Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Se reconvertir à un métier manuel : Faire et se (re)faire

Erika Leonard
Doctorante en sciences de l’éducation et de la formation
ATER 70ème section, Laboratoire Cirel-Proféor

1. Introduction

Dans le cadre d’une thèse de doctorat en Sciences de l’éducation, nous étudions les parcours d’adultes qui, au mitan de leur vie professionnelle, décident de se reconvertir à un métier manuel. Pour ce faire, ces adultes font le choix d’entrer en CFA – Centre de Formation par l’Apprentissage – et suivent des formations en alternance, dans le cadre d’une dérogation. La loi Pénicaud (5 septembre 2018) autorise en effet l’entrée en apprentissage jusqu’à trente ans. Au-delà de cette limite d’âge, les candidats doivent faire valoir le motif de la reprise ou de la création d’entreprise pour entrer dans le dispositif. Alternant des périodes de formation théorique et une immersion en entreprise, les adultes en reconversion ne perdent pas le contact avec la vie professionnelle et perçoivent un salaire durant toute la durée de la formation. Alors qu’on pourrait craindre des difficultés à convaincre un employeur de les embaucher en alternance, bien que ces candidats ignorent tout du métier auquel ils se forment, il apparaît que leur profil atypique séduit les professionnels. Signataires d’un contrat de travail, ces néo-apprentis mènent leur formation à terme ; plus encore, il n’est pas rare qu’ils poursuivent leurs études en préparant le diplôme supérieur à des fins de spécialisation. Interroger ce qui se joue dans ces reconversions tardives à des métiers spécifiquement manuels dépasse largement l’apprentissage d’un geste nouveau, d’un art de faire. Dans quelle mesure apprendre à faire contribue-t-il à redessiner les contours de l’identité professionnelle mais aussi personnelle ? Plus largement, qu’est-ce qui se joue dans ces reconversions atypiques ?

2. Cadre théorique : La reconversion comme lieu de transformation(s)

Reconversion : un « projet de soi pour soi » ?

Les reconversions professionnelles que nous étudions relèvent de ce que Négroni (Négroni, 2007) qualifie de volontaires. Transitions d’ordre professionnel, anticipées et souhaitées selon la dichotomie de Boutinet (Boutinet, 2020, p. 58), elles n’en constituent pas moins des ruptures fortes. Celles-ci sont de plusieurs ordres : statutaires, identitaires voire biographiques.
Passant du statut de salarié du tertiaire, souvent devenu cadre au sein de son entreprise, l’adulte en reconversion dans ce dispositif de formation redevient – non pas dans le sens inversement chronologique, mais dans le sens d’un déclassement professionnel et partant social– apprenti, celui qui apprend pour devenir voire pour advenir. Il cesse son activité première, dans laquelle il était passé maître, renonce notamment à une partie de son salaire et plus largement à son statut social pour partir à la découverte d’un métier manuel dont il ignore tout ou presque. Ce faisant, il rompt aussi avec une identité professionnelle qu’il s’était construite, à la faveur de ses études et de son expérience professionnelle, au cours d’une première socialisation (Berger et al., 2018) qui semble ne plus lui correspondre.

Ce défaut de congruence en termes d’identité professionnelle, acquise versus souhaitée, conduit à une période de remise en question. Que la reconversion relève d’une simple redéfinition de ses priorités ou d’une véritable crise identitaire (Erikson, 2011), ce qui la précipite s’apparente à un hiatus entre deux images de soi : celui que je suis et celui que j’aspire à devenir. Ce premier décalage faisant écho à un second, plus profond, qui confronte celui que je suis à celui que j’aurais voulu être. Mais l’image de soi pour soi, personnelle, se double de et se construit à travers une image de soi pour autrui, fondamentalement sociale (Dubar, 2010). Face à ces dissonances, ou, pour emprunter le concept à Higgins (Higgins, 1987), à cette discrépance, se constitue le projet que porte l’adulte en reconversion.

