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De l’usage des situations professionnelles dans la conception d’un dispositif de formation à l’activité managériale

25 avril 2022 par Hervé DB Biennale de l’éducation 403 visites 0 commentaire

Hervé de Bisschop, Anaïs Loizon et Christel Landret
L’Institut Agro Dijon
UR FoAP- Formation et Apprentissages Professionnels

L’enseignement du management ne cesse de questionner en pédagogie. Activité complexe et éminemment interactionnelle, elle mobilise le sujet qui l’exerce dans de multiples dimensions intellectuelles, corporelles, émotionnelles, éthiques (Barbier et al., 2011 ; Mispelblom-Beyer, 2006). Pour bien des praticiens comme pour certains experts, le management ne s’apprendrait pas à l’Ecole car « c’est surtout du métier, au sens que cela relève de l’expérience, de l’apprentissage sur le tas » (Mintzberg, 2005). Pourtant « l’ancrage expérientiel de l’expertise managériale ne va pas de soi » (Bonnet 2019, p.27), tant est prégnante la tendance à réifier l’apprentissage du management dans l’acquisition d’un corpus de connaissances génériques déconnectées des dynamiques psychosociologiques. En contre point, les stages d’aguerrissement de l’armée ont, par exemple, démontré d’intéressants potentiels d’apprentissage (de Bisschop, 2020). Et des entreprises comme des organismes de formation développent, pour former au leadership notamment, des dispositifs s’appuyant sur ce type de stage ou s’en inspirant, qui intègrent en proportion variable de la réflexivité (Gillet et al., 2015). Nous présentons la conception d’un module de formation de deux jours au sein d’une école d’ingénieurs visant plus particulièrement à développer des compétences en matière d’organisation de l’action collective et de gestion des conflits. Par simplification et bien que ces termes puissent être discutés, nous emploierons ici indifféremment les termes « encadrement » et « management ». Le module s’inscrit dans un parcours de formation au management créé en 2020 dans le cadre du PIA « Nouveaux Cursus à l’Université » RITM- BFC [1] . Il s’adresse dans un premier temps à une quinzaine d’élèves-ingénieurs fonctionnaires, suivant un cursus de formation continue suite à la réussite d’un concours qu’ils ont passé en tant que techniciens, et dont la plupart exerceront des responsabilités d’encadrement d’équipe en sortie d’Ecole. Suivant un principe de conception structurant en didactique professionnelle, les situations professionnelles endossent plusieurs fonctions au sein de ce dispositif : elles sont à la fois la fin, l’origine et le moyen de la formation (Mayen, 2012). Pour chacune de ces fonctions, cette communication retrace les choix opérés et les arbitrages effectués par le collectif de conception. Elle interroge également, en guise de conclusion, le travail de et sur l’expérience mené à l’occasion de ce module au prisme de la théorie de l’apprentissage expérientiel (Danse & Faulx, 2015). Nous verrons ainsi de quelle manière les situations professionnelles sont mobilisées, dans le cadre de ce module, pour étayer le développement des compétences managériales des stagiaires en leur permettant à la fois de « faire » et de « se regarder en train de faire ».

1. LA MAITRISE DES SITUATIONS PROFESSIONNELLES DE MANAGEMENT : UNE FINALITE POUR LES PROFESSIONNELS

Pour Mayen (2012), les situations professionnelles sont ce à quoi les professionnels ou futurs professionnels sont confrontés, ce avec quoi ils doivent agir et combiner leur effort pour réussir à travailler. Elles représentent à ce titre une fin en soi qu’il s’agit de maîtriser, transformer, ajuster et faire à sa main pour atteindre les buts escomptés. Dans son versant objectif, la situation professionnelle est d’abord un ensemble de composantes à la fois matérielles, culturelles, sociales et organisationnelles, un « donné » (Mayen, 2004) qui forme un cadre avec lequel le sujet va devoir composer. Dans son versant subjectif, la situation se présente comme un ensemble d’éléments à créer, au sens où ils font l’objet d’une élaboration de la part du sujet qui va en faire l’expérience. C’est dans cette réélaboration progressive de la situation par le sujet que s’exprime la compétence. À ce titre, les situations et leurs caractéristiques réclament une certaine attention de la part des concepteurs. Nous mettons ici en évidence certaines caractéristiques génériques des situations de management et de l’activité qui s’y déploie.

