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Aborder les thèmes sensibles en classe universitaire en toute sérénité, est-ce possible ?

Un article repris de https://pedagogie.uquebec.ca/le-tab...

Aborder les thèmes sensibles en classe universitaire en toute sérénité, est-ce possible ?

Auteur(s)

fbreault

No 2
Version PDF
/sites/default/files/documents/numeros-tableau/LeTableauVol13_no2.Hirsch_VF.pdf

Dans ce numéro, Sivane Hirsch, professeure à l’Université Laval, présente les thèmes sensibles, ce qui les rend si sensibles, et comment se préparer pour les aborder avec les étudiants et étudiantes universitaires. 

Mise en situation

Valérie, professeure en éthique de la communication, parle dans son cours de la place qu’occupent les préjugés dans les publicités. Elle discute ainsi de l’homophobie et du racisme régulièrement. Dans le cadre de l’un de ses cours, elle discute plus particulièrement d’une publicité qui met en scène un couple homosexuel dans les rôles traditionnels d’un père qui va travailler en dehors de la maison et d’une mère au foyer qui est responsable des tâches ménagères une fois les enfants partis pour l’école. La professeure invite son groupe d’étudiants et d’étudiantes à réfléchir aux stéréotypes de genre qui sont reproduits dans cette publicité pourtant « ouverte » à une autre conception de la famille. Une étudiante réagit en affirmant que pour elle « une vraie maman » reste à la maison cuisiner pour ses enfants et les accueillir à la fin de l’école avec une collation directement sortie du four. Plusieurs personnes étudiantes appuient ses propos. Valérie, professeure d’université et mère de 5 enfants, qui n’a jamais cuisiné de galettes, est bouleversée non seulement dans ses propres valeurs, mais aussi dans l’image qu’elle se faisait jusqu’alors de son groupe dans une formation professionnalisante. Elle n’avait pas pensé qu’elle devrait parler de féminisme ce jour-là… Quoi faire ? 

Adaptée du récit de Valérie, dans En terrain miné (Audet et al., 2022)

Pourquoi ?

CINQ RAISONS DE PLANIFIER LE TRAITEMENT DES THÈMES SENSIBLES EN CLASSE

  1.  Les thèmes sensibles peuvent apparaître de manière inopinée en classe (Hirsch et Moisan, 2022).
  2. Les émotions suscitées par les thèmes sensibles peuvent rendre le raisonnement critique difficile (Korteweg et Fiddler, 2018).
  3. L’analyse des dimensions des thèmes sensibles permet de mieux les traiter sans pour autant essayer de nier la charge émotive qui peut y être liée.
  4. La création d’un « espace de courage » (Arao et Clements, 2013) à la discussion permettra aux personnes étudiantes d’exprimer leurs idées respectueusement tout en écoutant réellement celles des autres.
  5. C’est le rôle social de l’éducation – à tous les niveaux – d’offrir un espace dans lequel on apprend le dialogue démocratique même autour des désaccords (Hirsch et Moisan, 2022).
     

Quoi ?

DÉFINIR LES THÈMES SENSIBLES

Les thèmes sensibles sont « des objets difficiles de savoir, mobilisant des valeurs et des représentations sociales qui sont complexes et multifacettes, parce qu’ils concernent les manières de vivre en société dans un contexte scolaire pluriel où il n’est pas toujours possible de jouir d’un consensus. En s’imposant en classe, souvent de manière inopinée, ils peuvent remettre en question le statuquo par leur fort potentiel subversif. » (Hirsch et Moisan, 2022). On peut penser aux violences sexuelles et leur dénonciation sur les réseau sociaux (p. ex. avec le mouvement #metoo), au racisme ou autre forme d’exclusion, aux conflits armés dans le monde, etc.
 

Ce que nous dit la recherche

PLURALITÉ DES CONCEPTS

Plusieurs concepts sont proposés afin d’aborder les thèmes sensibles en enseignement. Dans le contexte francophone, on parle le plus souvent de questions socialement vives (Legardez, 2006) qui font débat autant dans la société, dans les savoirs de référence que dans les savoirs enseignés. D’autres personnes proposent le terme de controverses (politiques ou sociotechniques) en précisant que celles-ci exigent une prise de décision avant de pouvoir réellement répondre à l’ensemble des questions (techniques, éthiques, politiques, financières, etc.) qu’elles soulèvent (Groleau et Pouliot, 2015). Enfin, le concept des savoirs difficiles (Garrett, 2017) s’intéresse plutôt à notre rapport avec l’apprentissage lorsque celui-ci nous expose à des savoirs trop difficiles à encaisser, nous amenant à préférer (plus ou moins consciemment) l’ignorance.

