Y.C - Lors de notre premier entretien, vous avez dit que s’intéresser à l’enseignement supposait un certain état d’esprit. Pourriez-vous décrire cette disposition particulière ?
Y.R - Chacun le sait, le monde est difficile. Car il nous résiste ! Un grand rabbin l’illustrait ainsi : pour manger une orange, il faut l’éplucher, et puis il y a des pépins ! L’enseignement n’échappe pas à cet ordre. Avez-vous remarqué sa précarité ? Un jour, un cours se déroule merveilleusement bien et le lendemain, le même cours avec une autre classe vous décevra, sans vraiment comprendre pourquoi.
Y.C - C’est vrai, c’est un phénomène courant !
Y.R - C’est ainsi car l’enseignement, comme l’expliquait Kant, n’est pas une science mais un art, un art imparfait ! La raison en est que l’homme « ne peut être connu ni manié comme une chose » [1]. Tout savoir ou prévoir de lui est impossible, notamment face aux apprentissages. Et puis, ne naissant pas « déterminé », l’homme est fondamentalement libre « de décider ce qu’il doit être » [2] et donc, à tout moment, libre d’accepter ou pas ce que l’enseignant lui propose de faire. Cette liberté cardinale empêchera toujours la pédagogie de devenir une "science".
Y.C - Si enseigner est un art imparfait, voué à l’aléatoire, comment imaginer l’améliorer ?
Y.R - Cette vérité a des conséquences qui précisent l’état d’esprit que les acteurs de l’enseignement devraient avoir. Kant, encore lui, nous en donne les contours : « L’éducation est un art dont la pratique doit être perfectionnée par beaucoup de générations » [3]. Voilà un premier point crucial ! Les écoles devraient s’inscrire dans une continuité historique faisant que chaque génération poursuive le but d’améliorer l’enseignement. En quelque temps que ce soit, nous n’avons pas le droit de laisser notre système scolaire stagner ou se dégrader.
Y.C - Sommes-nous si éloignés de cet état d’esprit ?
Y.R - Hélas, oui ! Ces dernières années, les évaluations montrent de mauvais résultats, souvent en baisse continue [4]. A l’entrée au collège, un tiers des élèves ne lit pas bien [5] et, en mathématiques, plus de la moitié ne peut « aborder sereinement l’entrée au collège » [6]. Au secondaire, les derniers classements PISA [7] placent la France au 22ème rang en lecture et au 24ème en mathématiques (sur 79 pays). À l’évidence nous ne nous préoccupons pas d’améliorer l’enseignement, sans parler de la « braderie du baccalauréat » [8], de la paupérisation de l’université, de l’échec massif des étudiants ni de l’impossibilité pour beaucoup d’entre eux de pouvoir tenter les études de leur choix [9], ce qui est dramatique pour notre jeunesse.
Y.C - D’autres pays réussissent-ils mieux ?
Y.R - Oui, beaucoup d’autres. La Suisse, par exemple. « L’on vient du monde entier étudier le système suisse de formation » [10]. Car ce pays a visé l’excellence partout, de l’apprentissage à l’université, y voyant un but « vital pour la prospérité du pays » [11]. Et cela marche ! En 2019, l’IMD [12] à Lausanne le plaçait au 1er rang des pays les plus compétitifs en Europe [13].
Y.C - Tous les pays souhaitent la prospérité. Qu’ont les Suisses de plus, par exemple ?
Y.R - Ils veulent la réussite de toute leur jeunesse, pas uniquement celle de leurs élites universitaires. Aucun jeune ne doit sortir de l’école sans diplôme. Et pour vouloir le succès de tous – c’est le second élément de l’état d’esprit que nous voulons définir – il faut y croire. L’éducation, en effet, repose sur l’idée d’éducabilité. Elle ne peut être sans la conviction que les individus sont éducables à tous moments de leur existence, capables d’avancer vers la plénitude de leur développement.
Y.C - Ne croyons-nous pas en ce pouvoir d’éducabilité des étudiants, en France ?
