Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Questionner les effets du numérique sur la formation au métier d’ébéniste

Christine Rivier-Perret, docteur en sciences de l’éducation*

Guylaine Molina, maître de conférences*

Caroline Ladage, professeur des universités*

* Université Aix-Marseille, UR 4671 ADEF

Introduction

La transition numérique [1] prend toute son importance à partir de la fin du XXe siècle et remet en cause l’organisation et les modes de fonctionnement des entreprises, tous secteurs confondus. Sur le plan économique, la concurrence étrangère engendre des besoins en réorganisation des process de fabrication avec l’utilisation des nouvelles technologies.

Le milieu artisanal n’échappe pas à cette mouvance, face à laquelle certains professionnels prennent le tournant numérique, tandis que d’autres s’attachent à préserver une tradition séculaire qui demeure de ce fait encore fortement prégnante jusque dans les formations professionnelles. Aujourd’hui tradition et innovation numérique se rencontrent, ce qui mène à une transformation plus ou moins silencieuse des métiers. Selon le type de métier artisanal, l’introduction du numérique dans ses processus de fabrication, peut avoir un impact plus ou moins important sur le plan économique, mais aussi humain et questionne les modèles traditionnels caractéristiques de la formation artisanale.

Dans cette contribution, nous nous intéressons au métier d’ébéniste dont les modes opératoires sont particulièrement déterminés par la tradition, tout en étant fortement exposés aux transformations numériques du fait de la concurrence internationale et des changements de comportements d’achat des consommateurs. Notre recherche a pour objectif d’étudier les effets de l’introduction du numérique sur les savoir-faire de métier et sur l’organisation de leur transmission, sachant qu’il est attendu des apprentis artisans qu’ils construisent leur identité personnelle et professionnelle par la formation et en interaction avec leur environnement.

La formation au métier d’ébéniste s’effectue selon les méthodes d’apprentissage communes à l’ensemble des métiers artisanaux, centrée sur l’alternance entre un centre de formation et une immersion en entreprise. L’alternance se caractérise par des formations dans les lycées professionnels ou dans les centres de formation d’apprentis (CFA), et par des périodes d’apprentissage du métier lors de stages en entreprise et sur le Tour de France au sein des Compagnons du Devoir. L’apprenti ébéniste connaîtra de ce fait une hétérogénéité importante de contextes d’apprentissage, ce qui n’est pas sans poser des questions d’ordre didactique au regard du choix des contenus de la formation dès l’instant où il est question de l’apprentissage d’outils professionnels numériques, dont la présence dans les contextes professionnels n’est pas homogène. L’intégration des nouvelles technologies ne s’est en effet pas faite de manière uniforme, faisant coexister sur le marché de l’ébénisterie aussi bien des entreprises hautement technologiques que des artisans hardiment attachés aux gestes traditionnels. Quand certains résistent par crainte d’un amoindrissement des savoir-faire traditionnels, d’autres soulignent que le numérique est un moyen de sauvegarder le métier et adoptent des solutions innovantes pour obtenir des gains de productivité et jouir d’avantages concurrentiels. Dans un tel contexte professionnel comment penser le curriculum de la formation (au sens de Roegiers, 2012) au regard du développement important, voire inéluctable, du recours au numérique dans les processus de fabrication du métier ? Quels sont les gestes professionnels nouveaux, altérés ou abandonnés du fait de l’introduction de technologies dans l’ébénisterie ? Lesquels de ces gestes doivent figurer dans le programme de formation ?

La recherche que nous présentons s’inscrit dans un programme de recherche sur l’influence du numérique en milieu professionnel et dans la formation professionnelle. Elle s’appuie ici majoritairement sur les données issues d’une recherche doctorale achevée en 2020 (Rivier-Perret, 2020).

Après avoir rappelé succinctement le contexte sociétal de cette recherche, pour y repérer l’apparition du numérique dans le métier, nous prenons appui sur le cadre de référence théorique de la didactique dans le champ de la formation professionnelle, pour étudier comment l’évolution progressive du métier au contact du numérique influence l’apprentissage du métier. C’est par une enquête par entretien et par questionnaire que nous avons visé une meilleure compréhension des conditions et contraintes qui déterminent la formation au métier d’ébéniste aux prises avec l’introduction du numérique.