La figure présente quatre dimensions à considérer pour mieux comprendre les thèmes sensibles dans l’enseignement et pour mieux se préparer à les aborder. La dimension éthique évoque les valeurs et les représentations sociales que ces thèmes touchent. La dimension sociale tient compte de la diversité – ethnoculturelle, religieuse, linguistique, de genre, d’orientation sexuelle, idéologique, socioéconomique, etc. – inhérente à toute société démocratique libérale comme la société québécoise et du rôle de socialisation que la société confère à son système d’éducation. La dimension politique reconnaît les rapports de pouvoir qui sous-tendent toute situation d’enseignement et les savoirs qui y sont présentés. La dimension pédagogique touche à la complexité des thèmes sensibles, à leur caractère interdisciplinaire, et au besoin de les traiter avec nuances plutôt que dans une dichotomie, alors qu’on cherche à soutenir le développement autant des savoirs, des savoir-être et des savoir-faire. En somme, notre définition, opérationnelle, vise à aider les personnes enseignantes à identifier les éléments sensibles dans un thème abordé en classe et à adapter leurs pratiques en conséquence.

 

Comment ?

DES APPROCHES PÉDAGOGIQUES À ADOPTER

Plusieurs approches pédagogiques peuvent s’adapter à un traitement des thèmes sensibles. La démarche pédagogique Aborder les thèmes sensibles en classe vise plutôt la manière de s’y préparer (Hirsch et al., 2023). 

1. Réfléchir : Est-ce que c’est le bon contexte pour parler de ce thème ? Est-ce que c’est le bon moment ? Le thème est-il en cohérence avec les cibles d’apprentissage du cours ? Si les réponses sont négatives – parce que le sujet est trop éloigné de la discipline ou de l’expertise de la personne enseignante ou parce que le thème sera abordé ultérieurement – il n’est pas nécessaire de traiter du sujet en classe. Si les réponses sont affirmatives, il faut passer à la deuxième étape. Dans tous les cas, il peut être opportun de clarifier auprès des personnes étudiantes les raisons pédagogiques pour aborder ou non un sujet sensible.

 

2. Se préparer 

  • S’informer : Au-delà des connaissances personnelles, de la manière dont le thème est abordé dans les médias ou dans les différentes sources d’information auxquelles peuvent se référer les étudiants et étudiantes en classe. 
  • Penser sa positionnalité : Considérant la dimension politique, il importe de toujours se questionner sur la manière dont le thème confronte nos propres valeurs et représentations sociales. C’est aussi le bon moment pour réfléchir à la posture enseignante – neutre, impartiale ou engagée (Hess, 2005 ; Kelly, 1986) – qu’on veut ou qu’on peut adopter. 
    L’analyse de différentes dimensions est essentielle ici pour se préparer en conséquence. 

 

3. Animer

  • Préciser les règles du jeu avant le début de la discussion, inviter à une prise de distance critique de la part des personnes étudiantes pour permettre une discussion qui dépasse les émotions (sans pour autant les écarter ou les considérer comme illégitimes). 
  • Intégrer différentes pratiques pédagogiques, dont voici quelques exemples : 

Le magistral interactif  

Présenter les contenus spécifiques avant d’ouvrir à la discussion


La délibération (McAvoy et Hess, 2013) 

Inviter les étudiants et étudiantes à discuter d’une question controversée en cherchant une solution commune


La pédagogie du dialogue et des conflits (Arvisais et G-Hénon, 2022). 

Se référer à ses expériences et bagages personnels (le passé) pour mieux comprendre les idées des autres et se laisser influencer par leur présentation (le présent) 


L’éducation antiraciste

Reconnaître le racisme comme une construction sociale des relations avec les autres, et faire place à d’autres savoirs et modèles de pensée dans l’enseignement, en donnant notamment la parole à des groupes minorisés de diverses manières.


Peu importe l’approche adoptée, il importe d’éviter d’imposer une dichotomie entre « pour » et « contre » ou de proposer des réponses faussement simplifiées. Il faut s’assurer de traiter ces thèmes dans toute leur complexité. Pour ce faire, il est essentiel de faire place à différentes perspectives sur la question abordée – qu’elles soient inspirées de différents cadres théoriques, de différentes disciplines ou appuyées sur les expériences des personnes concernées. 

 

4. Effectuer un retour : prendre le temps pour clore la discussion de manière structurée en rappelant les intentions pédagogiques poursuivies et les concepts principaux traités au cours de la réflexion. Les échanges en classe au cours de la séance pourraient en effet faire oublier le « vrai » thème à l’étude. Un rappel des objectifs du cours permet de poursuivre les réflexions aussi en sortant de la classe avec leurs camarades ou leur entourage. Rappelons-le, l’objectif pédagogique du traitement des thèmes sensibles ne consiste pas forcément à proposer des réponses uniques à une question posée, mais de s’y exposer et de la réfléchir pour permettre aux personnes participant à la discussion de nuancer leurs propres réponses.

Finalement, si le traitement des thèmes sensibles en classe amène un risque d’imprévisibilité, cette démarche permet d’être mieux préparé.

 

 

Références

Audet, G., Hirsch, S., Thibodeau, S. et Morin, G. (2022). En terrain miné ? Récits de pratique de professeur.es à propos de l’enseignement de thèmes sensibles en contexte universitaire. https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/docs/GSC3636/O0004813872_En_terrain_mine_Recueil_final.pdf

Arao, B. et Clemens, K. (2013). From Safe Spaces to Brave Spaces : A New Way to Frame Dialogue Around Diversity and Social Justice. Dans L. M. Landreman (dir.), The Art of Effective Facilitation : Reflections From Social Justice Educators (pp. 135-150). Stylus Publishing. 