1.1. Manager : une activité complexe, adressée à autrui

L’activité managériale entendue comme l’art de conduire une action collective finalisée dans un contexte organisationnel et culturel donné est une activité complexe (Vannereau, 2011) au moins pour trois raisons. Tout d’abord comme activité de relation à autrui son objet ne porte pas tant sur la transformation d’artefacts que sur celle des capacités à agir des individus engagés au sein de collectifs de travail ce qui, toujours, reste difficile à apprécier (Mayen, 2007). Ensuite comme activité conjointe, elle mobilise différents registres de coordination entre les acteurs : non seulement opératoires et cognitifs mais aussi dispositionnels (de Bisschop 2020, p.316). Enfin comme activité située, elle requiert l’intégration graduelle d’une double culture professionnelle et organisationnelle : (i) professionnelle parce qu’agir comme cadre responsable d’un service en ressources humaines ou d’une ligne de production appelle des compétences spécifiques au métier de référence, (ii) organisationnelle car l’activité se déploie toujours dans un contexte organisationnel qui exige pour y animer des collectifs avec pertinence, la connaissance des ressources, artefacts et coutumes propres à l’organisation.

1.2. Manager : une activité morcelée

Historiquement élaborée à partir de travaux menés sur des métiers techniques et industriels, la didactique professionnelle s’est progressivement ouverte aux activités de service et aux métiers d’encadrement. L’analyse de l’activité de dirigeants d’hôpitaux (Tourmen et al., 2011) a révélé des caractéristiques particulières appelant un cadre théorique enrichi. Pour décrire l’activité, les chercheurs recourent à des mots du métier : il s’agit d’identifier des « dossiers » et des
« fonctions » telles que « conduire une politique publique », « gérer un budget », « recruter » etc. L’activité observable est morcelée, souvent interrompue, « une somme de micro-activités dont il est difficile de discerner la logique et la continuité » (Tourmen et al., 2011). De multiples fonctions se déroulent dans des séries de situations étalées dans le temps. Par leurs prises d’informations, les managers construisent et actualisent en permanence une représentation fonctionnelle (Leplat, 1985) des situations de travail, à savoir une représentation à la fois finalisée par les intentions d’action et déformée par elles. Cette représentation « donne son unité à l’activité du dirigeant » en soutenant notamment une « recomposition permanente des éléments du système selon une recherche d’unité ou d’équilibre entre les forces » (Tourmen et al., op. cit.).

1.3. Manager : une activité langagière

L’activité des dirigeants apparait également comme « essentiellement langagière ». Le dirigeant « parle », « lit », « signe », « écrit », « écoute », « discute » avec une diversité d’interlocuteurs, dans des interactions incessantes. « Les dirigeants agissent en parlant et parlent pour agir » (Tourmen et al., 2011). Le langage apparait comme l’un des principaux leviers utilisés pour « engager l’activité d’autrui » (Barbier, 2011). Or « les activités langagières peuvent être envisagées et analysées comme n’importe quelles activités. Elles ont pour fonction d’agir sur le monde, de produire des effets sur lui, par le biais des effets sur les autres » (Trognon, 1999). Parmi ces opérations, la « qualification » d’un dossier comme urgent,

important, secondaire… est un des exemples de l’action managériale. Le langage apparaît donc comme une trace importante de l’activité du dirigeant.

2. L’ANALYSE DES SITUATIONS MANAGERIALES : ORIGINE DE L’INGENIERIE DE CONCEPTION

Si pour le professionnel la situation représente une finalité en soi, elle devient l’« origine » de la démarche de conception pour les formateurs qui s’inscrivent dans le courant de la didactique professionnelle (Mayen, 2012). En effet, dès ses débuts, ce courant se propose d’« analyser le travail pour la formation » (Pastré, 1992). Comme l’écrit Mayen : « Tout ce qui compose les milieux de travail et tout ce avec quoi les professionnels travaillent, sont, au moins à titre potentiel, des constituants d’une formation : à titre de contenu, parce que ce milieu et l’action qui se fait ou peut se faire avec lui est à connaître, à découvrir et à redécouvrir, à s’approprier ou à se réapproprier, à titre de situations et d’instruments de formation : situation problèmes, incidents, prises de risques, hésitations, pluralités de stratégies, états intermédiaires ou finaux du travail, discours des clients ou des usagers » (Mayen, 2014, p.131).

