Kim Vu,
Membre du laboratoire FOAP du Cnam
I. Introduction
À travers cette recherche, avec un travail empirique portant sur les témoignages des managers et les analyses de leurs discours, nous analysons les manières d’agir des managers en précisant à cette occasion les points de différence entre la compétence de changer sa manière d’agir d’un manager et celle d’un ‘super ordinateur’.
Sur le terrain, pour recruter des managers, les recruteurs utilisent aujourd’hui des entretiens et des tests avec de nouveaux critères de sélection tels que le quotient émotionnel (QE) ou le comportement, etc. Cela laisse penser que les recruteurs sont sur le point de naturaliser ce type de propriété humaine. Ils considèrent que les attitudes managériales existent déjà à des degrés différents selon les sujets, ce qui leur permettrait de mesurer, évaluer et isoler une autre dimension de la qualité d’un manager. Alors que l’attitude semble être la compétence humaine la plus valorisée par les recruteurs et les managers, notre recherche montre que l’attitude managériale se manifeste largement par la manière dont les sujets font agir les autres. Elle montre également la faiblesse de la tendance à naturaliser les attitudes managériales en prouvant l’existence d’une forme spécifique d’apprentissage de l’attitude et aide les managers et les recruteurs à la comprendre.
II. Les résultats
Nous présentons ici les résultats de recherche de nos cinq études de cas dans leur ensemble.
2.1 Points communs caractérisant les cinq cas analysés
Bien que les discours des cinq managers interrogés dans le cas de notre recherche varient quant aux domaines d’activités et aux profils éducatifs ou professionnels des sujets, ils peuvent néanmoins être comparés à partir des quatre critères principaux. L’analyse comparative des entretiens nous révèle les points communs suivants :
2.1.1 Manière ancienne/habituelle
Parmi tous les entretiens effectués, ce sont les cinq cas à propos desquels nous avons pu identifier le plus facilement les parties des discours évoquant un changement significatif dans la façon de travailler des managers. La raison pour laquelle ces cas ont été retenus est qu’au-delà de l’évolution progressive de l’attitude liée à l’ancienneté de chaque individu au travail, les sujets interviewés nous ont surtout parlé d’une autre catégorie de changement de manière. Ce qui a attiré notre attention se trouve dans la ‘soudaineté’ de la rupture du sujet avec l’attitude ancienne/initiale, qui s’est produite à un moment précis ou pendant une courte période. L’indicateur qui nous permet de repérer ce changement particulier dans leurs discours, correspond au moment où la personne interrogée commence à parler de façon critique ou ironique de la manière ancienne ou initiale qu’elle utilisait dans le passé pour faire agir les autres.
Pour ces cinq sujets, leur ancienne façon de faire agir les autres était conditionnée par leurs premières perceptions professionnelles encore immatures, naïves, inexpérimentées et subjectives, y compris la perception qu’ils avaient d’eux-mêmes. Dans leurs discours, les cinq répondants ont associé ces perceptions ‘naïves’ qu’ils avaient dans le passé avec la jeunesse, le manque d’expérience ou de compréhension, le manque de confiance en soi et la position qu’ils occupaient dans la hiérarchie de l’entreprise.
A cette logique correspond une évolution incrémentale : les lacunes d’expérience, de compréhension et de confiance en soi se comblent au fil du temps, les perceptions immatures des managers-débutants s’ajustent, la manière ancienne ou initiale de faire agir autrui des managers évolue également, mais sans changer de nature. Pour ce type d’évolution, plus le sujet exerce longtemps le travail d’un manager, plus il accumule d’expérience, plus la ‘méthode’ qu’il utilise pour faire agir les autres s’améliore : elle est mieux anticipée, calculée et affinée. Cependant, il s’agit toujours de la même manière (manière ancienne/initiale) qui reste ancienne/initiale, car le sujet n’a pas vraiment changé son habitude d’action.