1. Contexte de l’étude

Une étude récente intitulée « Les habitudes numériques des entreprises de la filière bois. Usages et consommation des solutions numériques des entreprises d’ébénisterie, de charpente et de menuiserie selon leur taille » menée en 2018 par le Pôle d’innovation pour la seconde transformation du bois (PIBOIS) au sein des Compagnons du Devoir et du Tour de France, met en lumière que dans le domaine des métiers du bois, les avancées en matière de technologies numériques sont déjà considérables. Les métiers se sont transformés et l’artisan a été amené à investir dans du matériel performant (machines à commande numérique, logiciels de conception 2D et 3D, logiciels de dessin assistés par ordinateur). L’existence même du PIBOIS témoigne d’une volonté au sein des métiers du bois de recherche de réponses aux impacts des évolutions technologiques, comme en témoigne cette description du Pôle présente sur leur site :

Il a vocation à être un acteur et un accompagnateur majeurs de la transition énergétique et numérique, par une réflexion de l’impact sur la conception de l’habitat, par la démocratisation de l’utilisation des outils numériques dans leur globalité, et par la recherche de nouvelles modalités d’organisation et de mise en réseau des entreprises. [2]

Le numérique est décrit dans ce rapport comme un moyen de production indispensable même si parallèlement au sein des Compagnons du Devoir la pratique manuelle et les fondamentaux traditionnels du métier demeurent. Si l’enquête PIBOIS révèle que les artisans éprouvent un manque d’accompagnement dans le domaine de la transition numérique, notre recherche s’intéresse plus particulièrement à la formation des nouveaux apprentis à l’artisanat dans un tel contexte.

Dans la formation à l’ébénisterie cette situation questionne d’autant plus si l’on considère son modèle d’apprentissage très particulier, créé en 1941 sous le nom d’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir et du Tour de France (appelée plus communément Compagnons du Devoir), institutionnalisant une tradition séculaire de professionnalisation, et qu’on trouve en 2010 inscrit par l’UNESCO au Patrimoine culturel Immatériel [3] en tant que « réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ». Un changement d’organisation de la formation dans un tel contexte met la société au défi d’adaptations de ses référentiels de formation respectueuses de ses traditions. Alors comment opère ce réseau de transmission à l’arrivée dans le référentiel [4] de formation des compétences numériques à acquérir ? Citons à titre d’exemple : les outils de dessin de plan (conception assistée par ordinateur (CAO), et dessin assisté par ordinateur (DAO)) ; l’utilisation des tablettes graphiques ; le traitement d’image ; la bureautique ; l’utilisation des bases de données de l’entreprise ; l’utilisation d’imprimantes 2D et 3D ainsi que des machines numériques.

Rappelons que la particularité des apprentissages auprès des Compagnons est le voyage pour connaître le métier dans toute sa diversité :

« Depuis toujours le Compagnon est associé au voyage et au Tour de France. S’il voyage - et aujourd’hui bien souvent hors métropole - c’est que le voyage est une étape nécessaire dans la construction d’un homme. Il permet de se remettre en cause et d’abandonner ses certitudes, mais également d’apprendre une nouvelle langue, une nouvelle culture et une nouvelle façon de travailler. Il change de ville et donc d’entreprise environ une à deux fois par an, pendant environ trois années consécutives, dont une à l’étranger. » [5]

Afin de comprendre comment s’articulent les nouvelles compétences numériques à acquérir dans la formation à la diversité de contextes et environnements professionnels, nous inscrivons notre recherche dans une approche anthropologique du didactique, dont nous présentons les notions privilégiées dans la section suivante.

Nous avons concentré notre recherche sur les premiers niveaux de la formation, le Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) et Brevet des métiers d’art (BMA) au cours desquels les bases du métier sont acquises.

2. Cadres théoriques de l’étude

2.1 La question de la professionnalisation au contact d’une hétérogénéité d’environnements

Notre approche théorique prend tout d’abord appui sur les travaux en sciences de l’éducation et de la formation étudiant la question de la professionnalisation. Pour comprendre l’influence du numérique sur les modes de transmission du métier, il est important d’appréhender les rouages du modèle de l’alternance, impliquant la rencontre de l’apprenti avec une pluralité de contextes professionnels et partant de là, avec potentiellement une hétérogénéité d’expériences du numérique des professionnels y travaillant. L’alternance entre travail et formation est un moyen d’acquérir des savoirs, des savoir-faire, des « tours de main » du métier au contact de ses acteurs et de favoriser l’émergence d’un professionnel susceptible de s’adapter à ces différentes évolutions, conduisant ainsi l’alternant vers la professionnalisation et la construction d’une identité professionnelle (Wittorski, 2008).