Dans la littérature sur le management l’agir des cadres est traditionnellement décrit soit à partir d’une catégorisation des rôles du manager (Mintzberg, 1984), soit encore comme un ensemble de caractéristiques communes, par exemple le rythme soutenu, la variété et la brièveté des tâches ou encore la place centrale qu’y tiennent les dimensions relationnelles et communicationnelles (Rogalski et Langa, 1997). Ce faisant ces travaux ouvrent peu à un accès fin au réel de l’activité. L’équipe pédagogique a fait le choix d’accéder à une compréhension plus fine du travail, de mieux circonscrire ce qui pose problème, résiste, fait difficulté dans la gestion et conduite d’une équipe pour asseoir la conception du module de formation, objet de cette communication. Nous décrivons quelques étapes de ce travail d’analyse et présentons certaines productions intermédiaires ayant jalonnées notre démarche.

2.1. D’une centaine de fiches descriptives de situations critiques…

Dans l’idée d’un parcours de préparation à la prise de fonction, il nous a semblé intéressant de partir du point de vue des formés : au regard de leur expérience professionnelle accumulée, quelles sont les situations qui leur semblent particulièrement délicates, complexes, et importantes à maîtriser pour pouvoir prendre fonction comme ingénieur-encadrant ?
Dans le cadre de la formation antérieure au parcours proposé, plusieurs séances d’analyses de situations de travail ont eu lieu, structurées et animées sur la base de « fiches de situation ». Nous disposions d’un corpus de 95 fiches descriptives de situations rédigées par les stagiaires depuis 7 ans, qu’ils considéraient comme particulièrement « significatives » du travail d’un ingénieur. Les situations relatées ont toutes été vécues par le stagiaire : soit comme technicien (et souvent partie-prenante), soit comme observateur lors d’un stage en service de la fonction publique. Ces fiches sont remplies sur une même trame et visent à décrire le travail d’un ingénieur : intitulé de la situation, l’ingénieur observé et sa fonction, contexte ou nature du problème à résoudre, ses objectifs, les moyens mobilisés, ce qui a été fait, les résultats. Elles sont rédigées, et c’est leur particularité, du point de vue du stagiaire ingénieur-fonctionnaire, point de vue extrinsèque sur la situation, et pour partie intrinsèque lorsque le stagiaire a pu accéder a posteriori à une explicitation réflexive par les acteurs de la situation.
Plusieurs situations « critiques » portaient soit sur des observations de directeurs d’établissements qui constituent des postes non accessibles en sortie d’Ecole (ex : une grève, la gestion de partenariats stratégiques…) soit sur des objets traités par ailleurs par le cursus de formation (ex : conduite de projet, conduite de réunion…). Après sélection, nous en avons retenu 57 qui portaient sur des situations de management opérationnel d’une équipe, elles ont été réparties par grandes catégories de situations.

Le tableau ci-après en présente une synthèse.

Tableau 1 : Catégories de situations critiques issues des fiches sur le management opérationnel

2.2. ...à l’identification et l’analyse de deux catégories de situations de management opérationnel pour le module

Nous avons retenu pour la conception de ce module les deux catégories de situations les plus représentées et qui semblaient constituer une ressource d’intérêt pour la formation : « Anticiper et gérer les tensions ou conflits » et « Coordonner le travail des agents ».
Tout comme la transposition didactique des savoirs (Chevallard, 1985) rend possible le passage de « savoirs savants » au « savoir à enseigner » et du « savoir à enseigner » au « savoir enseigné », il est possible de concevoir une transposition des situations professionnelles pour en faire des situations à proposer en formation. Cela suppose que soient « identifiées, analysées, décomposées en lieu et place d’un savoir de référence, des dimensions de l’activité » (Olry et Vidal-Gomel, 2011, p.127). La deuxième phase du travail a donc consisté à identifier pour ces deux catégories de situations les principales variables agissantes.

A titre illustratif, voici un extrait simplifié de la « décomposition » opérée pour la catégorie de situation « Coordonner le travail des agents » à partir de plusieurs fiches.

