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Jusqu’où peut-on invoquer la liberté académique ?

Un article repris de https://theconversation.com/jusquou...

Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd

Ces derniers mois, la liberté académique fait l’objet, de façon tout à fait inédite en France, d’une attention particulière. Cet intérêt soudain pour une liberté jusqu’à présent méconnue s’explique principalement par l’émergence de diverses menaces qui viennent aussi bien des sphères politiques, économiques que militantes. Ce climat de tension va à l’encontre de la nécessaire indépendance des universitaires dans leurs domaines de recherche et d’enseignement.

L’un des exemples les plus emblématiques a été donné par le débat sur « l’islamo-gauchisme » au cours duquel, en février 2021, la ministre chargée de l’enseignement supérieur a sollicité un rapport sur la diffusion de ce courant au sein des universités françaises. Cet évènement, s’il a logiquement suscité la stupeur d’une partie de la communauté universitaire, a paradoxalement eu le mérite de conduire le législateur à introduire, pour la première fois en droit français, la notion de « liberté académique ». L’article 15 de la loi de programmation de la recherche du 24 décembre 2020 est en effet venu modifier le code de l’éducation qui énonce désormais que « les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français ».

Le caractère imprécis de la formule retenue, qui se manifeste notamment par l’utilisation du pluriel pour désigner « les libertés académiques », illustre cependant la méconnaissance qui entoure le concept de liberté académique en France.

Les universitaires eux-mêmes peinent à en saisir le contenu et la portée, ce dont témoigne l’affaire en cours au sein de l’IEP de Grenoble. La liberté académique a été brandie pour contester la décision de suspension d’un professeur, alors qu’était en réalité en jeu la liberté d’expression de droit commun, comme l’a souligné le professeur de droit public Olivier Beaud.

Cette affaire justifie que soient apportés quelques éléments de définition juridique sur le contenu et le champ d’application de la liberté académique : que recouvre-t-elle et jusqu’où trouve-t-elle à s’appliquer ?

Un concept universel

La liberté académique est consubstantielle à toute démocratie libérale. Elle n’a en effet d’autre objectif que de permettre la recherche et la transmission libres du savoir au sein des universités, non seulement au service des usagers de ce service public, mais aussi, plus largement, au profit de la société dans son ensemble.

Dès lors, la plupart des démocraties libérales définissent la liberté académique dans leur droit interne et ce, en des termes juridiques proches.

Inspiré de la définition proposée par le droit allemand, qui fut le premier à en préciser, par écrit, le contenu, la liberté académique est systématiquement définie comme un ensemble de libertés comprenant, d’abord, la liberté de la recherche et la liberté de l’enseignement, lesquelles comprennent la liberté d’expression. Ce premier ensemble de libertés constitue la dimension individuelle de la liberté académique en ce qu’il protège les universitaires.

La liberté académique comprend ensuite l’autonomie des universités qui, bien que garantissant in fine l’indépendance des universitaires, est un principe d’ordre institutionnel dans la mesure où il concerne l’organisation et le fonctionnement des établissements.

Des spécificités françaises

En France, ce n’est que depuis 2020 que l’expression de « libertés académiques » est expressément entrée en droit interne. Pour autant, les universitaires français – juridiquement qualifiés d’« enseignants-chercheurs » – jouissent bien, de longue date et bien avant l’adoption de loi du 24 décembre 2020, d’un ensemble de libertés qui étaient jusqu’à présent désignées sous l’expression de « libertés universitaires ».

Quelle que soit la dénomination retenue – qui importe finalement peu –, le contenu de ces libertés est proche de celui que l’on retrouve dans les autres démocraties libérales, sous réserve de quelques spécificités mineures propres au droit français. Dans sa dimension individuelle, la liberté académique est d’abord décrite comme comprenant la « pleine indépendance » et l’« entière liberté d’expression » des enseignants-chercheurs (article L.952-2 du code de l’éducation).

La liberté académique est-elle en danger ? (Interview d’Olivier Beaud, France Culture, décembre 2021).

L’originalité française tient à ce que, d’une part, une place centrale est faite au principe d’indépendance des enseignants-chercheurs – dont la valeur constitutionnelle a même fini par être reconnue par le Conseil constitutionnel en 1984 – et, d’autre part, à ce que l’existence des libertés de la recherche et de l’enseignement n’est pas expressément reconnue. Cependant, celles-ci sont couvertes, en grande partie, par la liberté d’expression.

