Maurin C. (1), Auricoste C. (2), Coquin.M-C. (3), Maurin N. (4)
Coralie.maurin@inrae.fr ; caroline.auricoste@inrae.fr ; Marie-christine.coquin@inrae.fr
1 INRAE, Direction des Ressources Humaines Développement Durable, pole innovations, prospectives et transversalités
2 INRAE, Département Act, site de Theix, F63122 Saint Genes Champanelle
3 INRAE, SDAR, Centre de DIJON
4 INRAE Direction des Ressources Humaines Développement Durable
« J’éteignis la lumière, mais en moi-même les images continuèrent de briller et de fulgurer »
Stefan Zweig dans La Confusion des sentiments.
Introduction
Comment accompagner les séniors dans les dernières années de vie professionnelle et leur permettre de penser ce qu’ils ont envie de transmettre au-delà des techniques et des procédures ? Les travaux menés par Wittorski (2015) mettent en avant que la transmission concerne aussi et souvent la transmission des valeurs, d’éléments culturels. Comme le soulignent Fillietaz et Remery (2015), ces transmissions ne seront rendues possibles que si le salarié a pu « développer une capacité d’analyse de sa propre activité » et « engager une dynamique de mise en forme et de transformations progressives ».
Convaincus de l’importance mais aussi de la difficulté d’engager un tel travail, nous avons conçu un dispositif expérimental en 2018 et 2019 pour accompagner les salariés de notre institut - INRAE [1] - dans les trois à cinq ans avant leur départ à la retraite, pour leur permettre de penser leur activité avant ce départ, en interrogeant le sens dans leur trajectoire professionnelle et pour pouvoir penser la transmission (Auricoste et al, 2019).
Dans ce dispositif, nous avons considéré que « le passage au statut de sénior pouvait être considéré comme une transition professionnelle » au sens de Masdonatti et Zittoun (2012 ) : nous nous sommes appuyés sur la triple dynamique au cours des transitions professionnelles que ces auteurs mentionnent, à savoir l’importance de s’interroger sur « les remaniements identitaires, l’acquisition de compétences, et la reconstruction de sens » à partir de son expérience, pour envisager son activité dans les deux à cinq dernières années et s’interroger sur ce qu’on aurait envie de transmettre comme ingrédients de l’activité (Filliettaz et Remery, 2015).
Dans la conception de départ de ce dispositif, nous avions proposé aux participants de travailler sur leur trajectoire professionnelle par le prisme d’une analyse verbale et d’une production, sous forme d’un document écrit. Nous proposons ici de présenter l’expérimentation menée dernièrement pour enrichir ce dispositif par une approche « sensible ».
En effet, les retours de certains participants dans la version précédente du dispositif nous ont amenés à nous poser la question du poids du langage verbal dans cette démarche de réflexion.
Si la mise en mots d’émotions associées à des moments clés de l’activité, et son partage en groupe amène les personnes à se réapproprier leurs parcours, nous avons pu recueillir les retours d’expérience sur l’élaboration du récit écrit. Une personne a confié qu’au cours de la rédaction, elle n’était pas parvenue à restituer dans l’écriture son rapport à la sensation de plaisir, l’essence même de sa motivation à mener toute sa carrière. Une autre a souligné qu’elle avait du mal à faire émerger les évènements, les thématiques et les rencontres qui lui avaient semblé particulièrement structurants dans sa carrière et ne parvenait pas à finaliser son écrit final. Enfin, une autre, qui avait fait lire son rapport à ses enfants, se désolait qu’un certain nombre d’idées qu’elle aurait souhaité y développer plus particulièrement n’y soient pas accessible à ses quatre garçons.
Au travers de l’écoute de ces retours, nous avons pu identifier certaines limites de l’usage seul du langage oral lors du travail sur la trajectoire professionnelle, ainsi que de l’écrit pour la production finale pour accéder à ce qui fait sens pour soi.
En effet, le langage est un outil qui manipule des symboles collectifs codifiés permettant de partager des mondes mentaux communs. Or on peut imaginer que son usage soit complété par des outils permettant d’accéder aux singularités des pensées individuelles, à l’accès et l’expression du sens dans une dimension plus perceptive et sensible.