Se professionnaliser conduit au développement de la personne en formation au sein d’un collectif. Mayen et Olry (2012) abordent la notion de développement pour analyser l’adaptation du sujet à l’environnement professionnel sous trois angles. D’abord sous l’angle de l’immersion en milieu de travail, qui a pour objectif de permettre aux jeunes adultes d’apprendre dans un environnement différent, ce qui favorise leur développement. Ensuite sous l’angle du contact avec des professionnels, qui favorise la création des relations qui font naître d’autres modes de pensée, de nouvelles capacités pour agir. Troisièmement sous l’angle de l’environnement de travail, qui fait émerger des sentiments subjectifs tels que la satisfaction résultant des expériences vécues qui engendrent une sensation de reconnaissance, le sentiment d’avoir acquis de nouvelles connaissances et des modes de raisonnement nouveaux, un intérêt pour l’apprentissage ainsi que l’appartenance à un groupe social. La question qui se pose face à ces angles d’analyse est de savoir jusqu’où peut aller l’hétérogénéité des environnements professionnels et des expériences diversifiées du numérique des professionnels rencontrés par les personnes en formation.

L’hétérogénéité de l’intégration du numérique dans le métier d’ébéniste pose ainsi des questions d’ordre didactique du fait d’une diversité d’adaptations du curriculum qu’elle engendre. Les travaux en didactique mettent en lumière l’importance d’une actualisation des savoirs professionnels de référence sous peine de faire obstacle à la professionnalisation du sujet apprenant et à son intégration dans le milieu professionnel (Raisky, 1996). Or, si les entreprises et les artisans n’enseignent pas le même rapport au numérique, il ne sera pas aisé pour l’apprenti de se construire son propre rapport, tant celui-ci sera déterminé par les contextes des lieux d’accueil des stages qu’il aura réalisé.

2.2 Une approche anthropologique du didactique

L’un des objectifs majeurs que se donne l’approche anthropologique du didactique développée par Chevallard depuis les années 1980 (Chevallard, 2007) est l’étude des conditions, y compris des contraintes, qui pèsent sur la diffusion des connaissances et des praxéologies dans la société et dans les formations en général. Nous nous appuyons plus particulièrement sur la théorie des rapports au savoir – qui est l’une des théories constitutives de la théorie anthropologique du didactique – selon laquelle l’étude des rapports personnels et institutionnels aux objets est essentielle dans le travail didactique. Nous étudions la nature des rapports personnels et institutionnels au numérique qui opèrent dans une dynamique toujours à découvrir, et qui peuvent se constituer en appui ou en obstacle dans une formation, ou dans la société de façon plus générale. Le rapport qu’une personne ou une institution développe au numérique dépend de nombreux facteurs, dont on peut citer à titre d’exemple son usage personnel et/ou professionnel, son mode d’apprentissage (par formation ou en autodidaxie), son degré d’utilité, son degré de complexité (des interfaces logicielles par exemple). Dans l’état actuel du développement du numérique dans la société, le nombre de facteurs pouvant déterminer la manière dont une personne ou une institution construit son rapport au numérique sont nombreux, il en résulte potentiellement une hétérogénéité et une dynamique importante de rapports au numérique.

Les formations et le travail du didacticien doivent tenir compte de cette dynamique en tant que contrainte pouvant peser sur tout projet didactique et en tant que facteur des conditions de diffusion de tel ou tel complexe praxéologique dans la société (Ladage, 2017).

Nous faisons l’hypothèse qu’il existe actuellement une hétérogénéité importante de rapports personnels et institutionnels au numérique dans le métier et la formation en ébénisterie et que cette hétérogénéité est de nature à influencer la qualité et la pertinence des formations en fonction des formateurs et des parcours de formation en alternance des apprentis. Cette disparité est de nature à questionner le curriculum de la formation, ce qui du fait de l’inscription du compagnonnage au patrimoine mondial de l’UNESCO constitue un défi sociétal de taille. Notre méthodologie vise à mettre en lumière l’existence d’une tension au cœur de la formation artisanale entre tradition et les défis de l’évolution numérique du métier.