Arvisais, O. et G-Héon, A. (2022). Utiliser l’approche expérientielle et la pédagogie du dialogue et des conflits en didactique des sciences humaines et sociales, une démarche radicale ? Dans A. Araújo-Oliveira et É. Tremblay-Wragg (dir.), Des pratiques inspirantes au cœur de la formation à l’enseignement (pp. 93-109). Presses de l’Université du Québec.

Garrett, H. J. (2017). Learning to be in the World with Others. Peter Lang Verlag.

Groleau, A. et Pouliot, C. (2015). Éducation aux sciences et relations de pouvoir dans les controverses sociotechniques. Canadian Journal of Science, Mathematics and Technology Education, 15(2), 117-135. https://doi.org/10.1080/14926156.2014.999959 

Hess, D. E. (2005). How do teachers’ political views influence teaching about controversial issues ? Social Education, 69(Jan/Feb), 47-48. 

Hirsch, S., Audet, G., Gosselin-Gagné, J. et Turcotte, M. (2023). Aborder des thèmes sensibles avec les élèves. Centre d’intervention pédagogique en contexte de diversité. https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/docs/GSC3636/O0005005900_Th_mesSensibles2023.pdf 

Hirsch, S. et Moisan, S. (2022). Ouvrir une brèche dans le chaos du monde tout en favorisant les apprentissages. Définition, pratiques et tensions inhérentes aux thèmes sensibles en enseignement de l’histoire et de l’éthique. Dans S. Moisan, S. Hirsch, M.-A. Ethier et D. Lefrançois
(dir.), Objets difficiles, thèmes sensibles et enseignement des sciences humaines et sociales (pp. 61-88). FIDES.

Kelly, T. E. (1986). Discussing controversial issues : Four perspectives on the teacher’s role. Theory & Research in Social Education, 14(2), 113-138. https://doi.org/10.1080/00933104.1986.10505516 

Korteweg, L. et Fiddler, T. (2018). Unlearning colonial identities while engaging in relationality : settler teachers’ education-as-reconciliation. McGill Journal of Education / Revue des sciences de l’éducation de McGill, 53(2). https://doi.org/10.7202/1058397ar 

Legardez, A. (2006). Enseigner des questions socialement vives. Quelques points de repères. Dans A. Legardez et L. Simonneaux (dir.), L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives (pp. 19-32). ESF éditeur.

McAvoy, P. et Hess, D. (2013). Classroom Deliberation in an Era of Political Polarization. Curriculum Inquiry, 43(1), 14-47. https://doi.org/10.1111/curi.12000

 

Pour en savoir plus

Les fiches régionales : Des clés pour mieux comprendre la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique en milieu scolaire, permettent de dessiner un portrait nuancé de cette diversité au Québec. 

Des guides pédagogiques, comme le guide L’appropriation culturelle ou le guide Étudier les génocides analysent des thèmes sensibles et proposent des manières de les traiter en classe.

L’ouvrage suivant permet d’aller plus loin en sciences humaines et sociales sur le traitement en classe de ces thèmes : 

Moisan, S., Ethier, M.-A., Hirsch, S. et Lefrançois, D. (dir.). (2022). Enseigner des objets difficiles en sciences humaines et sociales. Montréal : FIDES.

Cet article reprend en détail les quatre dimensions des thèmes sensibles :

Hirsch, S., Moisan, S. et Audet, G. (2023). En terrain glissant. Enseigner les thèmes sensibles en contexte éducatif postsecondaire. / On Dangerous Ground. Teachning Sensitive Topics in Post-Secondary Education. Revue pédagogie collégiale, 36(2), 6-13. https://www.calameo.com/aqpc/read/0067374142455cc3febcb
 

D’autres questions à explorer

  • Comment mettre en œuvre les approches pédagogiques anti-oppressives en enseignement supérieur ?
  • Comment aborder la diversité ethnoculturelle, religieuse linguistique en reconnaissant les spécificités des différentes régions du Québec ?
     

Notice biographique

Sivane Hirsch est professeure titulaire au département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage à l’Université Laval. Elle s’intéresse à la prise en compte de la diversité ethnoculturelle et religieuse à l’école, dans les pratiques du personnel enseignant et dans la formation initiale et continue. Ses recherches actuelles portent sur le traitement des thèmes sensibles, sur l’enseignement des génocides et sur les enjeux d’éducation au sein des communautés minoritaires, comme les hassidim de Montréal.

Mentions de responsabilité

Cette capsule est une production de la Direction du soutien aux études et des bibliothèques (DSEB) en collaboration avec le Groupe d’intervention et d’innovation pédagogique (GRIIP)
Comité éditorial : Marilyn Baillargeon, Élisabeth Boily, Adèle Cardinal, Marie-Christine Dion, Isabelle Gallard, Alain Huot, Laurence-Olivier Tardif
Coordination :  Marie-Michèle Lemieux
Rédaction : Sivane Hirsch
Correction : Isabelle Brochu et Dominique Papin

Licence : CC by-nc-sa

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