Ni projet adolescent d’orientation en vue d’une première insertion professionnelle, ni projet de mobilité professionnelle (Boutinet, 1990), le projet de reconversion s’inscrit dans une carrière dont il rompt la linéarité. Il relèverait, dans les cas qui nous occupent, de ce que Kaddouri nomme un « projet de soi pour soi » (Kaddouri, 2019, p. 19), qui comme « totalité », « oriente et sous-tend les différents actes que pose le sujet dans la perspective de la réalisation de son soi visé » (Ibid.). Plus encore, il gage d’une unité nouvelle des images de soi, voire l’engage. Mais cette identité recouvrée, si elle est rendue possible par le projet et sa réalisation, n’en reste pas moins toujours en train de se faire. En amont, l’engagement en formation marque une étape décisive de la reconversion, à plusieurs égards.

L’engagement en formation et les enjeux identitaires qu’il sous-tend.

S’inspirant de la distinction opératoire que propose Ladrière dans son article de l’Encyclopédia Universalis entre « engagement conduite » et « engagement décision », Kaddouri propose de définir l’engagement en formation « comme implication active et volontaire, manifestée par une multitude d’actes de décision interactifs et complémentaires qui structurent et sont structurés par la conduite vis-à-vis de la formation, en vue de la réalisation d’un projet personnel » (Kaddouri, 2011, p. 75). De fait, quand l’adulte en reconversion fait la démarche d’intégrer un CFA, dans lequel il n’est pas expressément attendu, pour être formé et se former à un nouveau métier, il entretient à la formation un rapport d’engagement dit « substitutif » (Ibid., p. 78) : la formation est alors conçue « comme moyen irremplaçable pour la concrétisation de [son] projet d’identité » (Ibid., p. 79). Véritable « contrainte volontaire », l’engagement en formation, a fortiori dans ce type de formation – bas niveau de qualification et sous contrat d’apprentissage – ne saurait être l’occasion d’« y aller pour voir », pour reprendre les propos attribués à Albert Londres. Si l’individu se construit une identité visée par et au cours de la formation, son projet s’origine dans des tensions identitaires. En ce sens, la formation pourrait être considérée comme l’instrument de la transformation visée, voire le lieu de la régulation des tensions. Bourgeois estime ainsi que « l’engagement en formation peut être vu comme une des stratégies que le sujet peut mettre en œuvre pour réguler des tensions identitaires » (Bourgeois, 2011, p. 272)

Pourtant, cet engagement en formation porte en lui quelque chose de radical. En premier lieu, il s’agit d’une rupture biographique forte : renonçant à son ancienne activité professionnelle, souvent plus lucrative, parfois fruit de longues études ad hoc, l’individu doit réinventer une posture professionnelle voire un statut qui se construiront au cours de la formation et ne seront mobilisables qu’au terme de celle-ci. Faire, à un âge avancé, l’expérience de l’inexpérience et, plus largement, entreprendre une nouvelle socialisation (Berger et al., 2018 ; Dubar, 2010), constituent une vraie gageure : « Quelque chose vient éprouver le sentiment de stabilité et de nouvelles interrogations existentielles apparaissent » (du Breil de Pontbriand & Brugaillère, 2019, p. 71).

