Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Étude sur l’activité d’appropriation/individuation d’environnements de formation inédits.

Le Corre Gaëtan
CREAD EA 3875

Introduction

Cette contribution est issue d’une étude consacrée à la mise en place d’environnements de formation en lien avec la réforme du baccalauréat en éducation physique et sportive (EPS). Dans l’académie de Rennes, le collectif d’inspection s’est emparé de la réforme du lycée pour prolonger la mise en place de l’approche par compétence (APC) du collège, en invitant les enseignants à proposer un contexte inédit à l’élève. Leur objectif est d’inciter les enseignants à construire des situations certificatives soumettant des changements de repères aux élèves avec des incertitudes à la fois déstabilisantes et rassurantes pour évaluer leur adaptation à ce nouvel environnement.

Le programme de recherche « approche écologique de l’activité humaine dans des environnements de formation » (Albero, Guérin, Watteau, 2019 ; Albero, Eneau, Simonian, 2019) est mobilisé dans le cadre de cette étude et ambitionne l’atteinte d’une double finalité : la première épistémique vise l’intelligibilité des environnements de formation [1] ; la seconde, pragmatique, se caractérise par l’intérêt et l’usage de ces analyses pour et par les acteurs des métiers de la formation.
Cette contribution apporte un éclairage sur les processus mobilisés par les enseignants dans la construction de leur expérience dans le cadre de l’élaboration de situations inédites pour les élèves.
Dans un premier temps, il est question d’exposer le terrain de recherche expliquant l’exploitation d’un inédit par une enseignante à travers l’APC dans l’activité demi-fond. Un deuxième temps vient énoncer les fondements théoriques et méthodologiques de l’approche écologique adoptée pour mettre en lumière les constructions/transformations d’activité chez l’enseignante partenaire. Un troisième temps décrit les résultats en montrant comment cette enseignante construit ses activités dans un environnement inédit (faire) ainsi que les transformations qui en découlent dans sa pratique professionnelle (se faire). Un dernier temps donne l’occasion de proposer des pistes praxéologiques

1. Comprendre le terrain de recherche

1.1 Interroger les propriétés d’un inédit

La réforme du baccalauréat vise à favoriser des parcours de réussite du lycée à l’enseignement supérieur dans la continuité du socle commun au collège. L’inspection EPS de Bretagne s’est saisie de ce contexte pour poursuivre l’APC en proposant une catégorisation servant de cadre émancipateur aux équipes d’établissement dans l’élaboration de leurs référentiels certificatifs [2]. L’objectif poursuivi est de redonner du poids à l’enseignement vis-à-vis de la certification en donnant l’occasion aux élèves de prouver l’acquisition de conduites motrices, évitant un certain bachotage, caractéristique des anciennes évaluations nationales.
Cette étude porte sur les transformations vécues par une enseignante à qui l’institution demande, de « proposer un contexte inédit à l’élève » car il « donne à voir la compétence dans un contexte déstabilisant et sécurisant pour travailler sur l’adaptation des élèves »(Inspection académique EPS de Bretagne, 2020). En effet, si beaucoup d’auteurs insistent sur le fait que l’élève compétent doit pouvoir se débrouiller dans des situations nouvelles et inattendues (Bosman et al. 2000) en développant des « dispositions à générer des conduites adaptées face à des situations diverses » (Chauvigné & Coulet, 2010), la question se pose pour les enseignants sur l’incidence et le rôle d’un inédit pouvant potentiellement provoquer des transformations sur leurs activités et sur eux-mêmes ?

1.2 Transposer un champ de pratique en champ de recherche

Dans le champ de la formation EPS et suite à la commande académique des inspecteurs, nous proposons de nommer inédit, le fait d’élaborer un nouvel environnement dans lequel sont modifiés un ou des repères (spatial, temporel, humain, règlementaire, affectif, …) par rapport aux situations antérieurement vécues. Le but est de présenter des incertitudes provocant une adaptation de la part des élèves. L’inédit se concrétise alors comme un artéfact (matériel, technique, symbolique) cherchant potentiellement à perturber l’activité des apprenants pour les faire remobiliser des compétences acquises grâce à une ingénierie didactique scénarisée. Cette définition s’appuie sur de nombreux auteurs (Le Boterf, 1994 ; Perrenoud, 1997 ; Rey, Carette et Kahn, 2002) qui insistent sur l’exigence de l’APC à mobiliser les ressources qui conviennent pour traiter une situation que l’élève n’a pas nécessairement rencontrée. Elle insiste sur le jeu combinatoire de savoirs maîtrisés par l’acteur dans un contexte inédit issu d’une famille de situation.

