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« L’envers des mots » : Bifurquer

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Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd

À mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies, notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ? De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », les chercheurs de The Conversation s’arrêtent deux fois par mois sur l’un de ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public.


Le terme « bifurquer » a été largement mobilisé ces derniers mois dans l’espace médiatique français, notamment lors de remises de diplômes de plusieurs grandes écoles d’ingénieurs et de commerce.

Pointant les « ravages » sur la société et la planète auxquels participeraient les technologies, de jeunes diplômés ont dit haut et fort leur refus de participer à un modèle économique capitaliste jugé responsable de l’urgence écologique en cours. Tirant un trait sur les opportunités d’emploi et de carrière dans l’agro-industrie auxquelles ouvre leur formation, certains sortants d’AgroParisTech ont ainsi déclaré :

« Ne perdons pas notre temps, ne laissons pas filer cette énergie qui bout quelque part en nous, désertons avant d’être coincés par des obligations financières. (…) Commencer une formation de paysan-boulanger, partir pour quelques mois de woofing, participer à un chantier sur une ZAD ou ailleurs, vous investir dans un atelier vélo autogéré (…), ça peut commencer comme ça, à vous de trouver vos manières de bifurquer ! »

À travers ces prises de parole, la bifurcation est devenue à la fois une réalité concrète, une expérience subjective vécue par des individus souhaitant s’écarter des « chemins déjà tracés » et une revendication militante, autrement dit un moyen de lutter pour la cause écologique défendue.




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L’intérêt des sciences humaines et sociales pour cette notion n’est cependant pas nouveau et a donné lieu à un foisonnement de recherches. Ainsi, Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti définissent les bifurcations comme « des configurations dans lesquelles des événements contingents, des perturbations légères peuvent être la source de réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs ».

Elles constituent dès lors des ruptures d’ordre familial, professionnel, religieux, ou encore conjugal, dans des parcours de vie jusqu’alors marqués en apparence par une forme de continuité subjectivement perçue ou de régularité statistique. L’expérience d’un divorce, d’un décès, d’une maladie ou encore d’un licenciement, souvent perçue comme un « accident de vie », peut impacter durablement les parcours et conduire à des transformations à la fois des comportements, mais également des situations sociales et professionnelles.

Ces bifurcations sont par définition pluridimensionnelles. Elles peuvent prendre des tournures très variées selon leurs temporalités, le nombre d’individus ou le type d’organisations concernées, la dimension sociale qui est l’objet de cette rupture. Elles se différencient aussi selon les événements déclencheurs, s’ils existent, ou encore la nature des trajectoires suite à la bifurcation.

Les bifurcations à l’œuvre du côté des diplômés des grandes écoles ne constituent pas un phénomène complètement nouveau. Certains itinéraires présentent en effet des similitudes avec les parcours de vie des militantes et militants engagés dans les luttes sociales et écologistes des années 1960 et 1970. La revendication du « retour à la terre » était ainsi un référent commun dans les trajectoires individuelles et collectives qui ont quitté le monde salarial pour une vie à la campagne, notamment dans le Larzac.

Toutefois, la diffusion et l’écho obtenus par les travaux sur la collapsologie, l’investissement politique d’entrepreneurs de cause reconnus issus du GIEC ou du think tank The Shift Project, l’expérience désormais très concrète des conséquences du changement climatique dans les pays occidentaux changent la donne. Il faut aussi compter avec les échecs de tentatives de transformation « de l’intérieur » menées au sein des entreprises, finalement confrontées aux exigences de rentabilité et de compétitivité.

Ainsi qu’ils l’ont exprimé au printemps dernier, les diplômés des écoles d’ingénieurs et de commerce n’appellent pas seulement à des bifurcations individuelles, mais également, et surtout, à une bifurcation majeure des organisations et des structures sociales, politiques et économiques afin de préserver l’habitabilité de la planète.

The Conversation

Antoine Bouzin est membre du Réseau Ingenium et de l’Observatoire des formations citoyennes.

Licence : CC by-nd

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