En second lieu, ces transitions sont radicales dans la mesure où elles semblent rebattre les cartes des positions sociales, acquises par l’expérience professionnelle antérieure. Il est convenu d’admettre que la mobilité professionnelle vise, la plupart du temps, une ascension sociale et partant une meilleure reconnaissance salariale et sociale de l’individu : c’est celle qui, par exemple, pousse des techniciens à devenir ingénieurs (Mègemont & Baubion-Broye, 2001). Or, les reconversions, dont nous traitons, ne permettent pas d’envisager un tel mouvement. Pour dire les choses autrement, les adultes en reconversion à des métiers manuels semblent avoir beaucoup à perdre à faire ce choix sur les plans économiques et sociaux. Ce qu’on pourrait qualifier de « contre-ascension » participe pourtant d’une « socialisation anticipée » (Ibid., p. 18) tant l’individu se projette dans une nouvelle communauté socioprofessionnelle. C’est ce mouvement contradictoire, entre projection et contre-ascension, qui nous invite à interroger de tels parcours. Plus encore, ce qui semble participer d’un paradoxe, au sens propre du terme, nous invite, à l’instar de ce que suggèrent Mègemont et Baubion-Broye (2001), « à réintroduire la complexité du sujet » (Ibid., p. 26) : en intégrant au discours rationnel tenu par ces adultes, les temps et aspects biographiques – événements, crise identitaire, mais aussi héritage et projections familiales– nous tâcherons d’éclairer autrement ces dynamiques comme autant d’ « actes de signification de soi » (Ibid., p. 27).

L’alternance comme espace de transition

Indépendamment, en apparence du moins, de ces enjeux identitaires, le choix de l’alternance, comme dispositif de formation, interroge. La formation professionnelle des adultes connait un essor important depuis plus de trente ans maintenant. L’AFPA ou encore le CNAM sont autant de lieux dédiés à ces formations d’adultes. Faire le choix d’intégrer un dispositif spécifiquement consacré à la formation initiale, accessible à une tranche d’âge délimitée – bien que celle-ci ne fasse que croître – ne semble donc pas anodin. Tout d’abord, cela présuppose, nous l’avons suggéré plus haut, que l’adulte concerné fasse une demande de dérogation. Cela implique ensuite l’intégration dans un parcours dont les étapes sont, d’une part, balisées, d’autre part, nécessaires : inscription dans un centre de formation, recherche d’un employeur, signature d’un contrat d’apprentissage, parcours diplômant sur un ou deux ans, confrontation à un public très jeune. En faisant le choix de ce dispositif, les adultes en reconversion n’ignorent rien de ces conditions. L’apprentissage les attire en raison de la qualité de la formation technique, de la promesse d’insertion professionnelle, mais aussi du salaire garanti, si modeste soit-il, durant la formation. Ce dernier assure une continuité de leur statut initial de salarié. Alors que les jeunes apprentis se réjouissent des premiers émoluments, les adultes en reconversion, eux, se rassurent de ne pas perdre une rétribution non plus que le contact avec le monde professionnel dont ils sont issus. L’alternance semble, à ce titre, constituer un véritable lieu de transition (Zaouani-Denoux, 2005, 2011), dans lequel les transformations identitaires qui s’opèrent ne mettent pas à mal, pour autant, toutes les dimensions liées à leur précédente socialisation.

Du col blanc au col bleu : vers une revalorisation des métiers manuels ?