Afin d’étudier et d’analyser la proposition d’une situation certificative inédite, le choix s’est orienté vers la proposition d’une enseignante brestoise, Marie [3], ayant élaborée un environnement de formation dans l’activité demi-fond. En effet, de par son histoire au niveau du baccalauréat, cette épreuve se définissait, avant la réforme, par 3 courses de 500m chronométrées et articulées à un barème national. Ce protocole a entrainé une utilisation pédagogique se rapprochant plus de l’entrainement du sportif de haut niveau que d’une approche scolaire du demi-fond [4].
Suite aux demandes institutionnelles demandant aux équipes d’établissement de construire leur propre référentiel, cette enseignante a créé la situation certificative inédite suivante.
L’élève doit produire la meilleure performance sur une séquence de 1500m fractionnée en plusieurs intervalles laissés au choix du candidat (ex : 800+700, 3 fois 500, 5 fois 300, les intervalles sont sous la forme de 100m et ne peuvent être inférieur à 300m). Les temps de chaque course sont additionnés pour obtenir le temps final évalué. Le lycéen doit gérer sa récupération comme il le souhaite sachant que l’épreuve se déroule sur un temps de 25 minutes maximum.

L’inédit de cette étude correspond à l’imposition de distance du premier intervalle de course, par l’enseignante aux élèves. Cette proposition semble pertinente à analyser car l’ingénierie didactique scénarisée doit amener les lycéens à construire les intervalles de course et les temps de récupération qu’ils considèrent comme les plus appropriés à leurs capacités. Cette étude se centre ainsi sur les potentialités offertes et/ou non saisies par les apprenants, en enquêtant sur les activités d’élaboration et de mise en œuvre de cette enseignante dans cet environnement de formation. Le champ de pratique de l’EPS se transpose en champ de recherche sur les relations entre sujets-artéfact-environnement à travers l’impact d’un inédit sur les activités de l’enseignante-conceptrice.

2. « Faire » et « se faire » perçus à travers une approche écologique de l’activité en formation

Le développement de champs de recherche correspondant à des champs de pratiques nécessite de disposer d’un ensemble conceptuel liant de façon rigoureuse constructions des activités et constructions des sujets individuels et collectifs (Barbier, 2001). Les fondements théoriques et méthodologiques de l’approche écologique sont basés sur un paradigme compréhensif considérant l’activité humaine [5] comme concept central pour comprendre et expliquer la nature et la fonction des interrelations entre les sujets, les objets et l’environnement.

2.1 Recourir au concept de dispositif

L’articulation de l’approche sociotechnique (Albero, 2010a/b/c) et du programme du cours d’action (Theureau, 2004) permet d’élaborer et de manipuler un appareillage conceptuel, le dispositif. Cette conceptualisation se traduit comme un agencement intentionnel et stratégique d’humains et d’artefacts finalisé par un but (Linard, 1989), évolutif dans le temps et adaptable aux circonstances (Albero, 2011). De cette façon, les mises en tension entre le passé élaborant des situations certificatives inédites en EPS, leurs finalités définies par l’inspection académique EPS et les anticipations sur leur devenir imaginées par l’enseignante, offrent la possibilité d’interpréter et d’analyser des interrelations et leur dynamique entre sujets, artéfacts et environnement (Cf. Figure 1). Elles offrent un première approche de la construction des activités de l’enseignante.

Figure 1 : Le concept de dispositif

Pour obtenir une vision holiste du dispositif, le chercheur s’appuie sur l’approche ternaire et trilogique (Albero, 2010c) reliant trois dimensions entre elles (l’idéel, le fonctionnel de référence, le vécu) sous-tendues respectivement par trois logiques d’activité (épistémo-axiologique, instrumentale, intersubjective et existentielle). L’interdépendance constitutive de ces trois échelles et logiques permet de faire émerger des congruences, des divergences, et des lieux de transactions entre différents paramètres et objectifs visés, qui seront pris en compte à travers le vécu des acteurs par l’approche sémiologique du cours d’action. Ce second temps donne une vision analytique par l’analyse des interactions déterminant le cours réel du fonctionnement du dispositif et son évolution. Il révèle l’analyse des transformations des activités de l’enseignante conceptrice et d’elle-même dans ces environnements de formation (Cf. Figure 2).