3. Méthodologie

Nous avons choisi une méthodologie plurielle par questionnaire et par entretiens, afin d’assurer une prise d’information large sur le rapport au numérique dans les institutions de formation en ébénisterie, tout en questionnant au plus près le vécu des professionnels assurant la formation au métier.

3.1 L’enquête par entretiens

La démarche de l’enquête par entretiens semi-directifs constituait une première approche pour aller à la rencontre des acteurs du terrain au sein de leur environnement afin de découvrir ce qui se passe à l’intérieur d’un atelier ou d’une école. L’entretien questionnait leur perception sur la manière dont le métier s’adapte ou non aux évolutions sociétales, ainsi que les préconisations sous-jacentes qui en découlent au niveau de la professionnalisation des artisans et des formateurs à ce sujet. Nous avons conduit 14 entretiens auprès de personnes représentant les différents statuts présents dans la formation professionnelle : sept formateurs, deux artisans, trois artisans ayant parallèlement une charge de cours et deux responsables de formation. Huit de ces entretiens ont eu lieu auprès des Compagnons du Devoir. Nous proposons ci-après une sélection des résultats les plus saillants.

3.1.1 L’importance du numérique dans le métier et sa difficile transposition dans la formation

Les personnes interrogées considèrent majoritairement que les évolutions sociétales marquées par le développement du numérique ont engendré une modification en profondeur du métier d’ébéniste engendrant à son tour une évolution de l’enseignement des gestes de métier. Il n’en est pas moins que les formes traditionnelles subsistent, ce qui fait dire aux participants à notre enquête – tous niveaux de formation confondus – que les outils de dessin ou de conception assistés par ordinateur ne peuvent être enseignés sans que les bases manuelles soient acquises. L’équerre et le compas figurent encore sur les planches à dessin, mais le DAO prend de l’ampleur.

Les artisans et les formateurs sont plus réticents en ce qui concerne l’enseignement des machines numérisées et leur transposition dans la formation, du fait qu’elles ne sont encore qu’à l’aube de leur généralisation. Pourtant, ils sont plusieurs à souligner leur nécessité dans un avenir proche pour la préservation du métier face à la concurrence de la grande distribution. Néanmoins, ils redoutent un possible amoindrissement des « tours de main » propres au métier qui porterait atteinte aux valeurs et traditions liées à l’artisanat et à leurs conceptions du travail manuel.

3.1.2 L’importance du numérique dans la formation dépend du contexte

Les Compagnons du Devoir participant aux entretiens insistent majoritairement sur le fait que les gestes du professionnel relèvent avant tout d’un savoir-faire manuel. Même si les technologies numériques sont entrées dans certains ateliers, elles restent pour eux marginales. L’idée qui prédomine est que lorsque la main est l’outil principal de l’artisan, apprendre le métier s’acquiert par la pratique du geste de métier, des savoir-faire empiriques qui donnent naissance au fil du temps à des aptitudes professionnelles.

Au sein des entreprises artisanales plus importantes (entre 5 et 20 salariés), les outils numériques sont plus largement utilisés même si les pratiques manuelles demeurent encore essentielles.

Les formateurs des lycées professionnels et des CFA soulignent quant à eux que les outils numériques sont insuffisamment enseignés, les budgets alloués par l’Éducation nationale ne permettant pas aux établissements d’investir dans les outils métiers numérisés. Seul l’apprentissage des logiciels de dessin est inclus dans la formation.

De façon générale les entretiens nous ont permis de constater qu’au sein du réseau des Compagnons du Devoir, l’hétérogénéité des contextes d’apprentissage sur le Tour de France permet au jeune d’être aussi bien au contact d’environnements différents que de pratiques professionnelles diverses. Les situations professionnelles que l’apprenti rencontre potentiellement tout au long du voyage sont tantôt modifiées par les évolutions technologiques, tantôt préservées par le désir des artisans de conserver les gestes professionnels traditionnels et les valeurs anciennes attachées au métier. Quant aux professionnels aux prises avec ces transformations, ils peuvent apporter des contributions à l’identification de leurs propres transformations grâce à l’accueil des stagiaires.

3.1.3 Un manque de formation des enseignants et des artisans

Hormis certaines réticences pour le numérique dans le métier, les témoignages révèlent un besoin en formation des enseignants et des artisans en ce qui concerne l’utilisation et l’enseignement des outils professionnels numériques. Près de la moitié d’entre eux soulignent un besoin permanent de formation pour mieux accompagner les apprenants dans l’apprentissage d’un métier en pleine mutation.