Enfin, les métiers manuels, au cœur de ces dynamiques, rejouent les disputes [1] issues des réflexions menées par les philosophes des Lumières et, plus précisément, des Encyclopédistes, Diderot et d’Alembert, tous deux chantres des techniques et de la valorisation des savoir-faire. « Les vils métiers, pratiqués par les personnes déshonnêtes et sordides, se voient rangés par les deux philosophes sur le même pied que les professions de l’esprit » (Decréau, 2018). Le XIXème siècle et les périodes industrielles successives ont pourtant mis à mal ces tentatives de revalorisation. L’ouvrier, progressivement relégué à une tâche ingrate, à un labeur pénible s’il n’était pas dangereux, a nourri, malgré lui, des représentations délétères du travail manuel, représentations tenaces qui ont favorisé – et continuent de le faire – un évitement quasi systématique de la voie professionnelle. Decréau (2018) souligne à quel point le terme « orientation » a connu une distorsion ; au départ quête de son orient (Danvers, 2009), l’orientation renvoie depuis de trop nombreuses années à une relégation dans une voie que l’on a pas choisie mais qui semble inéluctable et inéluctablement tournée vers le manuel : « ‘manuel’ qualifie [aujourd’hui, tant pour les parents que pour les enseignants et les élèves eux-mêmes] un élève inapte à suivre la voie générale. » (Decréau, 2018, p. 12). Pourtant, la montée en puissance du secteur tertiaire dans la seconde partie du XXème siècle a produit une nouvelle forme de souffrance au travail (Dejours, 2006) qui inviterait à réviser la plus-value supposée du travail en col blanc : « La représentation du malheur au travail a migré de l’atelier au bureau » (Decréau, 2018, p. 15). Ces représentations délétères du travail manuel, bien que « galvaudées », sont toutefois tenaces (Ibid.). On note néanmoins une tendance à un retour aux métiers de l’artisanat, notamment en seconde intention, après un parcours diplômant hautement qualifié. La typologie sociale de ceux que Cassely nomme les « premiers de la classe » (Cassely, 2017) et plus largement les réflexions menées par des intellectuels sur le travail manuel, de Sennett (2009) à Bourgeois (2018), en passant par Jacquet (2012) ou encore Crawford (2016) et Lochmann (2019) tendent à revoir ces préjugés. Pourtant, force est de constater que cette tendance de fond concerne, pour l’heure, principalement des adultes en reconversion au point qu’on peut se demander, avec Decréau, si, ce qui agit encore comme un « repoussoir » (Decréau, p. 118) pour beaucoup de jeunes – voire pour leurs parents – n’est pas l’apanage de quelques « révoltés » en milieu de carrière : « Il faut être cadre supérieur, avoir fait largement ses preuves face à la société, pour s’offrir le luxe de démissionner à 40 ans et de passer avec fierté un CAP de plombier ou de menuisier. » (Idem)

Qu’est-ce qui se joue pour ces adultes dans ces reconversions à des métiers manuels ? En quoi, finalement, apprendre à faire leur permet-il de se faire ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons mis en œuvre un protocole singulier.

3. Méthodologie : deux types d’entretiens

Les profils atypiques que nous étudions ne sont pas, pour l’heure, pléthore. Plus encore, aucune codification ne permet d’isoler ces cas spécifiques dans les remontées des effectifs des CFA [2].

Un panel de dix adultes en reconversion en CFA a néanmoins été constitué. Dans le cadre d’une étude qualitative, les parcours ont fait l’objet d’un premier entretien semi-directif, sur la base d’une carte heuristique. Cette dernière a permis de baliser les étapes d’un processus long de plusieurs années. Ont ainsi fait l’objet d’un premier traitement, fondé sur du déclaratif, les motifs d’abandon de l’ancien métier jusqu’au choix du nouveau, en passant par ceux liés au dispositif de formation. Ont été recueillis également les éventuels freins rencontrés – concernant le retour en formation ou l’absence d’accompagnement institutionnel [3]et les leviers de réussite, parmi lesquels figurent ceux que l’on nomme les « autrui significatifs ». Les entretiens ainsi menés ont fait l’objet d’une analyse des données par items puis d’un croisement des items. Une étude en creux a permis de mettre au jour une détermination personnelle forte à toutes les étapes du processus.

Ces entretiens semi-directifs ont révélé des données parfois contre-intuitives, d’autres fois plus attendues.