Les discours des cinq sujets ont également montré qu’ils avaient construit leur manière ancienne/initiale de faire agir les autres à partir des exemples donnés par leurs aînés, leur ancien patron ou leurs pairs. Cette manière ancienne/initiale de faire agir les autres a ainsi été façonnée au travers d’une sorte d’encadrement tel que l’éducation ou la formation reçue, ou encore la hiérarchie, les procédures et la culture propre à l’entreprise. Ce type d’encadrement par l’environnement recouvre des modèles généralisés à partir des méthodes existantes déjà utilisées par d’autres managers. D’une part et pour certains managers, ces encadrements les ont bien aidés à gagner du temps, à perfectionner leur façon de communiquer. D’autre part, les cinq sujets de notre recherche ont montré que cette manière de faire agir autrui les empêchait de voir le monde en dehors de ces procédures, d’examiner d’autres façons de travailler, d’affronter les incertitudes et de mobiliser leurs propres ressources physiques et intellectuelles. L’encadrement par des modèles prédéfinis les avait poussés vers un mode de fonctionnement par défaut, normalisé, sans personnalité ni singularité, prêt à être utilisée par quiconque occupant ce poste dans l’organisation.
Présentée dans les discours des managers interrogés comme une manière reproduite à partir des ‘meilleures pratiques’ existantes, une autre caractéristique commune de cette manière ancienne ou initiale est qu’elle est très homogène et procédurale. Elle peut être appliquée dans tout type de contextes et suit un schéma avec des étapes prédéfinies. Elle s’appuie sur des outils sous forme écrite et non pas sous forme orale. Elle permet donc au sujet d’éviter d’assumer une responsabilité directe pour les conséquences de son action et de se tenir à une certaine distance des autres sujets de la même organisation ou du même système.
À ce stade, en écoutant les cinq managers parler de leur manière ancienne de faire agir autrui, nous n’avons trouvé qu’un minimum, voire aucune interaction orale ou expression d’émotion dans leur action. Les cinq sujets ont décrit leur manière ancienne comme l’un des moyens d’atteindre un objectif de travail quantitatif et déclarable. En appliquant cette manière ancienne, les sujets pouvaient faire agir les autres, mais sans se soucier de la réaction des autres ni de l’impact que leur façon de faire peut avoir sur les émotions des autres.
Après avoir regroupé tous les discours sur la manière ancienne / initiale adoptée par nos cinq managers, nous avons constaté que ces sujets, comme beaucoup d’autres, avaient tendance dans le passé à consacrer peu de ressources physiques ou intellectuelles à changer leur manière de faire agir autrui, en fonction du contexte de cette interaction. Cela a montré qu’en général les managers pouvaient suivre les procédures prescrites ou appliquer les méthodes établies pour tous les problèmes de la même manière.
Toutefois, à notre grande satisfaction, le fait que cinq managers sur douze aient décrit leur manière ancienne / initiale de faire agir autrui de façon critique ou ironique, en tout cas évaluative, nous a convaincue de l’existence d’une reconnaissance d’apprentissage claire et forte de certains managers.
2.1.2 Évènement d’influence :
La deuxième raison pour laquelle nous pouvons facilement distinguer ces cinq cas des autres tient à l’événement que les répondants ont choisi de mentionner dans leur discours. Cette remarque ne concerne pas tant la nature de ces événements que nos sujets eux-mêmes, car contrairement aux interlocuteurs des autres cas ils étaient en mesure d’isoler et d’évoquer en détail un moment, une situation concrète et spécifique parmi de nombreuses autres situations de leur vie quotidienne passée.
Nous avons été étonnée par la capacité de s’identifier à autrui qui transparait dans ce que ces managers vivent et ressentent. Les verbatim de ces sujets montrent que l’accident, la difficulté, le dysfonctionnement évoqués dans leur discours concernent d’abord leurs collaborateurs et non pas eux-mêmes directement.