3.2 L’enquête par questionnaire

Le questionnaire a été construit à la suite des résultats des entretiens afin d’élargir notre prise d’informations sur trois axes de questionnements. Le premier axe a pour objectif de situer le contexte d’enseignement, les formations proposées par l’établissement, le statut scolaire des élèves, et l’effectif présent dans chacune des formations.

Le deuxième axe questionne l’impact du numérique dans les formations en sondant le degré de présence du numérique dans les différentes formations (centré sur les logiciels CAO/DAO et les machines numérisées) et la perception des enseignants sur l’utilisation de ces outils.

Le troisième axe questionne l’alternance-école/entreprise et a pour objectif d’une part de connaître l’importance des équipements numériques dans les entreprises et chez les artisans, et d’autre part d’apprécier la perception des stagiaires face au numérique dans le métier.

Afin d’identifier notre population cible, nous avons repéré les différents établissements proposant les parcours de formation conduisant au CAP et au BMA. Nous avons dénombré sur le site de l’Office national d’information sur les enseignements et les professions (ONISEP) 100 établissements correspondant à ce critère, réparti sur tout le territoire français. Une population d’environ 300 personnes (formateurs, responsables de formation et compagnons du Devoir) a pu être identifiée grâce aux sites Internet des établissements. Nous les avons sollicités via les chefs d’établissement à l’aide d’un mailing par courrier électronique et avons obtenu un échantillon spontané de 64 participations.

3.2.1 Caractéristiques de la population

L’échantillon spontané est composé principalement d’enseignants ou de formateurs (40), de 12 artisans, qui, pour la plupart, forment des apprentis ou reçoivent des élèves en stage et de 8 responsables de formation. Il est composé de 58 hommes et de seulement 4 femmes (l’une d’elles est formatrice, deux sont artisans et une responsable de formation). La classe d’âge des participants se situe majoritairement au-dessus de 40 ans avec 27 participants ayant entre 40 et 54 ans et 17 entre 55 et 64 ans. Un tiers des participants a moins de 8 ans d’ancienneté, un quart de 8 à 15 ans et un autre de 16 à 23 ans. Personne ne déclare une ancienneté plus importante, ce qui peut surprendre au regard de ceux qui se déclarent dans la dernière tranche d’âge.

3.2.2 Les contextes des formations dispensées

Les enseignants et formateurs de formations conduisant au CAP sont les plus représentés (56/64). Les autres formations dispensées, en partie par les mêmes personnes, se répartissent entre 25/64 pour le BMA et 21/64 pour d’autres dispositifs en lien avec l’ébénisterie. Pour les deux formations que nous suivons, les effectifs sont majoritairement compris entre 10 et 20 élèves. Les participants déclarent pour près de la moitié former des publics d’apprentis et pour l’autre moitié des personnes en reconversion [6].

3.2.3 L’utilisation du numérique plutôt en fin de formation

La CAO pour le CAP n’est pas systématique et elle n’est introduite que progressivement, plutôt en fin de formation. 13 répondants sur 56 affirment ne jamais l’utiliser malgré qu’elle soit imposée par le référentiel. 30 l’utilisent quelques fois dans l’année ou quelques fois par mois et 13 de quelquefois à plusieurs fois par semaine. Le DAO en CAP est encore moins utilisé que la CAO, et surtout en fin de formation.
Il en va différemment pour le BMA pour lequel les participants déclarent majoritairement que la CAO et le DAO sont inclus dans les formations de manière fréquente, et ici c’est encore davantage en fin de cursus.
Quant aux machines numérisées [7], 28 participants affirment ne jamais les utiliser dans leurs enseignements, contre 23 rarement ou occasionnellement et seulement sept assez souvent et cinq très souvent.
Concernant l’utilisation du DAO pour le dessin des plans de fabrication, la répartition des réponses met en évidence de faibles écarts entre occasionnellement (22), souvent (16) et très souvent (22). Seulement 4 participants ne l’utilisent jamais. Les raisons invoquées qui poussent les acteurs de la formation à utiliser le DAO sont principalement sa facilité d’utilisation, la mise à jour des documents plus aisée, la rapidité, la meilleure qualité des dessins. Certains déclarent que le DAO est « indispensable de nos jours, réalité de l’entreprise, évolution du métier », ou simplement que « l’enseignement des logiciels métier est inclus dans les programmes de formation ». Parmi ceux qui manifestent plus de réticence, on note la justification suivante : « l’apprentissage des logiciels de dessin ne peut intervenir sans que les bases manuelles soient acquises. De bonnes connaissances en géométrie sont indispensables. L’ordinateur ne remplace pas la main de l’homme de métier. »
Les réponses de beaucoup participants témoignent du fait qu’ils sont poussés, voire contraints, aussi bien par l’institution que par la société d’introduire l’enseignement des outils professionnels numériques dans les contenus de leurs formations. Nous y avons repéré une prise de conscience de la nécessité des outils numériques dans le métier, mais également un certain nombre de réticences voire de résistances quant à leur utilisation. La transposition de l’utilisation des outils professionnels numériques n’est donc pas généralisée et lorsqu’elle figure au programme elle est plutôt enseignée en fin de cursus.