Pourtant, à la lumière d’indices spécifiques, livrés au cours d’un entretien hors micro, nous avons été contrainte d’admettre que ce type d’entretien ne permettait pas d’épuiser la question des motivations. Forte de ce constat, nous avons élaboré une nouvelle hypothèse : des motivations plus profondes, indicibles plus qu’inavouables, cristalliseraient des enjeux identitaires, qui se nouent ou au contraire tentent de se dénouer dans ces dynamiques. Aussi, avec l’accord de quatre participants, nous avons procédé à des entretiens complémentaires, de type biographique. Trois entretiens sont ainsi venus approfondir le premier et ont apporté des éclairages sur le milieu socio-familial d’origine, sur les projections parentales et les événements marquants tant socio-historiques que personnels et professionnels. Les supports ont été empruntés au courant de l’approche biographique (Legrand, 1993) et à celui de la sociologie clinique (Gaulejac, 2012, 2020). L’arbre généalogique a permis de situer les ancrages géographiques et familiaux des parcours des individus et d’apprécier les conceptions du travail mais aussi les tensions sociales dont l’individu avait hérité. Le dessin du projet parental, représentant « ce que je sais de ce que mes parents voulaient que je sois » a éclairé, quant à lui, les tensions dont l’individu était porteur, eu égard aux projections différentes de ses deux parents. Enfin, les lignes de vie ont questionné les événements marquants qui ont jalonné les parcours tant personnels que professionnels et socio-historiques et sont à l’origine de prises de conscience et/ou de décision fortes. Les entretiens biographiques ont été analysés dans un premier temps par support avant d’être croisés entre eux puis comparés avec le premier entretien. Le croisement des données a permis de mieux comprendre les raisons profondes, sur le plan identitaire notamment, de cette reconversion tardive à un métier manuel.

Afin de donner à voir ce qui peut se jouer pour un individu engagé dans ce processus, nous proposons de livrer les éléments de sens issus de l’un de ces cas cliniques.

4. Etude de cas : Yohan commercial devenu charpentier

Yohan a 51 ans quand il entame sa reconversion. Cet ancien commercial a dirigé une entreprise de vente d’appareils de mesure industrielle. Cadre supérieur, il gagne très bien sa vie, prend plaisir à consommer, aime ce métier de contacts, bien qu’il n’y voie « que de la tchatche ».

Poussé par la « pression familiale » ou « [ses] ambitions propres », il passe un bac scientifique, puis un DUT de mesures physiques avant de poursuivre ses études en commerce international. Il intègre une entreprise dans laquelle il reste près de vingt ans, évoluant au sein de celle-ci jusqu’au poste de dirigeant. Cette ascension professionnelle le confronte assez vite à des gains importants. Dès le premier entretien, il déclare avoir éprouvé une forme d’écœurement face au succès rencontré dans son activité :

« Ça a amené plein de problèmes existentiels pour moi. Pourquoi je gagne cet argent de manière aussi indécente…ça m’a posé beaucoup de problèmes en fait… ».

S’il affirme venir « d’un milieu très modeste », il avoue avoir beaucoup aimé l’argent, mais s’est trouvé confronté à une « décorrélation » entre son activité et les émoluments perçus : « toucher de l’argent sans avoir le sentiment de le mériter » lui pose problème. Il quitte alors ses fonctions et part en Thaïlande avec le projet de monter un complexe hôtelier. Des soucis administratifs sur place, qu’il estime dus à une trahison des autorités locales, le contraignent à rentrer en France, criblé de dettes et laissant femme et enfant sur place. Durant deux ans, alors qu’il est contraint de revenir vivre chez ses parents, il connaît une période de chômage et, tout en cherchant un poste de commercial, il manifeste des réticences. Il se décrit alors comme en proie à un véritable « tiraillement » : d’un côté, il n’ignore pas que ce métier constitue son ADN professionnel. De l’autre, lui reviennent en mémoire les limites de cette activité pour lui : à quoi bon gagner beaucoup d’argent si l’on n’est pas heureux dans ce que l’on fait ? S’ajoute à cela que le retour au salariat, fût-ce comme cadre, après avoir exercé des fonctions de dirigeant, l’agace : quitte à exercer – voire à se compromettre [4] dans – ce métier, autant le faire dans les meilleures conditions. Conjointement, renaît en lui un projet dont il déclare, au moment de l’entretien, qu’il est « sorti de son être » : travailler le bois lui aurait plu et correspondrait à « ce qu[’il ] a peut-être toujours voulu faire au fond de [lui], qu[’il] n’avait pas exprimé […] par convention sociale ». Il se compare à un gaucher contrarié : un enfant qu’on aurait poussé vers une voie dont il sentait qu’elle ne lui était pas naturelle mais qu’il aurait empruntée malgré tout, forcé de se conformer aux attentes sociales et surtout parentales. A la faveur d’une publicité diffusée dans les médias, il franchit la porte du CFA des Compagnons d’Arras, passe des tests et est accepté dans une première formation, un CAP de constructeur bois, qu’il obtient et complète l’année suivante par un CAP de charpentier. S’il déclare ne pas avoir été accompagné dans sa démarche, notamment sur le plan institutionnel, il exprime une forme de reconnaissance aux instances législatives qui lui ont permis d’intégrer ce dispositif de formation, malgré son profil atypique. Par ailleurs, il reconnaît aussi une aide logistique importante de la part de ses parents qui supportent le poids financier de ses choix : son salaire ne lui permettant pas de reprendre son indépendance, il vit toujours chez eux. Soulignant d’ailleurs le paradoxe, il estime que « la situation dans laquelle [il est lui] permet d’être libre. » Mais libre de quoi ?