Il a été particulièrement intéressant pour nous de noter que lorsque ces cinq sujets ont commencé à parler d’un évènement lointain ou récent, aucun d’entre eux ne semblait conscient de l’existence d’un processus ayant modifié leur attitude managériale. Pourtant, il était clair que les cinq sujets commençaient à être très conscients des difficultés d’autres. Chaque manager s’est souvenu d’abord des détails d’un évènement important, mais c’était en réalité, une situation plutôt plus difficile pour les autres que pour lui-même.
Nous avons relevé également que les éléments suivants étaient communs à tous les évènements d’influence.
– Premièrement, ils comportent tous une forte dimension émotionnelle : ils sont tous marqués par des sentiments négatifs ressentis par le sujet de la part d’une autre personne : peur, colère, angoisse, inquiétude, déception.
– Lors de l’événement d’influence, le sujet ne s’est pas positionné comme victime. Au contraire, dans chacun des cinq cas, il s’est engagé à ‘jouer le rôle’ d’autrui, absent ou ayant refusé d’agir. Remplacer l’autre personne ou agir à la place d’une autre personne dans la situation problématique sans disposer des points de référence nécessaires pouvait transformer le manager soit en un ‘héros’, soit en un ‘coupable’.
– Le manager devrait choisir rapidement entre deux alternatives et être prêt à assumer, quelle qu’en soit les conséquences, la responsabilité de son choix. Dans les cinq cas, les cinq sujets ont accepté de prendre sur eux certains désavantages. Dans les cinq évènements, il s’est agi d’une prise de décision délibérée et rapide. Toutes les situations ont poussé les sujets à décider rapidement, sans beaucoup ni de temps pour hésiter ou consulter les référents ou les fonctions correspondants.
– Nous appelons provisoirement le quatrième élément ‘la générosité volontaire’. Ces situations ont déclenché / suscité chez les sujets un choix de renoncer à ou de se priver de leurs gains et en même temps de partager volontairement avec un autre.
– Le cinquième élément concerne l’habitude d’action du sujet. Toutes les situations ont justifié et encouragé les sujets à rompre avec leurs habitudes d’action. Les sujets ont été forcés de « devenir autre » dans leur manière de travailler et de faire agir les autres. Dans son discours, l’évènement d’influence a été présenté par chaque sujet comme une opportunité de ressentir une augmentation rapide et soudaine de son autonomie professionnelle, de s’engager dans une prise de risque et de sacrifice de soi et d’assumer une responsabilité pour autrui.
Par ailleurs, la raison pour laquelle cette situation s’est révélée problématique et perturbante pour nos managers, est qu’elle a brisé leurs repères organisationnels et procéduraux du contexte ordinaire et classique. Par conséquent, elle a exigé de nos sujets qu’ils aient pour la première fois recours à d’autres ressources que leurs ressources habituelles pour entamer une action forte ou prendre une décision rapide. Elle constitue en même temps un risque et une opportunité pour un individu de montrer/prouver sa capacité de faire agir autrui.
Cet effet d’autonomie professionnelle peut être le résultat d’une absence accidentelle, imprévue de la personne appropriée à un moment critique. Sur le plan subjectif, il peut être vécu comme accompagné d’un sentiment de liberté et d’autonomie professionnelle que le sujet s’est donné. Plus le sujet s’éloigne de l’encadrement habituel tel que la formation ou de la hiérarchie de son entreprise, plus il rompt facilement avec son ancienne manière.
Par conséquent, nous avons vu clairement qu’une situation de vie professionnelle, qui aurait pu rester banale, ordinaire et oubliée comme beaucoup d’autres situations similaires, est devenu un évènement d’influence stimulant une attitude d’apprentissage de la part d’un sujet prêt à faire face à tous types de résultats issus de sa décision. Dans un cas positif, il pouvait gagner confiance en son jugement et dans le cas contraire, gagner en expérience.
Cette attitude = intention de changer son habitude d’action.