Figure 2 : Articulation d’une vision holiste et analytique d’un dispositif

2.2 Mettre en parallèle l’instrumentation des apprentissages et les configurations d’activités

Dans cette étude menée sur l’activité et les transformations qui en découlent chez une enseignante construisant son action pédagogique en vue d’élaborer un environnement inédit, l’analyse de l’instrumentation des apprentissages devient centrale. La vision holiste du dispositif décrit cette instrumentation « proposant un contexte légèrement différent, porteur d’incertitude [6] » en analysant l’ingénierie didactique mise en place et son interaction avec les autres échelles de l’approche ternaire et trilogique.

Le chercheur vient ensuite interroger le cours d’expérience [7] (Theureau, 2006) de l’enseignante pour permettre de constituer une analyse sémiologique. L’activité humaine est analysée par une méthode d’autoconfrontation [8] spécifique qui vise à faire verbaliser et expliciter ces aspects invisibles par une remise en situation dynamique face à un enregistrement vidéo. L’objectif est d’élaborer les configurations d’activités illustrant la variabilité, les évolutions dans le temps et surtout les sélections opérées par l’enseignante parmi l’ensemble des possibles offert dans le vécu des évaluations inédites.

La mise en tension entre l’instrumentation des apprentissages et les configurations d’activités obtenues rend intelligible le fonctionnement du cours réel du dispositif et surtout fait ressortir les transformations conjointes faire et se faire de l’enseignante comme le schématise la figure 3.

Figure 3 : Les transformations conjointes à travers le dispositif

3. Construire des données sur le dispositif

3.1 Comprendre l’instrumentation des apprentissages par un inédit

Pour comprendre la construction de l’environnement de formation, un entretien dit d’anticipation de la formation vient interroger les finalités visées et l’ingénierie didactique scénarisée. Cet entretien semi-directif reconstitue la structure de l’action prévue par anticipation de l’enseignante en provoquant une prise de conscience provoquée du fait de la verbalisation de choix, de partis pris.

Dans cette étude exploratoire, Marie a construit et écrit la compétence finale visée pour ses élèves « réussir à courir à vitesse supra maximale aérobie dans un dispositif particulier, avec une récupération personnelle » en imaginant son protocole certificatif avec un inédit qui doit « garantir qu’il n’y a pas de bachotage, qu’il n’y a pas un apprentissage que par la répétition. L’élève doit avoir une compréhension de sa future activité motrice et de ses intentions dans l’activité. »
L’instrumentation scénarisée pour répondre à cette compétence visée se caractérise par la volonté de donner du sens et d’individualiser les apprentissages en imposant la distance du premier intervalle de course. Marie veut amener les élèves à imaginer et créer leur propre réponse en fonction de leurs possibilités. « On implique l’élève, il devient acteur parce que ça a du sens pour lui. »

L’analyse de l’ensemble des verbatim de cet entretien s’est réalisée à partir de la théorie ancrée [9] et a permis d’obtenir des catégories de sens [10] venant définir une partie du dispositif :

  • Eviter le bachotage
  • Réinvestir les apprentissages
  • Comprendre leurs choix

Ces trois catégories de sens définissent la ligne directrice pour poursuivre le travail d’enquête et de construction de données en servant de prisme pour questionner l’activité des acteurs.

3.2 Identifier « faire » et « se faire » avec des entretiens d’autoconfrontations orientés

Jacques Theureau considère l’expérience comme ce qu’un sujet retient de son activité dans un environnement donné. Il propose un appareillage théorique et méthodologique, le cours d’action, à l’aide duquel le chercheur reconstruit une sémiose de l’expérience du sujet. Cette reconstruction est réalisée à partir de traces vidéo qui rendent compte des dynamiques entretenues entre les différents acteurs dans et avec cet environnement. Ces traces de l’activité prennent la forme d’un bouquet d’épisodes d’activité à conserver pour interroger la dimension du vécu. Des entretiens d’autoconfrontation dit « orientés » se sont focalisés sur l’activité significative pour les acteurs, « c’est-à-dire montrable, racontable et commentable » (Theureau, 2004). Ils ont amené l’enseignante à pouvoir décrire ses activités, cet effet de surface, mettant en œuvre son scénario didactisé – ce qu’elle « fait » - et ses transformations avec ces activités – la manière dont elle « se fait », autrement dit ce qui contribue à son développement professionnel. Ils nous ont permis de renseigner trois catégories significatives ; l’engagement (E) correspondant aux préoccupations du sujet, le représentamen (R) ciblant ce qui est significatif pour lui et l’interprétant (I) expliquant les connaissances qu’elle a construites.