3.2.4 L’alternance-école/entreprise : des rapports inégaux au numérique

Soulignons pour commencer que notre question portait sur la perception que les participants à notre enquête ont des équipements numériques des lieux de stages des apprentis, le cadre de notre recherche ne permettait en effet pas de le vérifier par nous-mêmes. Les résultats du recueil indirect de cette information doit donc être analysé avec prudence, car ils reflètent ce qu’en pense le répondant, ce qui est déterminé par son propre rapport au numérique, de ce qu’il en fait lui-même et de ce qu’il en attend. On notera d’ailleurs que pour certains participants le numérique dans les environnements de stage « n’a pas d’importance ».
La perception des participants du degré de présence des équipements numériques (comme les logiciels de dessin 2D et 3D, les outils numériques métier) dans les ateliers des artisans et au sein des entreprises artisanales de plus grande taille, fait apparaître que le numérique est inégalement présent selon les contextes professionnels.
Au sein des entreprises artisanales, une majorité de 35 participants considère que les équipements sont suffisants, 10 que cela n’a pas d’importance et 14 déclarent que les entreprises sont insuffisamment équipées de matériels numériques.
Au sein des ateliers artisanaux, 6 répondants seulement estiment que les équipements sont suffisants, contre 30 qui déclarent qu’ils sont insuffisants, alors que 23 participants soulignent que le degré d’équipement numérique n’a pas d’importance pour l’acquisition des pratiques du métier.
Ces résultats basés sur l’appréciation des enseignants concernant l’environnement professionnel laissent entrevoir une forte hétérogénéité en termes de contenus et de moyens d’apprentissage du métier. Le fait cependant que pour un tiers des répondants la présence du numérique dans les ateliers artisanaux n’a pas d’importance témoigne de la prégnance du rapport à la tradition que ces environnements représentent.

3.2.5 La perception du rapport au numérique des alternants

Nous étudions les perceptions des participants au questionnaire du rapport au numérique qu’ils pensent que les apprentis ont dans l’apprentissage du métier.
Concernant le milieu de l’entreprise, 43 participants considèrent que les jeunes ont une perception plutôt favorable des outils numériques dans le métier. Une seule personne pense que ce rapport est défavorable, et 16 participants n’ont pas d’opinion sur la question posée.
Concernant l’environnement artisanal, 35 constatent auprès des jeunes une opinion favorable concernant le numérique dans le métier, 9 personnes observent un sentiment défavorable, et 16 participants (les mêmes) n’ont pas d’opinion sur le sujet.
Au sein des deux environnements, les résultats obtenus sont sensiblement homogènes. Dans les deux cas, les participants à l’enquête observent auprès des alternants des rapports majoritairement favorables à la présence du numérique dans le métier, mais ici encore on observe une attitude plus réservée dans le contexte des ateliers artisanaux.

3.3 Synthèse et discussion des résultats

Les résultats de l’enquête par questionnaire confirment et complètent les témoignages recueillis avec les entretiens. Pris dans leur ensemble ils confirment notre hypothèse d’une hétérogénéité de rapports personnels et institutionnels au numérique dans le métier et la formation en ébénisterie. Nous pouvons également confirmer que cette hétérogénéité influence la nature des formations en fonction des parcours de formation en alternance des apprentis. L’existence d’une tension entre tradition et transformation en réponse aux défis de l’évolution numérique, apparaît dans la confrontation des discours des participants à l’enquête ainsi que dans la comparaison des réponses en fonction des environnements professionnels (entreprises ou ateliers artisanaux).