Ainsi, dans la prolongation de cette démarche expérimentale, la question que nous nous sommes posés est la suivante : la reconfiguration de l’activité peut-elle être opérée par les participants en s’appuyant sur des alternatives à la fonction de synthèse et de communication codifiée du langage – à savoir sur la force des images (images mentales, image visuelles, sonores), sur l’assouplissement de l’usage du langage (parole/écriture poétique, théâtrale, etc.) - en particulier pour des personnes dont l’accès à la pratique de l’écriture - ou à une activité réflexive analytique telle qu’elle est enseignée par l’institution scientifique - est limitée ? En quoi « faire » ce travail autour de sa trajectoire professionnelles en mobilisant une approche sensible peut permettre d’aller au-delà pour dégager du sens dans cette trajectoire et « se faire » ?
1) Comment les images dans les processus de représentation mentale peuvent aider à retrouver le sens de sa trajectoire professionnelle ?
Pour poser les bases d’un cadre théorique à cette réflexion, il faut revenir sur une théorie de la place des images dans les processus de représentation mentale. Le langage parlé, écrit est un des outils d’expression de la pensée et de construction des représentations mentales, mais il n’est pas le seul. En effet, le psychologue cognitiviste Stephen Kosslyn, qui mène des recherches en imagerie mentale, explique que nombre d’expériences de pensée reposent sur des images mentales, qui représentent l’information plutôt qu’elles ne la décrivent. (Kosslyn 1994). La fabrication d’images mentales est une combinaison de processus qui permettent d’inspecter un objet sous différentes facettes et ainsi de le réinterpréter.
Dans son ouvrage « Les images mentales » (1979) Michel Denis, psychologue, chercheur en sciences cognitives, expose les conceptions de Piaget et Inhelder, ainsi que de Paivio : l’image est un pilier de la connaissance qu’a un individu du monde, en tant que « composante spécifique des structures de la représentation ». L’image est donc rattachée directement à la fonction de symbolisation chez l’individu. Par ailleurs, dans le chapitre final de l’ouvrage, L’image dans la vie émotionnelle, Michel Denis présente l’état des recherches autour des « composantes émotionnelles de l’activité d’imagerie ». En effet, il pose comme hypothèse de départ que « l’éveil émotionnel suscité par l’expérience perceptive de la réalité » peut amener un individu à générer et conserver des images en lui. Ces images viendraient ensuite être réactivées, au travers des « représentations évoquées par un mot ou par une phrase » et générer « l’émotion associée à l’objet ou à l’événement correspondant. » Les données obtenues suite à une série d’expérimentations l’amènent ensuite à conclure que « des événements perceptifs concrets possèdent une plus grande valeur émotionnelle que les évocations verbales de ces mêmes événements. »
Plus loin dans le chapitre, Michel Denis reprend l’analyse des résultats d’une expérience qui suggèrent selon lui que « la valeur affective attachée à un objet est tout particulièrement « portée » par l’image, c’est-à-dire cette forme spécifique de représentation mentale qui restitue les aspects sensoriels de l’objet. »
Nous avons posé l’hypothèse que la recherche et la construction du sens d’une trajectoire professionnelle peut être soutenue par une gamme d’outils diversifiés, complémentaires, qui donnent accès à différents niveaux de symbolisation, qui permettent de transformer une palette d’émotions ressenties en apprentissages sur soi et en matière à transmettre aux autres.
Pour tester notre hypothèse, nous avons engagé une nouvelle expérimentation avec 6 seniors volontaires (trois hommes, trois femmes), techniciens de recherche (3) et trois techniciens d’appui à la recherche (gestionnaire, jardinier) sur un même centre de recherches d’INRAE. Pour concevoir et mener à bien cette expérimentation, nous avons fait appel aux compétences d’une ingénieure (d’étude) de la DRH d’INRAE, chargée de mission dans la conception de ressources RH multimédia. Cette ingénieure, formée à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris développe des projets commandités en combinant les approches artistiques, design, prospectives.
2) Ce que nous avons accompagné les participants à « faire »
A l’origine, nous avions « choisi de dérouler le dispositif sur une période de 3,5 à 4 mois, (avec 2 journées en présentiel, à un mois et demi d’écart, puis deux mois plus tard, une journée et demi en séminaire en résidence permettant de renforcer la confiance au sein du collectif) et pour certains, un accompagnement en intersession. Nous avions mis en œuvre au cours de ces journées, espacées dans le temps, une ingénierie pédagogique relativement simple, fondée sur une alternance de travail individuel, en binôme et d’échanges collectifs, avec peu d’apports, mais une animation soutenue ». (Auricoste et al 2019).