Figure 1 : Cartographie simplifiée des variables de la situation « Coordonner le travail des agents »

La complexité de la coordination d’équipe pour le manager varie selon différents paramètres que nous avons cherché à identifier pour pouvoir ensuite les exploiter à des fins pédagogiques dans les situations simulées en formation.
Pour en donner quelques exemples :
la prise en compte des caractéristiques des agents dans la répartition des tâches : quel est le niveau de compétence de l’agent sur la tâche en question ? Son statut permet-il de lui confier la tâche ?
les conditions matérielles et les outils de travail à disposition de l’équipe : il est difficile d’organiser le télétravail par exemple sans PC portable ou sans existence de réseaux partagés pour échanger des fichiers sécurisés. De même les outils logiciels sont contraignants pour l’activité elle-même en fonction par exemple des restrictions d’accès, de saisie, de validation de certaines données
Les caractéristiques propres du manager participent également de cette complexité des situations qu’il a à gérer : sa plus ou moins bonne connaissance des métiers, son expérience préalable du management, sa position dans l’organigramme… facilitent ou compliquent son travail de coordination.
L’objectif pédagogique que nous poursuivons ici est de rendre visible et palpable aux yeux des stagiaires ce qui, bien que structurant fortement l’action, reste souvent tacite et inconscient pour les acteurs en situation.

3. LES SITUATIONS, MOYENS POUR FORMER DES FUTURS MANAGERS

Riches de ces différentes analyses nous avons alors imaginé un dispositif où les situations professionnelles plus ou moins aménagées, transposées et/ou didactisées deviendraient les « moyens » de la formation. Dans ce module, les stagiaires sont amenés à « se faire » en expérimentant une diversité de modes d’action et d’interaction dans des conditions préalablement identifiées dans la phase d’analyse et proposées en formation sous forme de simulations et jeux de rôles. Il s’agit par ailleurs de former les stagiaires par l’analyse

rétrospective de l’activité. Ainsi, sont-ils conduits à développer leurs compétences en faisant, en faisant faire et en se regardant faire. Pastré, suite à ses recherches sur l’apprentissage de la conduite de centrale nucléaire, a bien mis à jour et théorisé le rôle de l’analyse rétrospective de l’activité lors des debriefings par les instructeurs : « je me suis rendu compte que l’analyse du travail quand elle était faite après coup par les acteurs en apprentissage sur leur propre activité, était un remarquable instrument de formation » (Pastré, 2011, p. 8). Ci-dessous, une architecture simplifiée des deux journées de formation précisant l’enchaînement des situations données à vivre aux stagiaires.

Tableau 2 : Architecture simplifiée du dispositif au regard des situations pédagogiques expérimentées

Dans cette communication nous nous centrerons davantage sur les mises en situation 2, 3 et 4 qui sont autant d’expériences vécues par les stagiaires.

3.1. Faire et se regarder faire : la construction en équipe d’un édifice

L’après-midi de la première journée une mise en situation est proposée à deux sous-groupes en parallèle. Il s’agit de construire un ouvrage à partir de planches de bois sans joint ni vis. Seul le manager du sous-groupe dispose d’un accès au résultat fini sous forme d’une maquette et d’une notice et il doit coordonner le travail de ses collègues qui ne connaissent pas l’objet, en temps contraint. L’équipe pédagogique, à tout moment, peut faire varier certains paramètres de la situation pédagogique (informations, temps restant, changement de manager…). Cet atelier est filmé par 2 stagiaires par sous-groupe, en posture d’observation. Juste après l’exercice est prévu un debriefing « à chaud » pendant lequel les stagiaires sont amenés à relire l’activité vécue au prisme du fonctionnement du groupe et de la production à laquelle il a, in fine, abouti. Chaque sous-groupe visionne ensuite la captation vidéo et sélectionne 2 à 3 courtes séquences qu’il estime significatives ou critiques dans le déroulement de l’action collective. Le lendemain matin, le groupe entier se réunit ensuite pour exploiter ces séquences dans un dispositif de
« debriefing à froid » basé sur une allo-confrontation.