Libre en premier lieu de faire quelque chose « qui [lui] plait ». Libre aussi de repartir « de zéro » et d’apprendre un nouveau métier. Libre enfin de redonner du sens à son travail : par le contact avec la matière première, en effectuant des gestes concrets, en créant, de surcroit, quelque chose d’utile, il s’éprouve. En retraçant son parcours, Yohan ne saurait toutefois dire les raisons de son attirance pour ces métiers du bois non plus que celles qui lui ont permis de cheminer vers une reconversion. Pourquoi, alors qu’il déclare aimer l’argent et le contact humain, alors qu’il refuse de revenir vers le salariat, aspire-t-il, à cinquante ans passés, à se former à un métier qui le cantonne à une activité d’ouvrier, lui laissant, notamment, peu de perspectives d’évolution de carrière ?

Le protocole biographique mené en complément du premier entretien nous livre quelques pistes. A commencer par des contradictions qui émaillent ses propos. Contrairement à ce qu’il a affirmé dans le premier entretien, Yohan ne vient pas d’un « milieu très modeste ». Ses parents ont toujours tous les deux travaillé : son père comme analyste programmeur dans une grosse société d’assurances, sa mère, comme directrice d’une maison de retraite. Plus encore, ses grands-parents étaient agriculteurs et, même, exploitants agricoles. Bien que l’argent ait été au cœur de disputes familiales et notamment parentales, il n’a jamais manqué. Une première version de l’arbre généalogique [5], est entièrement élaborée à l’aide des souvenirs de sa mère.

Elle précèdera une seconde version, simplifiée, que Yohan nous donne à voir, par souci de lisibilité.

Non contente d’être simplifiée, cette seconde version est en réalité tronquée : seule la branche maternelle y apparaît. Or cette branche témoigne de l’affection que Yohan porte à sa mère mais aussi à son grand-père maternel, un homme dont Yohan vante la simplicité et l’humanité, lui-même fils de menuisier.

La disposition de cet arbre met au centre de l’image cette figure grand-paternelle ; elle permet, en outre, de tracer une diagonale partant de l’arrière-grand-père maternel, passionné de menuiserie, en passant par le grand-père puis la mère et Yohan lui-même. Cette diagonale, que nous appelons « l’héritage inconsciemment revendiqué » [6], nous permet de supposer que Yohan s’inscrit dans cette filiation, sur le plan tant du travail manuel - faire– que des valeurs humaines – se faire.

