La crise du Covid-19 redéfinit le déroulement des études, notamment dans les classes préparatoires aux grandes écoles – ces formations où des bacheliers viennent préparer en deux ou trois ans les concours d’écoles d’ingénieurs, de management, d’Écoles normales supérieures et d’autres, selon leurs spécialités. La crise change les méthodes d’enseignement, avec la classe à distance et la suppression des interrogations orales régulières. Elle affecte aussi l’organisation des concours.
Alors que les CPGE exigent un engagement complet jusqu’au concours, la motivation des préparationnaires est affectée par les incertitudes liées au contexte sanitaire, malgré la persévérance des professeurs pour assurer la « continuité pédagogique ».
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Retour sur quatre théories traditionnelles de la motivation qui permettent de comprendre comment, dans ces filières, celle-ci est mise à l’épreuve de la pandémie.
Besoins d’appartenance et d’estime
Les cours en classe satisfont plusieurs besoins sur la pyramide de Maslow (1943) :
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un besoin de sécurité, car l’étudiant est dans un environnement rassurant, sous l’œil bienveillant des professeurs, entouré de camarades devenus des amis ;
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un besoin d’appartenance, grâce aux synergies d’un groupe soudé qui avance vers un objectif commun ;
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les besoins d’estime et d’accomplissement de soi, grâce à l’acquisition de savoirs qui aident à façonner le projet professionnel et aux encouragements des professeurs. (Pour beaucoup, ce besoin ne sera satisfait qu’à l’intégration en école, le système de notation et la charge de travail importante en CPGE pouvant nuire au moral des étudiants.)
La satisfaction des besoins est altérée par l’enseignement à distance. Bien que certains jeunes de prépa aient rejoint des familles où ils sont choyés, ils se sont retrouvés privés de l’émulation de groupe, des séances de travail collectif, des échanges informels en dehors des cours, que les objets connectés ne remplacent pas toujours.
Par ailleurs, les moins chanceux ne bénéficient pas de conditions propices au rythme soutenu de la CPGE : la fermeture des lycées les prive d’un espace de travail. En outre, ceux qui n’ont pas pu rejoindre leurs proches sont privés d’un soutien familial et amical.
Le besoin d’estime et d’accomplissement de soi est aussi mis à mal, notamment pour les étudiants de deuxième année, avec la lassitude et la perte de sens liées à l’éloignement de la date des concours, et la nécessité de travailler seuls sur une période plus longue que prévue.
Les regroupements en ligne pallient en partie l’insatisfaction de ces besoins. Cependant, ils ne remplacent ni la chaleur humaine ni les interactions permises par un enseignement classique. S’adresser à des appareils désincarnés semble dégrader la satisfaction du besoin d’appartenance, ce qui explique en partie la moindre d’implication en ligne.
Arbitrages
En 1964, Vroom montre que la motivation résulte de trois forces conjointes : l’expectation, l’instrumentalité, la valence.
En présentiel, les étudiants qui « survivent en prépa » répondent simultanément à ces critères :
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leur objectif est d’intégrer une école (instrumentalité) ;
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ils pensent que la CPGE leur donne les chances de l’atteindre (expectation) ;
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cet objectif a suffisamment de valeur pour que le sacrifice en vaille la peine (valence).
Cet équilibre est précaire. Les sacrifices considérables, en matière de travail ou de restriction de la vie sociale, dégradent la valence. De plus, la notation sévère, le volume de connaissances à ingérer et l’exigence des professeurs pèsent sur l’expectation : l’étudiant ne se sent plus capable de réussir dans cette voie. Il doute alors de ses capacités et peut revoir ses prétentions d’intégration à la baisse, diminuant ainsi l’instrumentalité.
À distance, cet arbitrage est modifié suivant le profil du candidat, les préparationnaires étant dépourvus de leurs repères habituels. Pour les plus optimistes, l’expectation est renforcée, car leur mise au travail et leur résistance au stress constituent des chances supplémentaires.
Cependant, les candidats plus fragiles considèrent que les événements de l’année écoulée (grèves, épidémie) ont amenuisé leurs chances d’intégrer un bon établissement, dégradant ainsi l’expectation et l’instrumentalité.
La marge de manœuvre des professeurs est faible, car elle implique un soutien individualisé difficile à mettre en place du fait du nombre élevé d’étudiants par classe.
Vision du professeur
En 1960, Douglas McGregor montre que la vision des managers influence la motivation de leurs subalternes. Ce constat peut être dressé en CPGE.