Dans la phase « faire et faire faire », manager et managés sont volontairement placés dans une situation potentiellement nouvelle pour eux tous car a priori nul n’a déjà construit un tel édifice en bois. Ils vont devoir agir ensemble sous contraintes matérielles (uniquement avec les matériaux et outils fournis) et temporelles (un temps contraint). L’exercice organise également une asymétrie d’informations entre le manager et son équipe qui est un élément commun de difficulté de bien des situations de coordination d’équipe puisqu’il s’agit de construire une représentation partagée de l’objectif à atteindre et du processus avec des personnes qui n’ont pas eu accès au même niveau d’information. La tâche à réaliser, bien que distincte des tâches habituelles dans une administration, permet néanmoins une découverte ou redécouverte de l’activité de coordination par la prise en compte des propriétés pertinentes de la situation fondant les prises de décision. Nous avons respecté un principe de représentativité de la situation. Savoyant (1996, p.3) précise qu’il ne s’agit pas que les situations de travail et celles proposées en formation « coïncident exactement ». La représentativité de la situation « ne passe pas par la recherche du plus grand réalisme possible […] mais par une mise en situation
« simulée » dans laquelle il est essentiel que les activités d’orientation sollicitées de l’apprenant soient le plus proche possible de celles mises en œuvre en situation de travail réelle ». Nous souhaitons ainsi susciter chez le manager d’équipe et chez les managés, lors de l’allo- confrontation, notamment, une réflexion sur i) les différentes variables de situation prises ou à prendre en compte, ii) leur influence potentielle sur les stratégies d’action déployées et iii) les effets (d’ordre à la fois cognitifs, physiques et émotionnels) de ces stratégies sur l’activité individuelle et collective.
Dans ce but, la phase « se regarder en train de faire » est structurée par la réalisation collective d’une carte conceptuelle reprenant les différentes composantes de la situation et les organisateurs de l’activité théorisés en didactique professionnelle. Après le visionnage des séquences jugées « critiques » ou « significatives » par les stagiaires, les animateurs soutiennent l’explicitation de l’expérience vécue par un jeu de questionnement visant la mise en évidence des différents buts visés, des prises d’information effectuées, des règles d’action mobilisés, des instruments utilisés à la fois par le manager et les managés pour parvenir à construire collectivement l’ouvrage en bois. Sur la base de cette carte, les stagiaires sont ensuite conduits à formaliser certains enseignements découverts durant la mise en situation et son exploitation.

3.2. Se faire en jouant : vers un élargissement progressif des variables de situation à prendre en compte

Les premières mises en situation sont en quelque sorte des épures qui laissent volontairement de côté une partie de la complexité des organisations de travail et des rapports sociaux, fonctionnels et statutaires entre les personnes, pourtant essentielle comme nous l’avons évoqué précédemment dans l’activité du manager. La dernière mise en situation, sous forme de jeux de rôles, vise précisément à accompagner le transfert des acquis d’apprentissage vers les univers professionnels visés. Ce jeu de rôle est orienté sur la deuxième catégorie de situations :
« anticiper et gérer les tensions ou conflits ». Le jeu est utilisé ici comme « un outil pédagogique où l’apprenant expérimente une situation professionnelle simulée lui permettant d’exercer des habiletés de communication ou d’essayer différentes façons d’intervenir et d’en percevoir les effets, le tout dans un contexte protégé et non préjudiciable » (Girard et al., 2005). La situation, issue des fiches rédigées par les stagiaires démarre par une tension entre un chef du service et une équipe d’agents au sujet de l’organisation d’une série de contrôles sur le terrain. Le manager, sous pression de délais, insiste pour respecter et faire respecter la règle : « une personne présente par contrôle » ; les agents, a contrario, réclament de faire les contrôles en binôme pour des raisons de sécurité. Dans le cas réel, le conflit n’est pas solutionné et finit par échapper au manager de proximité, il sera traité par le directeur de l’établissement et les représentants du personnel en Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail. Pour le jeu de rôle, plusieurs rôles sont attribués : le manager de proximité, le directeur de la structure, les représentants des personnels. Les éléments du conflit sont portés à la connaissance des joueurs dans les fiches, en respectant l’asymétrie des connaissances entre les partie- prenantes, mais le dénouement n’est pas donné, de telle sorte que les stagiaires puissent choisir leur stratégie et en mesurer les effets sur leurs interlocuteurs.
La situation didactisée joue ici sur plusieurs variables organisationnelles puisqu’elle attribue à chacun des fonctions spécifiques dans l’organigramme. Le manager fait l’objet d’une attention particulière puisqu’on détermine ici son statut et son niveau d’expérience. Les variables organisationnelles se complexifient puisque la situation s’inscrit dans un cadre réglementaire précis (ex : existence d’un règlement interne sur la gestion des contrôles), incluant une connaissance des rôles des parties-prenantes et des instances de gouvernance concernées (missions des représentants du personnel, missions du CHSCT, rôle du médecin de prévention…). Cette situation conduit les joueurs à porter leur attention sur des variables parfois négligées telles que l’histoire de la structure (ex : la mémoire d’accidents du travail), et les pratiques réelles du travail dans les équipes, parfois assez éloignées des règles officielles. Dans ce cas précis la situation permet de rappeler que certaines règles du travail dans les établissements sont co-construites et évolutives, et ne devraient pas être considérées comme des éléments inamovibles de la situation.
Nous avons ainsi organisé la progressivité dans l’apprentissage en complexifiant progressivement les situations données à vivre, c’est-à-dire en élargissant progressivement les dimensions à prendre en compte. Schématiquement, la progression entre les mises en situation de départ (1 & 2) et la dernière (4), consiste à passer :
de situations qui ont en commun avec les situations professionnelles de référence, des traits relevant des dimensions intrinsèques de l’activité, c’est à dire relatifs aux dimensions de ce qui est expériencié dans les jeux d’interrelations et de mise à l’épreuve des corps dans une activité de coordination,
à une activité projective dans laquelle les traits saillants des situations professionnelles relèvent plus, cette fois, de dimensions extrinsèques directement observables par un acteur extérieur (comme les dénomination de fonction, les missions etc.), et ce sans rien perdre des dimensions intrinsèques mobilisées initialement.