3.3.1 Dynamique ou diversité inconciliable de rapports personnels et institutionnels ?

L’analyse des rapports personnels des formateurs à l’intégration du numérique dans les apprentissages fait apparaitre différents profils : certains freinent l’utilisation du numérique dans l’apprentissage, d’autres le manipulent du « bout des doigts », d’autres encore l’utilisent de manière conjointe aux techniques anciennes. Néanmoins, pour préserver les traditions, ils soulignent que l’intégration du numérique dans l’apprentissage nécessite, en amont, des bases manuelles solides.
Mais si les rapports à l’objet « numérique » sont personnels, ils sont également institutionnels étant donné la présence de l’enseignement de l’utilisation des outils numériques dans les référentiels de formation, qui est consécutive à sa présence dans les milieux professionnels. Cette mesure institutionnelle n’est pas sans créer, au sein des équipes enseignantes, des clivages d’opinion. Quand certains voient dans ce référentiel une contrainte à laquelle il faut résister, d’autres au contraire approuvent cette évolution du curriculum qu’ils jugent nécessaire et conforme à l’environnement actuel dans lequel le numérique est présent dans de nombreux domaines. La prise en compte dans le curriculum de la formation du numérique pour l’instrumentation des gestes professionnels dépend cependant de l’année de la formation et pour les stages de l’environnement professionnel.
Concernant plus particulièrement les entreprises artisanales, les rapports au numérique divergent selon la taille de la structure. Si les unes priorisent les logiciels de dessin, les autres investissent davantage dans des machines numérisées qui permettent une production à plus grande échelle. Soulignons la position particulière des artisans qui, tout en ne niant pas certains avantages des nouvelles technologies, témoignent majoritairement de leur non-utilité au cours de leur pratique en atelier. La présence d’un ordinateur sur chaque établi leur paraît « une aberration, comme un objet irréel posé au milieu d’outils tangibles ». On peut voir dans ces témoignages l’attachement à la tradition, que l’organisation actuelle de la formation basée sur le compagnonnage encourage encore à faire perdurer, mais jusqu’à quand ? Les artisans reproduisent les savoir-faire qu’ils ont eux-mêmes appris, des gestes anciens qui ont fait leurs preuves, alors que le numérique représente un outil qui leur est mal connu, le plus souvent encore absent de leur environnement professionnel et de la formation au métier qu’ils ont eux-mêmes suivi. Il semble alors compréhensible que certains acteurs de la formation (enseignants et artisans) soient peu enclins et pas prêts à unir des savoir-faire manuels et numériques. Cette transformation paraît, pour l’instant du moins, difficile, quand bien même il serait souhaité.

3.3.2 Des besoins en formation

Sur le plan de la formation, nous avons constaté auprès des enseignants un besoin manifeste de formation pour être à même de dispenser des savoir-faire en lien avec les outils numériques. Le même problème se rencontre chez les artisans, ce qui ne les incite pas à utiliser les machines ou logiciels acquis qui restent parfois dans le coin de l’atelier. Cet état de fait contribue à éloigner les apprentis d’un contact effectif avec le numérique durant leur formation et de les exposer sans préparation aux outils numériques dans certains environnements professionnels.

3.3.3 Une professionnalisation silencieuse au numérique ?

Du point de vue de la professionnalisation on l’a vu, les nouvelles technologies modifient les rapports au métier des acteurs de la formation (formateurs et artisans) et ont une influence sur l’organisation des enseignements qui, lorsque le changement est engagé, s’en trouve profondément modifiée. L’introduction du numérique engendre la construction de nouvelles activités professionnelles et entraîne la disparition d’autres ce qui à son tour influence la manière dont les apprentis se construisent en activité, ce qui se joue, pour l’apprenti ébéniste que nous étudions, dans l’alternance des lieux de formation et de stage. N’est-ce pas alors l’hétérogénéité des rapports au numérique aussi bien personnels qu’institutionnels que les apprentis rencontrent au cours de leur formation, qui aujourd’hui de façon souvent « silencieuse » va contribuer à la transformation du métier et de sa formation ? À condition certainement d’envisager ces rapports de manière dynamique et collective afin de dépasser les clivages. Ceci n’est pas sans poser des questions au sujet du choix des contenus à enseigner : quelle sera la place de la tradition face aux enjeux économiques ?