Le dessin du projet parental, quant à lui, oppose le projet maternel sur la droite de l’image au projet paternel, à gauche. Le premier est composé d’un globe terrestre, d’un soleil, d’un dollar, de quatre membres d’une même famille souriants et d’un voilier. Le projet paternel est, lui, organisé autour d’un arc-en-ciel sur lequel sont posés, de bas en haut, la santé, représentée par une croix, un homme apathique assis derrière un bureau et le symbole de la « World Company ». Au centre de l’image, un commercial, arborant pourtant sourire, sacoche et cravate, semble écrasé – voire vomi– par la World Company. En outre, ce personnage –Yohan lui-même ? – semble pris en en étau –tiraillé ? – entre une figure paternelle, dont Yohan affirme qu’elle s’ennuie à son travail [7] et l’image d’un voilier dont le foc, indique qu’il navigue sur la gauche de l’image, vent debout, se dressant avec peine contre le projet dont le père est porteur pour le fils. En haut à gauche de l’image, Yohan déclare avoir apposé deux icones qu’il qualifie de « petite vengeance » adressée à son père : un arbre et une maisonnette, signes pour Yohan qu’il peut se satisfaire de peu.
D’abord étonnée que le projet de reconversion n’apparaisse pas dans le dessin, nous avons finalement fait l’hypothèse, dans un second temps d’analyse, que ledit projet se nichait bien dans ces deux derniers symboles : l’arbre donne le bois nécessaire à la construction de la charpente de la maisonnette. Le projet maternel semble, lui, reposer sur une illusion : la représentation de la Terre arbore, en effet, les traits d’un visage baigné de larmes. Les quatre membres de la famille, heureux et souriants, détonnent également avec la situation familiale de Yohan. Le voilier semble être le seul ressort de l’image, permettant un retour en arrière ou plus exactement un redémarrage à partir de quelque chose de plus authentique : tout redevient possible – et lisible, de gauche à droite – à partir des images de l’arbre et de la maisonnette. Cette lecture à contre-sens, n’est pas sans rappeler l’image du gaucher contrarié.

Reste le troisième support, celui des lignes de vie. Ce dernier, exploité par Leclerc-Olive dans le Dire de l’événement biographique (Leclerc-Olive, 1997), avait pour objectif de cerner au mieux les éléments déclencheurs, voire de circonscrire les événements biographiques et de pouvoir en rendre compte dans le processus. Cependant, Yohan n’a jamais accepté de poursuivre le protocole. Au motif que le seul le présent avait de l’intérêt pour lui, il lui était pénible voire impossible de faire cette anamnèse autour d’événements marquants. C’est le seul refus dont nous avons eu à pâtir dans notre panel et l’on pourrait s’étonner que nous ayons fait le choix d’évoquer, ici, ce cas plutôt qu’un autre, plus complet. Notre démarche visait, entre autres choses, à montrer les errements auxquels le chercheur peut être confronté dès lors qu’il a affaire à de l’humain.

5. Résultats et perspectives

Le cas de Yohan reste un cas unique dont il ne s’agit pas d’exemplifier les résultats. Pourtant, il est porteur de pistes et confirme certaines de nos hypothèses.

En premier lieu l’idée que la reconversion agit comme le révélateur d’un projet singulier, de soi pour soi. En s’engageant en formation, Yohan a souhaité expressément repartir de zéro, tout en tirant profit à la fois de son expérience antérieure mais aussi en mettant à distance ce qu’il rejetait de son ancien métier. Le tiraillement ressenti et plus largement les problèmes existentiels qui étaient les siens, pour l’essentiel liés à une absence d’éthique, voire de morale, semblent surmontés dès lors qu’il se choisit une voie professionnelle plus en accord avec l’image qu’il a de lui ou qu’il souhaite donner de lui – l’image de soi, l’image pour autrui. Poussé à exercer un métier qui l’invite à un confort pécuniaire, à une forme de sécurité, mais happé par des conditions d’exercice dans lesquelles il ne se reconnaît pas, il rompt sa carrière au mitan de sa vie professionnelle et emprunte une autre voie, qu’il estime plus authentique. En apprenant un métier manuel, il se libère à la fois des injonctions paternelles de réussite sociale mais aussi d’une certaine vision du travail dont le père est porteur, vision dans laquelle Yohan peinait à se reconnaître. S’il a donc souscrit un temps, par convention sociale, aux désidératas supposés du père, il est arrivé un moment où les contradictions internes étaient trop fortes pour être jugulées. Se raccrochant à une figure ancestrale, dont l’image est celle de la droiture, de l’authenticité mais aussi de la simplicité, par ailleurs affiliée au travail du bois, Yohan a renoué avec un projet dont il était, selon lui [8], porteur depuis toujours. Plus encore, il affine encore son projet de reconversion en effectuant non pas un CAP mais deux, faisant le choix de se spécialiser vers la charpente. La symbolique de l’ossature, solide et protectrice, est forte et « l’éthique du faire », comme le rappelle Lochmann (Lochmann, 2019), y est prégnante. En choisissant ce métier manuel, Yohan renoue donc non seulement avec une figure tutélaire importante sur le plan familial mais aussi avec des valeurs de travail et des valeurs humaines, comme autant de dimensions qui semblaient lui échapper dans son premier métier. Nous pouvons aussi faire l’hypothèse qu’il fallait en passer par la réalisation de ce qu’il estime être le projet de son père pour lui, pour prendre, dans un second temps, ses distances par rapport à lui et se réaliser pleinement.