Nous avons gardé lors de la nouvelle expérimentation le même design du dispositif, mais nous avons eu le souci de proposer une diversité d’outils aux participants en nous basant sur une combinaison de méthodes empruntées à la psychologie de la créativité et aux travaux de Todd Lubart (2016), ainsi qu’à l’accompagnement des démarches de conception, et de création artistique.
Au cours de la première journée, après avoir amené les participants à identifier les émotions associées à des étapes clés de leur parcours, et pour les aider à s’appuyer sur « la forme » très tôt pour alimenter leur réflexion, nous avons travaillé avec eux sur leur réservoir imaginaire ainsi que sur les outils dont ils pouvaient se saisir pour mettre en forme leur propos :
a) En les invitant à se sensibiliser à leur propre relation aux modes d’expression, à leurs goûts, à leur rapport aux images, qu’ils aillent puiser dans ces ressources la matière à élaborer et mettre en forme leur réflexion ;
b) En utilisant des outils favorisant les associations d’idées de type photo langage, et en les invitant à être particulièrement attentifs aux images, analogies, métaphores qu’ils utilisent pour parler de leur carrière : par exemple, « un voyage », « un combat », « un passage », « une croissance »
c) En leur pointant le potentiel poétique, sensoriel des thématiques qu’ils abordent spontanément : la force des relations humaines, la relation au beau, le plaisir dans le travail, et comment ce potentiel sensible s’enracine dans l’élaboration de leur réflexion formelle et comment ils peuvent l’exploiter.
d) En les invitant à identifier des formes d’expressions qu’ils aiment pratiquer et pour lesquelles ils ont une maîtrise technique : poésie, Slam, gospel, livres de photo, théâtre, dessins, etc.
e) En pointant les formes d’expression avec lesquelles ils sont en contact au quotidien de leur activité et qui activent les codes institutionnels d’expression et de représentation : visite publique de jardin, cahier de laboratoire, présentations power points animés, etc., partant du principe que ces formes d’expression – au même titre que le langage – tiennent une place dans les modes d’expression des participants.
Au cours de la deuxième journée, le matin, nous avons amené les participants à réfléchir au(x) destinataire(s) de leurs futurs récits. A qui souhaitaient-ils confier leur histoire ? Comment s’adresser à ces personnes, et que leur dire ? Le temps passant, des désirs de mises en forme s’étaient-ils dessinés ? Ces questions devaient faire naître en eux de nouvelles images, des idées de configurations, de mise en scène de leur propos.
Nous avons travaillé ensuite avec les participants durant une après-midi en alternant des phases de structuration du cœur du propos, et des phases de travail sur la structure sensible et symbolique du récit.
Une étape particulièrement importante d’entretien individuel a été nécessaire pour accompagner les personnes qui en ont émis le souhait, suite à cette deuxième journée, en intersession. Lors de cette intersession privilégiée, nous avons repris la méthode alternant les phases de divergence et convergence imaginative développée lors de la deuxième journée.
Lors de la dernière journée du dispositif, chaque personne diffuse, projette, raconte son récit finalisé ou en construction. Le groupe est là pour accueillir, ressentir et réagir. Cette étape est particulièrement importante, car c’est l’étape ou les images circulent et s’échangent entre des personnes qui ont traversé une expérience commune.
Enfin, pour quelques participants qui en émettaient le souhait, nous avons engagé une dernière étape de travail de façon à finaliser la mise en œuvre des productions.
3) « Faire », construire le processus pour « se faire » et penser ses dernières années d’activités : ce qui émerge pour les participants
La première journée commence par la présentation du dispositif et l’utilisation du photo langage, dont les participants s’emparent timidement.