En classe, les méthodes des professeurs découlent de leur vision des préparationnaires. Pour certains, les étudiants, bien qu’inscrits en prépa, n’ont pas de goût pour l’effort et doivent être contrôlés et poussés au travail. C’est la vision X de McGregor.
Pour d’autres, le préparationnaire est responsable, car il poursuit un objectif d’accomplissement personnel : il faut donc lui faire confiance. C’est la vision Y de McGregor.
Les professeurs empruntent à McGregor un mélange des visions X et Y suivant de multiples facteurs tels que la personnalité de l’étudiant, la période de l’année ou la discipline enseignée. Ils oscillent donc entre un fort contrôle des étudiants, des récompenses ou sanctions par la note, et plus de responsabilisation et d’incitations à l’autonomie.
Les enseignants considèrent aussi leurs étudiants suivant la théorie Z, qui postule que l’individu est autonome, digne de confiance, désireux de coopérer, respectueux des compétences de ses pairs et ouvert au dialogue. La vision Z incite à préconiser le travail en équipe et l’entraide au sein de la prépa.
Quand les préparationnaires sont « cachés » derrière leurs écrans, les enseignants s’interrogent légitimement sur leur niveau d’attention, la qualité de leur travail personnel ou de potentielles tricheries aux devoirs. L’enseignant est plus que jamais tiraillé entre les visions X, Y et Z.
Suivant la théorie X, l’asymétrie d’information conduit les enseignants à renforcer le contrôle en exigeant plus fréquemment le rendu de devoirs, en multipliant les apostrophes aux étudiants pour s’assurer qu’ils suivent, ou en indexant le passage en deuxième année sur l’assiduité.
On peut s’interroger sur l’efficacité de ces efforts : obligent-ils les réfractaires à suivre ? Ne dégradent-ils pas la relation de confiance entre les étudiants sérieux et les professeurs ? N’impliquent-ils pas des sacrifices importants en termes de temps et de logistique pour le professeur ?
Selon la théorie Y, l’enseignant peut être encouragé à donner plus d’autonomie aux étudiants. Très positive de prime abord, cette réaction peut aussi déstabiliser ceux qui sont plus fragiles psychologiquement. Suivant la thèse de Vroom, un étudiant qui s’estime incapable d’être responsabilisé verra son expectation dégradée.
Enfin, selon la théorie Z, les professeurs multiplient les initiatives de travail collectif. Vu les exigences en matière de distanciation sociale, cela implique pour les étudiants une utilisation accrue des écrans. La question de la nocivité de telles pratiques sur leur santé se pose alors.
Se comparer aux autres
En 1963, J.S. Adams a montré que les individus se comparent aux autres personnes de l’organisation par le calcul pour les autres et pour eux-mêmes d’un ratio d’équité (rétribution/contribution). Une trop grande différence entre les ratios incite les individus à rétablir l’équité.
Les classes préparatoires ne font pas exception. Les étudiants sont prompts à estimer les contributions de leurs camarades, notamment par le travail fourni. Ils guettent aussi les rétributions par les notes et la considération des professeurs.
Un étudiant considérant qu’il est inéquitablement rétribué par rapport à sa contribution peut :
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travailler plus pour améliorer ses rétributions ;
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diminuer ses contributions, ce qui mène à de l’absentéisme, moins de travail ;
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agir sur les étudiants qui ont un meilleur ratio d’équité en sabotant leur travail ou en refusant de coopérer avec eux.
La crise sanitaire amplifie les comparaisons, à la fois entre préparationnaires d’un même établissement et de lycées différents. Elles portent sur la mise en place de l’enseignement à distance, le degré d’implication (bénévole ou non) des professeurs, les conditions de travail des autres étudiants, etc.
L’accroissement des inégalités perçues – que cette perception soit fondée ou non – affecte la motivation des étudiants. Ceux qui s’estiment privilégiés s’impliquent dans leurs révisions. Ceux qui se sentent lésés choisissent une des options évoquées plus haut.
La classe à distance a donc considérablement affecté la motivation des préparationnaires, et bouleverse la manière dont les enseignants devraient les soutenir. Il est important de s’inspirer dès maintenant des bonnes pratiques identifiées, puisqu’une place importante pourrait encore être donnée aux cours à distance à l’avenir.
Johanna Volpert est professeur en classe préparatoire aux grandes écoles.
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