Conclusion

Sur la question de l’intégration du numérique dans les gestes du métier d’ébéniste, le métier semble aujourd’hui à la croisée des chemins, entre passé et présent, entre tradition et transformations technologiques et numériques, au futur incertain. Lorsque l’artisan accepte les technologies numériques, c’est son métier tout entier qui se transforme entraînant avec lui une mutation de ses savoir-faire. Lorsqu’il résiste, il fait perdurer la tradition. L’organisation actuelle de la formation au sein des Compagnons du Devoir fait coexister une grande diversité d’environnements professionnels au sein desquels les apprentis peuvent être amenés à apprendre le métier. Serait-ce là la réponse au moins provisoire aux questions et problématiques engendrées par l’introduction du numérique : la coexistence de l’hétérogénéité des environnements d’apprentissage ? Faut-il encore que la société maintienne son soutien à la tradition, faute de quoi le sens de son apprentissage sera voué à disparaître. Poser la question des effets de l’intégration du numérique dans un métier, ou dans un environnement professionnel particulier est ainsi, du point de vue de la tradition, un révélateur de la fragilité des connaissances et des praxéologies humaines ainsi que de la difficulté de l’organisation et du maintien de leur diffusion. Du point de vue de la transformation numérique du métier cette question des conditions et des contraintes de son utilisation révèle un besoin urgent à mettre en œuvre des outils d’analyse de l’organisation de la formation afin de répondre aux besoins de formation tant des nouveaux arrivants que de ceux qui doivent en assurer les formations tout en préservant l’esprit du « réseau de transmission des savoirs et des identités par le métier ».

4. Références bibliographiques

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Chevallard, Y., & Ladage, C. (2011). Didactique fondamentale. Module 1  : Leçons de didactique. Université Aix-Marseille.
Ladage, C. (2017). Enquêter pour savoir. Rennes : PUR.
Mayen, P., & Olry, P. (2012). Expérience au travail et développement pour les jeunes adultes en formation professionnelle. Recherches et formation, 70, 91-106. [Expérience du travail et développement pour de jeunes adultes en formation professionnelle (openedition.org) (consulté le 25 mai 2020).
Raisky, C. (1996). Doit-on en finir avec la transposition didactique ? Essai de contribution à une théorie didactique. In M. Caillot & C. Raisky (dir.). Au-delà des didactiques, le didactique. Débats autour de concepts fédérateurs. Bruxelles : De Boeck.
Rivier-Perret, C. (2020). Approche didactique de l’influence du numérique sur la formation des métiers artisanaux. Le cas du métier d’ébéniste. Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille.
Roegiers, X. (2012). Chapitre 7. L’élaboration du curriculum de formation. Dans : M. Miled, I. Ratziu, C. Letor, R. Étienne, G. Hubert, M. Dali, Quelles réformes pédagogiques pour l’enseignement supérieur : Placer l’efficacité au service de l’humanisme (pp. 205-239). Louvain-la-Neuve, Belgique : De Boeck Supérieur.
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Notes

[1Nous emploierons le terme générique de numérique pour qualifier divers outils et applications : outils de gestion, logiciels, machines numérisées, etc.

[2Voir la page : https://www.cmpbois.com/articles/pibois-pole-innovation-filiere-bois.html (consulté le 12 mai 2021).

[3Le patrimoine culturel immatériel (PCI) a été adopté par l’UNESCO en 2003. « On entend par patrimoine culturel immatériel les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable. » Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrimoine_culturel_immat%C3%A9riel (consulté le 12 mai 2021).

[4Voir à titre d’exemple, le référentiel du CAP d’ébéniste parut au Journal Officiel en date du 25 mars 2017 et présenté ici : https://eduscol.education.fr/referentiels-professionnels/CAP_ebeniste/Annexes_CAP_ebeniste.pdf (Consulté le 18 juillet 2018).

[5Voir la description complète sur le site : https://www.compagnons-du-devoir.com/nous-connaitre

[6La présence importance de personnes en reconversion témoigne d’une tendance au regain d’intérêt des métiers artisanaux constaté notamment par une enquête réalisée en août 2013 par le Fonds national de promotion et communication de l’artisanat (FNPCA).

[7Un exemple de machine numérisée est la découpe laser ou encore la défonceuse à commande numérique.

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