Lors de la séquence du matin, les participants travaillent sur les éléments clés positifs et négatifs de leurs parcours. Et des émotions brutes, parfois intenses, émergent du groupe. L’après-midi les participants en binômes racontent une première version de leur parcours professionnel. Le binôme qui écoute raconte ensuite au collectif ce qu’il a compris du récit. A la fin de la journée, sur les 8 personnes présentes (deux personnes abandonneront à la fin de la première journée), quelques-unes seulement s’autorisent à ce moment précis à imaginer des formats alternatifs aux récits écrits. Certains participants ont cependant commencé à voir émerger des formes possibles : par exemple, A. nous explique que quand il pense à sa trajectoire professionnelle et à ses nombreux changements, il imagine le mouvement des herbes, ou de plantes qui poussent, un mouvement de va et vient, ou encore un réseau qui prolifère. Il explique que ce qui est important pour lui, c’est qu’on saisisse cet apprentissage perpétuel que peut être un parcours professionnel, et qu’il faut s’y accrocher, malgré les changements de trajectoire. B. imagine quant à elle, un récit littéraire, qu’elle donnerait à écouter plutôt qu’à lire. Elle a traversé des moments difficiles dans sa carrière, qui l’affectent encore aujourd’hui et elle souhaite donner à son récit une forme distancée, comme celle d’un conte. C. quant à lui, pense construire son récit au gré d’une visite guidée du parc du centre INRAE dont il a la charge. Il est en effet très attaché à son métier de jardinier, et à la façon dont il a appréhendé l’espace naturel au cours de sa carrière. Et il imagine son histoire prendre forme au cœur même de sa réalité.
Chacun peut intervenir librement pour suggérer des formes ou des outils aux participants qui prennent la parole. Par exemple, on apprend par le groupe que D. fait du théâtre et de la guitare, et que c’est un animateur reconnu dans la communauté. Lui ne souhaite pas explorer ces capacités là à ce moment-là. Il préfère écrire « un texte simple ».
La deuxième journée est source à la fois d’affirmation thématique et formelle pour certains et de recherche pour d’autres. Elle est construite en deux parties. La première partie consiste pour les participants en l’exploration du cœur de leur récit. Le « fil rouge » qui connecte les uns aux autres des événements marquants de leur parcours en une trajectoire. La seconde partie les amène à « scénariser » le récit de cette trajectoire, en convoquant éventuellement images littéraires, visuelles et auditives.
La position de D. a évolué entre les deux sessions : il a construit un texte impressionnant, sous la forme d’un Slam, qu’il nous lit en tout début de séance. Il explique que cela lui est venu naturellement, après la première session et les échanges avec les participants. Il explique que la liberté avec laquelle il a construit sa carrière (il a pris régulièrement des disponibilités de plusieurs mois pour voyager à l’étranger) prend forme dans le rythme des phrases et la joie qu’il a eu à s’amuser avec les mots. Le texte est équilibré dans l’alternance entre les récits de voyage et son cheminement professionnel.
E. est en difficulté. Elle n’est pas parvenue à avancer sur le cœur de son propos et elle n’a aucune idée de la façon dont elle souhaite représenter son histoire. Nous travaillons avec elle sur une liste d’évènements marquants pour elle dans l’histoire de sa carrière et nous tentons de dégager avec elle la raison de ces choix précis : E. exprime que sa carrière de professionnelle est intimement liée à son parcours de femme et de mère. Elle explique à quel point ses statuts de mère et sa carrière se sont violemment percutés sans qu’elle ne puisse l’anticiper et que tout le travail pour elle a été ensuite de se réparer professionnellement et humainement. Elle pense y être parvenue, et c’est là ce qu’elle souhaite transmettre à des femmes.
Dans la précédente intersession, B. et F. on écrit des textes descriptifs qu’elles considèrent comme « finalisés ». Des réflexions ayant émergées lors du premier atelier du jour 1 ont complètement disparu lors du passage à l’écrit et le travail est à présent de déconstruire avec elles cette forme pour les aider à faire émerger le cœur de leur propos.
Par exemple, il est demandé à F. dont les parents travaillaient dans le centre, ce qu’elle mentionnait initialement comme étant un élément structurant pour sa carrière, si elle dispose de photos, et si elle envisagerait de construire son récit au travers de la lecture de ces photos. D’autre part, F. rappelle à quel point elle n’aime pas écrire : pour preuve sa difficulté à rédiger les cahiers de laboratoire commandés par son responsable de l’époque. En tant qu’accompagnateurs, nous y voyons-là des potentiels formels à explorer pour l’amener à construire sa réflexion autour de sa trajectoire et raconter son histoire.