Lors des autoconfrontations orientées, Marie revient sur une première expérience : vouloir préparer les élèves à des évènements inédits. Ses activités se centrant sur l’instrumentation de l’inédit [11] l’amènent à expliquer qu’elle a mis « trois à quatre séances pour guider et orienter les élèves. » L’objectif était de donner les connaissances et de faire vivre des expériences à ré-exploiter durant la suite des leçons. Concrètement, elle commence dès la cinquième séance à proposer des contraintes d’apprentissage sous la forme d’inédits en lien avec celui du protocole [12] pour amener les élèves à réinvestir les apprentissages explorés en début de séquence. Son intention est surtout ne pas les piéger le jour de l’évaluation. La reconstruction de son expérience se traduit de la façon suivante :
E : Faire appréhender l’inédit par les élèves avant l’évaluation
R : Les élèves apprennent différemment, ils s’impliquent en cherchant du sens
I : Sa nouvelle façon d’enseigner conforte sa nouvelle conception d’enseignement.
Les activités des élèves la confortent dans ses choix. « L’inédit modifie tous les renseignements du terrain, la conception qui va avec. »

La deuxième expérience reconstruite concerne les activités lors de la mise en œuvre de sa situation inédite entrainant une réflexion sur son face à face pédagogique avec les élèves. Pour elle, la mise en œuvre de son critère inédit par l’imposition d’une distance de départ amène les élèves à construire leur réponse à l’évaluation proposée en évitant les réponses stéréotypées. Ils viennent la questionner, lui montrer leur réponse écrite. Elle se questionne sur l’impact de sa proposition à destination des élèves et en même temps pour elle-même à travers la notion d’individualisation des apprentissages car chaque élève construit une réponse personnelle. Elle n’est plus sur un mode de transmission des savoirs mais d’accompagnement des élèves dans leur apprentissage. La reconstruction de cette expérience se décline ainsi :
E : Répondre aux questionnements des élèves.
R : Le face à face pédagogique est transformé.
I : L’enseignante transforme ses activités pour répondre aux demandes des élèves.
Les transformations conjointes apparaissent avec le face à face pédagogique entrainant des activités d’observation, de guidage, de questionnement, d’accompagnement et non plus de transmission.

La troisième expérience abordée concerne la compréhension des actions pour pouvoir remobiliser les compétences travaillées. Les vidéos montrant des élèves venant lui expliquer leur réponse ou demandant des précisions l’amène à déclarer « là je leur donne la possibilité de comprendre ce qu’ils ont envie de montrer » En fait, Marie utilise un carnet d’entrainement propre à chaque lycéen afin qu’il puisse noter ses sensations en fonction de ce qu’il a choisi de travailler durant les séances. L’objectif poursuivi était de les amener à exprimer leurs expériences vécues pour comprendre les connaissances à garder, à remobiliser ou à transformer. L’enseignante à travers ses activités d’accompagnement des élèves se rend compte de l’importance des activités cognitives et métacognitives à expliquer aux élèves. Cette expérience se formalise ainsi :
E : Utiliser consciemment les compétences travaillées.
R : Les élèves construisent leur propre réponse, ils questionnent et cherchent leur solution.
I : Perturber les élèves avec un imprévu ciblé les amène à réutiliser les compétences travaillées.
Le rapport de Marie aux savoirs évolue. « Avec un inédit, la réponse donnée de l’élève est dans la compréhension qu’il a de la globalité de la situation. Ça nécessite une vraie maîtrise des éléments sur lesquels il s’appuie, une vraie adaptation. »

4. Discuter les propriétés d’un inédit

L’appareillage conceptuel du dispositif en croisant une analyse multi-niveaux et une analyse de l’activité des acteurs, apporte un éclairage intelligible sur les transformations conjointes « faire » et « se faire » de cette enseignante.