En alternant des périodes en entreprise et en centre de formation, Yohan a, par ailleurs, nourri une posture professionnelle et contribué à (re)construire une identité congruente par l’entremise du geste et d’un espace de socialisation professionnels. Ce dispositif de formation a constitué un véritable espace de transition identitaire où le savoir-faire en cours d’acquisition a permis l’émergence d’un sujet, plus en adéquation avec ce à quoi il aspirait.

Par son discours, enfin, sur le bois, et plus largement sur le plaisir qu’il y a à exercer un métier manuel, à se satisfaire de faire quelque chose de concret et d’utile, il vient éclairer autrement la dichotomie, encore trop ancrée, entre l’intellectuel et le manuel. Mieux, il porte un regard intellectuel sur un métier manuel qu’il pratique et qui, en retour, l’accomplit, voire dans lequel il se re-connaît.

Enfin, concernant les manquements de notre étude de cas, et notamment l’absence de support pour les lignes de vie, il se joue pour l’auteure de ces lignes quelque chose de l’ordre de la mise en abyme avec l’objet même de notre propos. Nous aussi, comme apprentie-chercheure, avons fait l’expérience de la construction identitaire par l’entremise du contact avec la matière, fût-elle aussi intangible que celle des histoires de vie. En faisant l’expérience du refus, de la résistance du sujet face à la réalisation d’un support, nous avons mis au travail nos propres attentes, voire nos propres résistances, avons emprunté le chemin de la formation pour y voir plus clair dans notre propre histoire et sommes sortie grandie de cette expérience. Le regard que nous portons aujourd’hui sur les parcours de reconversion se nourrit de notre histoire mais nourrit aussi celle-ci en retour et nous gageons que, par cette entremise, nous continuons chemin faisant, d’advenir comme sujet.

Bibliographie

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Portfolio

Notes

[1Au sens rhétorique de disputatio : « discussion »

[2Les dérogations d’âge sont également accordées aux BOETH et aux sportifs de haut niveau, sans distinction de statut.

[3Ce dernier a fait l’objet d’une communication que nous avons réalisée dans le cadre du Colloque Rumef (Université Jules Verne, à distance, mars 2021).

[4Les expressions que Yohan utilise relèvent d’un langage vulgaire et ont à voir avec la prostitution.

[5Cet arbre généalogique constitue une schématisation fidèle de ce que nous a donné à voir Yohan. Il tient compte notamment, comme tous les autres dessins qui seront retranscrits dans ce qui suit, de la disposition sur l’espace feuille des différents éléments, mais aussi des marques qui ont été faites au stylo par le candidat.

[6Consciente des contradictions dont l’expression est porteuse.

[7Son père avait l’habitude de répéter : « Je vais au travail, je ne vais pas travailler »

[8Il convient ici de modaliser la vision : « l’illusion biographique », dénoncée par Bourdieu (Bourdieu, 1986), peut en effet infléchir celle-ci. La prudence est donc de mise.

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