Nous travaillons en intersession avec les personnes dont les formes de récit peinent à émerger. Un entretien avec E. débute par la question suivante : qu’est-ce que tu aimes faire durant tes loisirs ? E. nous répond qu’elle chante du Gospel. Nous lui demandons alors si son histoire pourrait être écrite par exemple en s’inspirant de la forme d’un Gospel. Cette idée l’intéresse particulièrement car c’est sa fille, pour l’aider à se sortir d’une période personnelle et professionnelle difficile qui lui a suggéré de suivre ces cours de Gospel. Cette chorale a marqué le début d’un renouveau pour elle, elle lui a donné de l’énergie et de la motivation. Et dans l’idée que son texte doit s’adresser à toutes les femmes au travail et en particulier à sa fille, elle se saisit immédiatement de notre proposition.
C. quant à lui, a des difficultés à faire émerger de son expérience professionnelle un point de vue qui lui appartienne. Le poids de son histoire familiale est très fort dans sa réflexion, et il ne parvient pas à toucher au cœur ce qui a fait sens pour lui sans revenir inexorablement à l’expérience professionnelle familiale. Lors de l’échange, nous lui demandons comment il perçoit ses missions et son objet de travail : il évoque alors la place du beau dans son métier, son attachement à un paysage « propre » et la difficulté qu’il a aujourd’hui à transformer sa représentation alors qu’il lui est demandé de transformer sa pratique professionnelle en ne mettant plus de désherbant dans le jardin. Nous lui suggérons d’orienter sa visite guidée autour de cette thématique : comment son regard a dû évoluer sur sa pratique au fil des années, pour adapter sa pratique à de nouvelles injonctions. D’autre part, nous lui rappelons l’intérêt qu’il avait formulé pour le support audiovisuel.
La dernière séance est une séance de diffusion des récits au groupe et retour sur l’expérience de chacun. Sur les six participants, trois personnes sont parvenues à une finalisation de la formalisation de leur réflexion. C. formule une demande d’aide créative et technique pour formaliser sa visite guidée filmée, B. nous confie son intention formelle finale : elle souhaite écrire un conte pour enfant accompagné de photos, mais ne souhaite à ce moment-là aucune aide pour le réaliser. Enfin, A. souhaite une aide technique pour animer une frise chronologique faite d’images et de mots, qu’il a créé sur Power Point et qui symbolise son voyage au cœur de son parcours professionnel plein de rebonds et ponctué d’imprévus. D. lit Slam au groupe, en l’invitant à participer au « refrain ». Il est debout, il incarne complètement son propos, et en « immersion » nous faisons avec lui l’expérience de ce qu’il souhaite transmettre de sa carrière.
E. quant à elle, a enregistré son texte, rédigé sous la forme d’un Gospel, sur une musique Gospel. Le texte est d’une grande intensité poétique et l’émotion dans la pièce est palpable. Son message est limpide, il touche l’assemblée autant qu’il est intelligible. Le propos qu’elle a délicatement tissé dans sa forme fait émerger sa réflexion sur sa carrière, riche de dépassements et d’enseignements.
Enfin, F. s’est emparée de ses photos d’archive pour construire un récit à la fois textuel et visuel. Son PowerPoint s’apparente à un album photo commenté, au travers duquel se structurent les relations de travail et les accomplissements qui l’ont portée tout au long de sa carrière. La transformation de son texte en format mixte lui procure une sensation d’accomplissement manifeste. Il est intéressant de noter, qu’elle souhaite aller plus loin dans la mise en forme de son propos. Maintenant qu’elle a créé cet « album photo », elle souhaite suivre notre proposition et écrire son histoire sous la forme d’un carnet de laboratoire illustré par ces photos. Le passage de la forme virtuelle à une forme manuscrite, pour laquelle elle affirmait avoir initialement des difficultés est lui-même signifiant et est partie prenante de l’évolution de la façon dont F. se représente et se réapproprie sa trajectoire professionnelle.