Conclusion : L’usage des situations en formation, fondation pour un apprentissage expérientiel ?

Le module présenté dans cette communication propose un agencement de situations plus ou moins proches des situations réelles, permettant aux stagiaires une progressive maîtrise des situations managériales. Les situations professionnelles, origines de la démarche de conception, deviennent ainsi des « moyens » de formation par lesquels les stagiaires peuvent enrichir leur répertoire de ressources et d’actions en « faisant » et en conduisant une démarche réflexive sur ce faire. En guise d’ouverture, nous souhaitons discuter le potentiel d’apprentissage expérientiel sous-tendu par l’ingénierie de ce module. À la suite de Danse et Faulx (2015) soulignons que pour qu’une formation offre un potentiel d’apprentissage expérientiel il convient qu’elle respecte un certain nombre de conditions et d’étapes (Karolewicz 2000 ; Coleman, 1976). Le module que nous venons de décrire suit ainsi plusieurs phases recommandées notamment dans le cadre d’expériences structurées en groupe (Baiwir et Delhez 2004) : (i) phases d’expérienciation au cours desquelles les apprenants doivent collectivement réaliser un ensemble de tâches en vue de réussir une mission dont les finalités sont transmises à un responsable tiré au sort dans le groupe, (ii) phases de mise en commun conduites lors des débriefs à chaud, au cours desquels chaque participant verbalise son vécu, formalise sa perception du fonctionnement du groupe et enfin analyse les résultats de l’action réalisée, (iii) phases d’élucidation qui ici prennent une double forme, d’abord de sélection par les membres du groupe des moments significatifs de l’action par le biais de traces vidéographiques, puis lors des premières séquences de la séance d’allo-autoconfrontation par l’identification graduelle des ressources à la fois internes et externes mobilisées lors de l’action, (iv) phase de généralisation lors de la séquence d’allo-confrontation qui se termine par la formalisation collective d’une carte conceptuelle récapitulant les principes, règles d’action, invariants identifiés par les apprenants lors et après les exercices, (v) phase d’application qui, dans le module, prend également deux formes : des jeux de rôles contextualisés aux futurs environnements professionnels des apprenants font suite aux exercices collectifs, puis en fin de module un temps de capitalisation qui invite les participants à définir un plan d’entraînement personnel par lequel chacun se propose de cibler les circonstances à venir au cours desquelles il compte mettre à l’épreuve tel ou tel enseignement ayant émergés lors du module.
Le parcours d’apprentissage proposé lors de ce module « mise en situations » nous semble, du point de vue de sa conception, constituer une base solide pour des apprentissages expérientiels. Sa mise sous observation dans les mois à venir, par l’analyse, notamment, du vécu du dispositif par les stagiaires offre d’intéressantes perspectives de travail et permettra de valider ou d’invalider les hypothèses sur son potentiel d’apprentissage.

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Notes

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