Y.R - Pas assez ! croire en l’éducabilité ne va pas de soi. C’est pour cela que certains auteurs contemporains en parlent avec force. Philippe Meirieu affirme que l’apprentissage ne peut naître que si le professeur a la « certitude que c’est faisable » et qu’il « concrétise cette conviction à la fois par une attente positive et une inventivité didactique toujours renouvelée » [14]. Charles Hadji écrit : « Qui désire éduquer doit être absolument convaincu que l’autre est éducable. » [15] Les étudiants peuvent beaucoup et nous devons constamment faire « le pari de leur éducabilité » [16].
Y.C - Améliorer sans cesse l’enseignement, croire en l’éducabilité de l’étudiant. Mais concrètement, comment s’y prendre ?
Y.R - D’abord, expérimenter. Enseigner est un art que l’on doit faire progresser par « l’expérience » qui permet de découvrir « ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas » [17]. Tester, rapporter des solutions, les discuter entre collègues, est crucial. Un pédagogue comme Célestin Freinet [18] aimait écouter les acteurs de terrain lors de ses colloques, afin de connaître leurs savoirs pratiques. Dans le supérieur, cela se fait très peu. Régulièrement, il devrait y avoir des débriefings sur l’expérience des enseignants pour en avoir l’idée précise sur divers sujets.
Mais léguer l’expérience brute ne suffit pas. Il faut y ajouter la science. Rousseau, en précurseur de la psychopédagogie, a découvert l’enfance, ses « manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres » [19] et la nécessité de s’adapter à ses caractéristiques. Depuis, nous savons que bien enseigner veut que l’apprenant, à tout âge, soit connu, et que l’apport de nombreuses sciences y contribue.
Y.C - La science, la "grande oubliée" des débats comme le pensait Meirieu ?
Y.R - En effet ! Qu’est-ce que l’apprentissage ? La question est rarement posée. Il faut connaître l’apprenant, ces forces et tout ce qui en lui fait obstacle à la connaissance. Les théories de l’éducation en disent beaucoup à ce propos. Il convient de s’en emparer afin qu’elles inspirent les pratiques. Ceci est la troisième grande caractéristique de l’état d’esprit à développer.
Y.C - Est-ce simple de manier la science à des fins concrètes ?
Y.R - En matière d’enseignement, la science dit des choses rarement accessoires. Elle explique des phénomènes tangibles, quasi-visibles au contact des étudiants. Dès lors, il devient facile et exaltant d’agir en son nom. Vous savez, beaucoup d’erreurs pédagogiques graves ont été commises faute de théories appliquées ! Souvenons-nous de certaines méthodes de lecture, de l’apprentissage des Langues, des mathématiques. Nous devrions bien davantage suivre les prescriptions de la science.
Y.C - « Faire école » signifie vouloir perfectionner l’enseignement, avoir la foi en l’étudiant, nouer la pratique et la science. Mais si cet état d’esprit se heurte encore à la liberté de l’étudiant, que faire ?
Y.R - La liberté, c’est celle de l’écolier de Prévert [20] qui veut échapper à la leçon de calcul et jouer avec l’oiseau-lyre ou celle de l’élève qui s’applique à résoudre un problème posé par son professeur. C’est aussi, parfois, la vision terrible, tonitruante de son expression, quand un étudiant ouvre ostensiblement un journal en classe, semblant vous dire : – Ce que vous me racontez ne m’intéresse pas !
Il faut traiter la liberté comme un problème à part entière de l’enseignement. Si son inclination pour la liberté conduit l’étudiant à s’opposer aux apprentissages, une remédiation est nécessaire pour, d’une part, lui faire entendre ce qu’il peut y perdre, et, d’autre part, lui imposer une discipline. Enseigner, c’est se saisir des étudiants pour les emmener quelque part. Jamais cela ne peut leur nuire !
À suivre.
Qu’est-ce que « faire école », partie 3 : Faire feu de toute science !
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