Le récit de A. est finalisé a posteriori du dispositif. Il est le récit qui a été le plus accompagné. En effet, A. nous conduit dans le parc du Centre INRAE et nous pointe les différents espaces à photographier (pour plus de facilité, nous avons proposé de réaliser un diaporama sonorisé plutôt que la réalisation d’une vidéo), les cadrages à adopter, en ponctuant la visite de commentaires ensuite enregistrés lors d’une interview sonore. De la même façon qu’il conduirait un lecteur dans la progression d’un texte écrit, C. nous donne à voir et à comprendre le rapport intime qu’il entretient à l’espace et à « son jardin », depuis le tout début de sa carrière, et combien le visage de ce jardin lui est à présent étranger. Sa pensée voyage d’un paysage à l’autre, du passé, au présent.
Conclusion
La démarche que nous venons de présenter n’est pas une démarche qui va de soi au sein d’un institut de recherche publique avec une culture de l’expression écrite particulièrement ancrée. Notre approche a pu générer des résistances auprès des participants : deux personnes n’ont pas souhaité continuer le dispositif après la première séance, et trois personnes se sont appropriées la démarche après un travail conséquent de sécurisation de notre part. Nous avons toujours gardé à l’esprit que l’important étant pour les participants la recherche du sens qu’ils ont déployé dans les activités au cours de leur carrière, à aucun moment nous n’avons imposé un format mixte (image et mots).
En outre, nous avons identifié que cette approche engage particulièrement les accompagnants du dispositif :
- Par le renforcement informel auprès des personnes en intersessions par la pilote du dispositif. Sa présence et sa disponibilité sur site ont permis aux participants de confier leurs doutes et leurs difficultés, mais aussi leurs avancées et leur fierté à participer au dispositif au moment où leur réflexion sur leur trajectoire prenait forme concrète.
- Par l’implication créative des accompagnants tout au long du dispositif. En effet, d’un commun accord, les accompagnants s’autorisaient, au même titre que le groupe de participants vis-à-vis de leurs pairs, d’induire et suggérer des intuitions sur la forme du récit. De façon à stimuler la force créatrice des participants, il s’agissait en effet de suggérer sans pour autant diriger les personnes vers des mises en forme qu’elles ne sauraient mener par elles-mêmes.
Ce dernier point peut être mis en perspective par nos observations et recherches post dispositif. En effet, au fur et à mesure de l’avancée des productions, nous avons observé que les personnes élaborent un regard porté sur leur parcours professionnel. Une expérience vécue devient une représentation : une combinaison de formes associées les unes aux autres pour rappeler et décrire les émotions traversées au cours d’une vie professionnelle et qui provoquent une satisfaction perceptive. Les personnes se laissent surprendre par la transformation des émotions brutes réveillées par la réflexion autour de leur parcours en quelque chose de nouveau. Le groupe lui-même entre en empathie avec ces représentations. Nous ressentons tous la camaraderie dans les photos et la présentation enjouée de F., le gospel de E. nous prend à la gorge et nous traversons cette expérience avec elle, la visite de jardin de C. nous transporte et nous sommes saisi par son conflit intérieur autour des valeurs qu’il porte et ce qui est beau pour lui. Nous-même, en tant qu’accompagnateurs, qui avons eu à poser une distance professionnelle au moment de recevoir les émotions brutes des participants la première matinée, entrons dans les émotions proposées par les productions, soit en les reconnaissant par comparaison à notre propre répertoire émotionnel ou en les accueillant pleinement si c’est la première fois que nous les rencontrons. Nous ne vivons pas de la même façon les émotions brutes des participants et leurs émotions sublimées.
Ce phénomène a été décrit par le philosophe Pierre Livet, dans l’ouvrage collectif Empathie et esthétique. (2013) L’introduction du livre rédigé par les chercheurs en littérature Bernard Vouilloux et Alexandre Gefen nous propose un historique du terme d’empathie, apparu en tout premier dans le champ esthétique en 1873. Le terme est proposé par le philosophe Robert Vischer sous le terme Einfühlung, pour comprendre les formes de transfert que nous entretenons avec les représentations. Quelques années plus tard, le terme est repris et employé en psychologie par le philosophe et psychologue Théodore Lipps pour qualifier la relation en miroir qui existerait entre un sujet et un autre. Il fait en outre de cette relation un des fondements de l’expérience esthétique.