Les points communs des cinq événements d’influence mentionnés ci-dessus nous amènent à considérer la raison pour laquelle ces managers acceptent un tel sacrifice sans attendre de récompense immédiate. Selon nous, c’est le sentiment d’acquérir une nouvelle attitude, l’intention de se transformer, de devenir un manager et d’être maître de la situation qui les satisfait. Un individu qui sait agir pour autrui et faire agir autrui se distingue des autres sujets. Bien que les désavantages puissent être considérables et croître en importance, les managers prêts à se transformer peuvent considérer ces désavantages comme un investissement nécessaire, ‘des frais d’apprentissage’ à payer pour l’acquisition de la compétence recherchée
2.1.3 Manière nouvelle/reconstruite
Comme mentionné ci-dessus, les discours ont montré qu’en réalité les cinq managers de nos enquêtes n’étaient pas indifférents à leur interaction avec l’environnement et avec les autres sujets. Ils étaient donc sensibles et influencés par la réaction et les émotions des autres sujets. Cependant, nous avons remarqué dans leurs discours qu’ils ne s’étaient pas rendu compte qu’ils ne pourraient pas adopter la même façon de faire agir autrui avec tous les autres sujets ou dans tous les autres contextes. Ils ne pouvaient pas répéter la même chose pour perfectionner leur savoir-faire ou accroître leur efficacité comme ils le pouvaient lorsqu’ils étaient non-managers, ou lorsqu’ils manipulaient des objets de travail plus techniques que les êtres humains.
La deuxième manière détectée dans les verbatim des cinq managers interrogés a été décrite comme une manière nouvelle/reconstruite. Cette deuxième manière se distingue de la première. Dans les discours de ces managers, si la première manière paraissait rationnelle et généralisable, la seconde présente un caractère spontané et intuitif. Spontanée, car la manière nouvelle pouvait être adoptée par le manager rapidement, sans longue réflexion. Intuitive, parce qu’au moment où nos managers ont choisi d’agir contrairement à la manière habituelle / initiale, la raison de leur choix n’était pas évidente, ni même explicable. Pour chacun, la nouvelle façon d’agir était complètement inédite, c’est-à-dire ni prédéfinie, ni transférée par d’autres.
Un constat important est que dans les cinq cas, les discours de nos managers ont montré que la manière nouvelle / reconstruite comportait systématiquement une dimension de communication orale, d’interaction entre le sujet et autrui. En même temps, cette dimension était très informelle et ne pouvait être décrite par des étapes ou remplacée par un courriel, un manuel ou un quelconque autre mécanisme automatisé ou programmé. Par ailleurs, cette manière comporte un caractère personnel et unique. Elle diffère un manager à l’autre et peut être appliquée uniquement par le sujet en question, à un moment donné et selon la nécessité sortie du contexte.
Elle est unique et ne peut être imitée, car elle dépend de nombreux paramètres contextuels et variés, notamment de la réaction des autres et son impact sur l’activité de ces derniers.
Cette comparaison nous a permis de matérialiser un processus d’apprentissage par la reconstruction des manières de faire agir autrui chez chacun de ces managers. En comparant cette observation avec le changement de la façon dont les sujets font agir autrui dans la vie d’entreprise, nous pouvons considérer qu’un professionnel commence réellement à en diriger une autre lorsqu’il passe d’une attitude égocentrique à une attitude hétérocentrique.
2.1.4 La réflexion autour de l’expérience significative
En ce qui concerne la réflexion autour de l’expérience significative, en comparant les objets de préoccupation de ces managers, nous avons remarqué un changement ou une reconstruction. Dans un premier temps, les objets de leur travail étaient tangibles, concrets et individuels, mais dans un deuxième temps et après l’évènement d’influence, ils étaient devenus plus conceptuels, émotionnels et relationnels.
Le point commun est que ces managers ont commencé à se soucier de leurs rôles dans la création des valeurs émotionnelles et relationnelles. Nous avons en effet pu détecter un changement dans leurs objectifs, qui a ensuite influencé la reconstruction de leur manière de faire agir autrui. Grâce à ces points distinguant de nos cinq cas des autres cas, nous sommes désormais en mesure de comprendre quelle pourrait être la différence entre un apprentissage graduel par professionnalisation des managers et un apprentissage par reconstruction de leur manière de faire agir autrui.
