière cette démarche, dont on peut raisonnablement penser qu’a minima, elle pousse dans la bonne direction, il y a en fait de sérieux effets rebonds à prévoir.

Peut-on imaginer des procès prochains en irresponsabilité ?

Raisonnons par l’absurde. Si l’on persiste à vouloir parler de numérique responsable, c’est donc bien qu’il doit y avoir un numérique irresponsable. Quelle en sera la délimitation ? Qui la décidera, et selon quels critères ? Ceux du marché, ceux de l’État, ceux de la planète ? Quelle réponse pénale pour celles et ceux qui fautent par irresponsabilité ?

On peut noter d’ailleurs, les mots ont un sens, que l’on parle d’irresponsabilité pénale, pour qualifier « l’état d’une personne reconnue par une juridiction pénale irresponsable de l’infraction qu’elle a commise » (Larousse). Selon cette acceptation, l’irresponsabilité ne peut même pas être jugée en l’état. L’irresponsabilité, c’est également le « caractère de quelqu’un qui agit à la légère : Agir avec une totale irresponsabilité. » (Larousse toujours). Un numérique irresponsable, c’est donc un numérique un peu léger. Comme évoqué plus haut, et pour enfoncer le clou : ce n’est pas au niveau de l’urgence environnementale et sociale que nous vivons, et qui se rappelle chaque jour ou presque à nous10

Du numérique responsable au numérique acceptable ?

J’ai désormais la conviction que l’adjectif responsable n’est plus approprié pour qualifier un environnement numérique désirable ou soutenable. Son caractère oxymorique, son rattachement idéologique au développement durable, son flou caractérisé sur les questions pénales, nous invite à chercher d’autres grilles de lecture. Depuis quelques mois, je propose de parler de numérique acceptable.

Ce terme assume d’abord une réalité simple : aucun objet numérique ne peut être parfaitement responsable, éthique, propre, vert, exempt d’exploitation humaine ou environnementale. Sans impact, finalement. Au passage, c’est le cas de la quasi-totalité de nos activités humaines. La question, en revanche, que nous pouvons nous poser, c’est celle-ci : quel numérique est acceptable ? Pour quel numérique sommes-nous prêts à dégrader notre terre, polluer nos rivières, exploiter nos semblables ? 

Pour ne pas transformer cette question philosophique en débat binaire, j’ai proposé trois axes au numérique acceptable. 

Le numérique acceptable : Emancipateur et non aliénant Choisi et non subi Soutenable humainement et environnementalement

Un numérique acceptable doit être émancipateur et non aliénant. Il doit être choisi, et non subi. Enfin, et c’est le plus important, il doit être soutenable, humainement et environnementalement. Ce modèle a évidemment ses propres limites. Je m’attacherai à l’approfondir dans un prochain article.

Merci à Bela Loto et Richard Hanna pour leur relecture, qui ne valent pas approbation totale au passage. Si vous avez des retours ou remarques, critiques constructives et amicales, n’hésitez pas à me les transmettre par mail.

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