4.1 Transformer l’inédit en médiateur entre les acteurs et l’environnement

Le premier stade de l’appropriation selon Poizat (2014) correspond à l’intégration au "monde propre" de l’acteur (Merleau-Ponty, 1945). Cela a provoqué un changement de statut de la part de Marie vis-à-vis du critère inédit. D’un élément non pertinent pour elle, il est devenu signifiant. « C’est la 1ère fois que je me pose les questions de cette façon, finalement c’est peut-être moi que ça interroge. » Marie a été perturbée par la commande institutionnelle qui a constitué un « appel » favorisant l’apparition de nouvelles dispositions à agir (Durand, 2008). Elle s’en est emparée de la même façon qu’elle a élaboré ses protocoles. « J’ai essayé de me mettre à la place des élèves, si on me propose tel inédit qu’est-ce que cela va entrainer ? Comment cela va me déstabiliser pour trouver des solutions ? »

La première activité de compréhension de la demande des inspecteurs semble définir la première appropriation du caractère inédit pour construire sa séquence d’enseignement. Marie en s’intéressant aux conditions favorisant la perception de son inédit, le faire, s’approprie elle-même son artéfact. Elle transforme le critère inédit en un médiateur entre les lycéens et l’environnement de formation élaboré. Cette appropriation explicite son individuation à travers la description des processus caractérisant les effets de son activité sur sa dynamique personnelle (Simondon, 2005). « L’inédit amène la rencontre avec les élèves, ça modifie tous les renseignements du terrain, la conception qui va avec. »

4.2 Vivre l’expérience de l’inédit pour réinterroger son enseignement

L’intégration au monde propre de Marie du critère inédit, l’amène à vivre des activités d’enseignement plus en phase avec les finalités éducatives qu’elle recherche. « A partir du moment où il n’y a pas bachotage, il y a une vraie adaptation donc pour moi, il a un niveau de compétence au-dessus de ce que de ce qu’on faisait avant. » Simondon explique que l’individuation amène à penser l’être vivant en tant que processus d’autoconstitution dont émerge un être momentanément considéré comme un sujet agissant. Cependant, Marie en vivant sa séquence, en construisant ses activités (faire), vient également réinterroger les finalités qu’elle poursuit, vient questionner son ingénierie didactique (se faire). « Pour créer le protocole, pas trop de soucis, c’est plus compliqué ensuite quand la réalité du terrain te rejoint. »

Les transformations conjointes se donnent à voir à travers une circularité entre le vécu des activités qui viennent questionner par la suite l’enseignante conceptrice dans son environnement de formation.

4.3 Intégrer une nouvelle posture

Le caractère inédit devient constitutif du monde propre de Marie et se déplace vers son corps propre (Poizat, 2014) en devenant un élément contribuant à son activité. Cette intégration progressive amène une transformation plus ou moins importante du dispositif et des activités de Marie car le critère inédit commence à devenir « transparent » pour elle dans son couplage avec l’environnement. Cette transparence est liée à la modification des possibilités d’action et de perception. Marie exploite son scénario didactique sans forcément se rendre compte des transformations dans son activité.
Le mouvement d’appropriation vers une individuation permet le passage de l’artéfact critère inédit du monde propre, au corps propre de l’enseignante. C’est la mise en tension entre l’instrumentation recherchée et la reconstruction du cours d’expérience de Marie qui lui permet de verbaliser et de comprendre les transformations conjointes qu’elle a vécu. Elle fait ainsi ressortir des nouvelles postures qu’elle a adoptées et qu’elle est en train d’intégrer.
Avec l’exploitation du critère inédit durant sa séquence, elle doit être capable de transformer ses activités pour recevoir les réponses imaginées par les élèves. « Avoir une grosse vigilance sur ce que je dois voir en cours pour rebondir sur les différentes réponses proposées » correspond à une activité plus importante d’observation des élèves. Marie est passé d’un statut d’enseignante dirigeant une séance à un statut de guide : « Je suis un guide pour aller au plus près des problèmes des élèves. »