Aussi, au fil de son article, Pierre Livet développe la thèse que « l’accès à la qualification commune d’une expérience comme esthétique » représente aussi « la résolution du problème du partage des émotions » entre une communauté de sujets. Après avoir caractérisé la notion d’émotions, et catégorisé différents types d’empathie, il développe l’idée que la transformation d’une expérience humaine en représentation (donc la production d’une expérience esthétique) provoque chez les personnes réceptrices de cette représentation des émotions « secondes ». Ces émotions sont construites à partir de notre référentiel émotionnel propre mais nourries de l’altérité profonde des émotions perçues au travers du filtre de la représentation. De cette façon nous entrons – en toute sécurité - à la fois dans une forme d’empathie avec les émotions représentées et les personnes à l’origine de ces représentations, et nous étendons notre connaissance de la diversité des formes émotionnelles existantes, nouvelles, etc.
Le dispositif nous a donc permis, en tant qu’accompagnateurs, que participants, que récepteurs des actes de représentation et en activant notre capacité à l’empathie esthétique d’accéder directement en tant que sujets aux expériences des participants. Et tel que le philosophe et sociologue Max Scheler le développe dans son ouvrage Wesen und Formen de Sympathie (1923), d’affiner notre compréhension de vécus d’une grande diversité. Nous avons traversé collectivement un moment d’apprentissage et d’intelligence humaine et sensible ou les personnes, en faisant œuvre, nous transmettaient un façonnement de leur identité sensible. « En faisant » cette expérience et ce partage, nous avons été, accompagnateurs et participants, amenés à nous transformer à notre tour, à « nous faire » en tant qu’accompagnateurs de situations de transitions professionnelles, et en tant que séniors devant réajuster sa manière de penser son activité avant le départ à la retraite.
Bibliographie
AURICOSTE C, ARRAULT S., MAURIN N. (2019). « Accompagner les séniors à penser leur activité et donner du sens à leur fin de carrière : le regard sur un dispositif expérimental. », Cinquieme colloque international de didactique professionnel. Montréal, 23-25 octobre 2019
CALIANDRO S. (1999). « Empathie et esthésie : un retour aux origines esthétiques », Revue française de psychanalyse, vol.68, n°3, 2004, p.791-800
DENIS M. « Les images mentales », Ed. Presses Universitaires de France, coll. « Le psychologue » 1979, 296 p
Empathie et esthétique, sous la direction de VOUILLOUX B. et GEFEN A., Ed. Hermann, 2013, 418p.
FILLIETAZ L. et REMERY V. (2015). « Transmettre le travail par les mises en forme langagières de l’activité. » In Comprendre la transmission du travail, Ed. Champ Social, coll. « Formation des adultes et professionnalisation », 2015, 224 p.
KOSSLYN S., Image and mind, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1980.
LIPPS T. « Einfühlung, inere Nachahmung, und Organempfindungen », Archiv für die gesame Psychologie, I, 2, 1903, p. 185-204
LIVET P. Emotion et rationalité morale, Paris, PUF, coll. « sociologies », 2002. -, « Negative Emotions and Aesthetic Transmutation » communication au colloque The Paradox of Negative Emotions in Art, UCL/KUL, Université de Nice, 22 et 23 mars 2009
LUBBART T., MOUCHIROUD C., TORDJMAN S., Zenasni F., « Le processus créatif », Psychologie de la créativité, Ed. Armand Collin, coll. « Cursus », 2016
MASDONATI J. et ZITTOUN T. (2012) Les transitions professionnelles : processus psychosociaux et implications pour le conseil en orientation. L’orientation scolaire et professionnelle. 41/2, 229-253
SCHAEFFER J.M. (2015). L’Expérience esthétique, Gallimard. 384 p
SCHELER M. Wesen und Formen der Sympathie, ed. Vlg. von Friedrich Cohen ; Bonn, 1923
VISCHER R. Uber das Optische Formgefühl. Ein Beitrag zur Asthetik, Leipzig, Hermann Credner, 1873, trad. de l’allemande par Maurice Elie dans Aux origines de l’empathie : fondements & fondateurs, préface de Carole Talon-Hugon Nice, Ed. Ovadia, coll. “Au dela des apparences”, 2009, p.57-100
Wittorski R. (2015). Les questions posées par la transmission du travail. « Comprendre la transmission du travail ». Ed. Champs social éditions, 2015
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