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Apprendre par l’expérience : quand les écoles reprennent la leçon de Rousseau

Un article repris de https://theconversation.com/apprend...

Stages, ateliers, travaux de groupe ou associations aident les élèves à se sensibiliser aux interactions en entreprise. Image by StockSnap from Pixabay, CC BY

L’expérience est ce qui me transforme alors que je transforme le monde. Elle est un vécu, qui se traduit en activités, mais aussi en communication : ma transformation n’est complète que si je peux l’exprimer à autrui, en trouvant les mots justes. Ainsi la valorisation des acquis de l’expérience, ou VAE – qui permet aux salariés de faire reconnaître par une certification leurs évolutions sur le terrain – n’est possible que si je sais formuler avec le vocabulaire du métier les activités qui m’ont formé, en situation de travail.

Les universités, les grandes écoles françaises, voire les lycées des métiers, ont bien compris l’importance d’intégrer l’expérience aux cursus de formation pour professionnaliser leurs élèves. Qu’il s’agisse de stages, d’ateliers avec un travail sur machine, de l’implication dans une association ou d’un travail de groupe, les élèves se sensibilisent à une organisation calquée sur le cadre de l’entreprise, ce qui leur permet d’acquérir des compétences qu’ils pourront y transférer.




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Les modalités de la formation, telles qu’énoncées dans l’article 4 de la loi de 2018 « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » sont déjà présentes en germe dans nos institutions éducatives : l’action de formation en situation de travail améliore le stage, les plates-formes collaboratives ressemblent à l’enseignement à distance. Dans les deux cas, les élèves développent un savoir-faire, une activité en situation qui initie les transformations par l’environnement, principe de l’expérience. Cette approche de l’éducation est l’occasion de relire un classique de la philosophie, qui est à son fondement : l’Emile, de Rousseau.

Se confronter à la nature

Dans le sillage de John Locke et avant John Dewey, Rousseau promeut la formation par l’expérience. Dans l’Émile, il raconte l’éducation d’un enfant imaginaire, Émile, qu’il veut former, au-delà des contingences des mœurs et des morales particulières, à vivre en harmonie avec la nature. Rousseau veut enseigner, à travers Émile, à être un homme au sens plein : « il sera premièrement homme : tout ce qu’un homme doit être ». Le philosophe veut, pour son enfant imaginaire, un métier manuel : ce sera celui de menuisier. Il l’apprendra à « l’âge de force » entre 12 et 15 ans. Comment Rousseau prépare-t-il Émile à ce métier ?

D’abord, Rousseau lui donne une éducation générale : sensible, morale, intellectuelle, corporelle. « Émile a peu de connaissances mais celles qu’il a sont siennes ». Il les apprend au contact de la nature, par l’activité et la découverte. Son enseignant lui montre les réalités plus qu’il ne les lui raconte, il lui fait éprouver les choses pour qu’il en acquière l’expérience. L’éducateur prépare la situation naturelle pour amener Émile à vivre l’expérience formatrice, l’action éducative est indirecte.

Le modèle paysan est pris par un Rousseau qui aurait dû être artisan : « Il n’y a point de petit paysan à douze qui ne sache se servir de levier mieux que le premier mécanicien de l’Académie. ». Rousseau recommande l’expérience de la nature, la découverte, par soi-même, dans un monde rural, où pourra s’épanouir la sensibilité du futur menuisier. C’est là le paradoxe de Rousseau, à qui l’on a souvent reproché de ne pas avoir éduqué d’enfant, qui propose une éducation, par les mots et les livres, recommandant de former par la pratique et l’expérience.

Plaque de Jean-Jacques Rousseau émise par Genève en 1912. Chris Bertram/Wikimedia, CC BY

Comme dans les institutions éducatives, où l’imaginaire des organisations professionnelles est très développé par des enseignants qui n’en ont pas toujours l’expérience concrète et vécue, Rousseau parle d’une nature parfois plus rêvée que travaillée. L’expérience de lecture est plus proche de Virgile que d’Hésiode. Ce sont deux cultes de la nature distincts, car ils n’engagent pas le lecteur à l’identique : pour le premier, il s’agit de la rendre intelligible, pour l’autre, de la transformer.

L’éducation par la rêverie des promenades champêtres n’est pas l’éducation par le labeur aux champs. Rousseau se situe à mi-chemin puisque c’est un lettré rêvant à un Émile imaginaire qui apprendrait dans la nature.

Véracité de l’expérience

Ce rapport ambigu à une réalité de référence, la nature comme le monde du travail, pose la question de la véracité de l’expérience. Un jeu de rôle ou une représentation de la réalité peuvent-ils être aussi formateurs que la confrontation directe aux enjeux professionnels ? Mais on sait, par la controverse des Lumières sur le théâtre, que Rousseau préfère l’expérience réelle (travail, nature, village, fête, etc.) à l’expérience factice, artificielle, que proposent les scènes genevoises, fussent-elles a visées éducatives.

Rousseau aurait-il dénoncé le théâtre d’improvisation et les mises en situation dans l’enseignement ? Quel est le degré de réalité à accorder à ces pratiques formatives ? L’épreuve émotionnelle, affective, sentimentale, est-elle suffisamment forte pour imprégner durablement les élèves et les préparer ainsi au mieux à leur futur métier ?




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Un travail de recherche pour le Conservatoire national des arts et métiers a montré comment Rousseau est plus critique que les autres philosophes de son siècle lorsqu’il s’agit d’éduquer aux bonnes mœurs par les spectacles (le théâtre de l’époque, avant la télévision et le cinéma aujourd’hui), d’apprendre à maîtriser ses émotions par des travaux de groupes et, finalement, développer une compétence dramatique qui n’est autre qu’un savoir vivre ensemble et un sens du travail collectif. Émile reste seul dans la nature et c’est une des limites de l’expérience rousseauiste.

Comme on le voit, préparer aux arts d’un métier, aux compétences d’une profession, n’est pas chose aisée. L’expérience doit être forte et vraie ; tout en anticipant les réalités à venir. Au mieux, elle insère dans une situation de travail aménagée pour les apprentissages, voire simulée et préparée comme le recommande Rousseau pour Émile. L’expérience permet alors d’éprouver l’environnement de travail de référence plus encore que d’y faire ses preuves.

L’expérience est probable ; elle apprend à croire dans son cœur et à ses sentiments profonds quant aux réalités de travail pour transformer l’orientation en vocation par l’effet d’engagement progressif du dispositif. L’expérience et l’action forment le corps : la découverte active est plus motivante que la seule théorie et ses transcriptions, l’incorporation d’expériences est fondamentale. Ainsi la théorie du travail ne vaut qu’en tant que pratique.

L’observation est d’abord une participation pour constituer une véritable expérience en situation. La réactualisation de ces considérations laisse entendre que la formation tout au long de la vie repose, pour l’enseignant comme pour les élèves, sur l’épreuve du travail, ou encore l’expertise de l’expérience.

The Conversation

Olivier Marty ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son poste universitaire.

Licence : CC by-nd

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