Conclusion

Cette étude rend intelligible le cours réel d’une situation de formation proposant un inédit en explicitant l’action de l’enseignante (faire) et les transformation qui en découlent (se faire). La demande institutionnelle sur la création d’environnement incertain vient perturber dans un premier temps la conception de l’enseignante. Il devient constitutif de son monde propre en transformant les activités d’élaboration de son enseignement tout en provoquant une individuation poussant Marie à devenir un sujet agissant. Ensuite, en vivant sa séquence d’enseignement (faire), elle réinterroge ses finalités, son scénario didactisé (se faire). Elle atteint de cette façon la deuxième étape de l’appropriation avec le déplacement vers son corps propre. Le critère inédit devient transparent c’est-à-dire qu’il contribue à ses activités. Au final, le couplage entre l’enseignante et son environnement de formation se caractérise par l’existence de certains potentiels intégrés et d’autres en attente. La reconstruction du cours d’expérience de Marie lui permet de comprendre certaines transformations au niveau de sa posture, ce qui contribue à son développement professionnel. Elle s’est construite et s’est transformée par des individuations en lien avec ses appropriations successives (Durand et Perrin, 2014), en sélectionnant les éléments significatifs pour elle dans l’environnement comme la transformation du face à face pédagogique.
Elaborer et vivre des scénarios inédits offrant aux élèves la possibilité d’imaginer et de créer leur réponse caractérise l’une des pistes praxéologiques de cette étude. Elle impacte l’acquisition de compétence en rendant les élèves auteurs de leurs apprentissages venant bousculer l’appropriation/individuation des enseignants par des boucles rétroactives interrogeant à la fois l’ingénierie didactique et les finalités poursuivies pouvant transformer les « possibles en possibilités. » (Simonian, 2020)

Références bibliographiques
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Theureau, J. (2006). Le cours d’action : méthode développée. Toulouse : Octarès.
Theureau, J. (2009). Le cours d’action : méthode réfléchie. Toulouse : Octarès.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Notes

[1Un environnement de formation est organisé par un ensemble dynamique de ressources humaines et matérielles, stratégiquement mises en relation à des fins différentes selon l’intention de formation (Albero, 2011)

[2La catégorisation comporte les 5 critères suivant : Proposer un contexte inédit à l’élève, amener l’élève à faire des choix en fonction de son potentiel, engager des phases de collaboration, proposer un contexte exigeant, proposer un contexte qui impose à l’élève d’expliciter la relation entre son potentiel et les exigences de l’épreuve.

[3Les prénoms de l’enseignante et des élèves présents dans cette étude ont été changés pour garder leur anonymat.

[4L’inspection générale de l’EPS a pu constater des pratiques enseignantes se tournant essentiellement vers de la répétition d’exercice pour préparer les élèves à l’examen.

[5Le concept rend compte d’une relation dynamique asymétrique entre acteur et environnement dans lequel l’acteur (individuel et/ou collectif) définit ce qui est significatif pour lui, selon ses intentions, capacités, buts, etc. (Guérin, 2012 ; Albero, Guérin, 2014).

[6Inspection académique de Bretagne, 2019

[7Il correspond à la construction de sens par l’acteur, c’est-à-dire à l’histoire de sa conscience pré-réflexive durant son activité. Plus précisément, il est défini comme « l’histoire de la conscience préréflexive de l’acteur, ou encore « l’histoire de ce qui est montrable, racontable et commentable qui accompagne son activité à chaque instant. » (Theureau, 2006).

[8L’entretien d’autoconfrontation renseigne « l’expérience ou conscience pré-réflexive ou compréhension immédiate du vécu de l’acteur à chaque instant de son activité » (Theureau, 2004).

[9La théorie ancrée (Glaser, Strauss, 1967) se définit comme une méthode d’enracinement de l’analyse dans les traces de terrain. Elle se traduit par une approche inductive grâce à laquelle l’immersion dans les matériaux empiriques sert de point de départ, ici les verbatim de l’entretien auprès de l’inspection académique.

[10« Une catégorie doit posséder un fort pouvoir évocateur, avec un vocabulaire précis faisant intervenir la sensibilité théorique du chercheur, sa capacité de tirer du sens des données, de nommer des phénomènes en cause, d’en dégager des implications. » (Paillé, 1994)

[11Marie propose des fiches à remplir pour permettre aux élèves de créer leur réponse suite à énoncé de l’inédit. Elle leur redonne leur carnet d’entrainement construit durant la séquence et laisse à disposition des tableaux d’allure en fonction de sa vitesse maximale.

[12Imposer le dernier intervalle, imposer des temps de récupération, imposer le deuxième intervalle sont des exemples des contraintes proposées.

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