Dans sa dimension institutionnelle, la liberté académique est ensuite consacrée de façon tout à fait classique à travers l’autonomie des universités (article L.711-1 du code de l’éducation). Ainsi, quand bien même l’expression de « libertés académiques » n’est apparue que très récemment dans la loi, la France s’inscrit bien dans la lignée de ces démocraties libérales qui reconnaissent l’existence de la liberté académique. Il reste à en préciser le champ d’application : quand peut-elle être revendiquée et produire ses effets ?

Quel champ d’application ?

Pour délimiter le champ d’application de la liberté académique, il convient de s’intéresser à sa finalité même. Comme cela a déjà été relevé, la liberté académique n’a d’autre but que de servir la poursuite de la vérité sans aucune entrave ou contrainte. Or cet objectif ne peut être atteint que si les universitaires sont libres de mener leurs recherches et d’en partager, tout aussi librement, les résultats, notamment au cours de leurs enseignements.




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Il en résulte que la liberté académique n’a de sens et ne trouve à s’appliquer que lorsque les professeurs exercent leurs activités de recherche et enseignent. C’est bien ce qu’énonce le droit écrit français : l’indépendance et l’entière liberté d’expression dont bénéficient les enseignants-chercheurs ne s’appliquent que dans « l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche » (article L.952-2 du code de l’éducation précité).

En dehors, la liberté académique ne se justifie plus ; elle ne peut alors s’appliquer, ni être revendiquée. La plus haute juridiction administrative française a confirmé cette approche. Le Conseil d’État a en effet jugé que le fait, pour un universitaire, d’avoir eu « une attitude humiliante à l’égard de deux étudiants, comportant des allusions personnelles à caractère sexuel, de nature à porter atteinte à leur dignité […] devait être regardé comme détachable des fonctions d’enseignement de ce professeur » lequel ne pouvait, dès lors, « bénéficier de la protection de la liberté d’expression des enseignants-chercheurs garantie par l’article L.952-2 du code de l’éducation » (CE, 21 juin 2019, Req. n° 424582).

S’il est évident que la liberté académique ne pouvait couvrir de tels propos, le lien entre l’expression d’un point de vue et les activités d’enseignement et de recherche est parfois plus difficile à établir. Il n’en demeure pas moins que la protection accordée par la liberté académique s’arrête bien aux frontières des missions universitaires.

Règles de la fonction publique

En dehors de leurs fonctions, les universitaires ne sont pas dépourvus de toute liberté ; ils jouissent en réalité des libertés de « droit commun » qui sont nécessairement limitées. Ainsi, ils sont d’abord soumis, comme n’importe quel citoyen et comme lorsqu’ils exercent leurs fonctions académiques, aux dispositions pénales sanctionnant les abus à la liberté d’expression : ils doivent par exemple s’abstenir de tenir des propos injurieux, diffamatoires ou racistes.

Ils sont ensuite soumis, en leur qualité de fonctionnaires d’État, aux règles issues du droit de la fonction publique, lesquelles imposent aux universitaires de respecter un certain nombre de contraintes et d’obligations en dehors des fonctions, telles que les devoirs de réserve, de neutralité, de loyauté, ou encore de discrétion professionnelle.

En cas de manquement à ces obligations professionnelles, les universitaires s’exposent à des sanctions disciplinaires. Cette hypothèse est loin d’être fictive et certains exemples emblématiques jalonnent l’histoire du droit universitaire.

On peut citer le cas de cet enseignant-chercheur, par ailleurs titulaires de mandats électifs, qui a été sanctionné de l’interdiction d’exercer toute fonction d’enseignement ou de recherche au sein de son université pour une durée de cinq ans pour avoir tenu des propos qui étaient « de nature à semer le doute sur l’existence des chambres à gaz » lors d’une rencontre avec la presse organisée dans sa permanence politique (CE, 19 mars 2008, Gollnisch).

Cet exemple – comme d’autres plus récents – met en évidence l’importance de cerner et d’assimiler le contenu et le champ d’application de la liberté académique. Pour que cette liberté, indispensable à toute société démocratique, préserve sa pleine légitimité, il convient de ne pas l’invoquer, tel un talisman qui autoriserait tout comportement, dans des circonstances où elle ne trouve manifestement pas à s’appliquer.

The Conversation

Camille Fernandes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

Licence : CC by-nd

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