III. Conclusion
Après avoir interprété les résultats de notre recherche, nous pouvons conclure que les changements des représentations de responsabilité, de solution, d’implication d’autrui et de résultat apportent une contribution majeure à la nature de l’apprentissage à partir de l’expérience des managers.
En ce qui concerne le dynamisme de l’apprentissage, nous avons constaté que les changements dans les représentations des managers se réfèrent à la reconstruction de leur manière d’agir ou, autrement dit, à la réélaboration de leur habitude d’action.
Contrairement à la recherche d’un état affectif équilibré en général, la reconstruction d’une manière d’agir ou la réélaboration d’une habitude d’action des managers est une autre voie qui ne peut être provoquée que par une dissonance cognitive entre les différentes manières d’agir. Ce type de dissonance transparait non seulement entre les différentes manières d’agir d’une même personne, mais également entre les manières des différentes personnes. Donc, les managers cherchant ces dissonances ne visent pas à normaliser leurs manières d’agir, car ces dissonances peuvent conduire le manager et autrui à s’aider mutuellement à changer leurs habitudes d’action.
Au terme de cette exploration, ces conclusions finales visent à rappeler la nature d’une forme particulière de l’apprentissage, la reconstruction des manières de faire agir autrui des managers à travers leur réflexion sur une expérience significative de la vie quotidienne. Les parties précédentes ont montré la multiplicité des aspects qui caractérisent le phénomène, l’étroite imbrication des éléments et des processus qu’il implique et, par conséquent, la diversité des moyens possibles pour parvenir à le comprendre.
Ici, nous résumerons les conclusions qui émergent de notre recherche, autour des axes principaux suivants : l’existence et le fonctionnement d’une forme d’apprentissage chez certains managers.
3.1 Existence de l’apprentissage par la réflexion sur une expérience significative au sein de l’interaction interpersonnelle manager – autrui
Si de plus en plus de types d’apprentissage sont reconnus, ce foisonnement nous fait ‘soupçonner’ l’existence d’une multitude d’autres formes d’apprentissage qui ne sont pas encore ‘formalisées’.
Cela a suscité une grande curiosité à propos des processus d’apprentissage des managers dans le monde des affaires et au-delà. Dans le but de mieux comprendre l’activité des managers et en particulier leurs activités réflexives, nous avons mené cette recherche pour prouver l’existence d’une forme particulière d’apprentissage des managers que constitue la reconstruction de leur manière de faire agir autrui.
En passant d’une approche inductive basée sur nos remarques tirées de conversations et d’observations professionnelles à une approche déductive basée sur les théories d’apprentissage social, nous avons pu avancer que :
– Parmi les nombreux changements survenus dans le monde de travail en entreprise, il existe un phénomène qui amène certains managers à reconstruire leur manière d’agir sur l’activité d’autrui dans leurs interactions avec les autres sujets humains ;
– Ce phénomène constitue en effet, une forme d’apprentissage a posteriori par la réflexion sur une expérience significative de la vie quotidienne, car il correspond à tous les caractères de l’apprentissage décrits par les théories de l’apprentissage social, à savoir le constructivisme et l’apprentissage expérientiel ;
– Ce phénomène, dont les traces verbales ou écrites peuvent être trouvées dans différentes structures, dans différents lieux et dans différentes situations d’entreprise, montre non seulement l’existence, mais aussi la présence assez cohérente de cette forme d’apprentissage parmi les activités des managers. De plus, les similitudes entre les résultats de nos recherches et ceux d’autres recherches réalisées indépendamment de la nôtre, indiquent que des processus similaires se retrouvent également dans d’autres secteurs d’activité tels que la police, le soin et l’enseignement.
Enfin, avec cette recherche, nous espérons fournir non seulement des informations sur l’existence d’une forme d’apprentissage, mais surtout contribuer à la production d’une connaissance plus complète et multi-perspective sur l’apprentissage des adultes.
3.2 Mode de fonctionnement de l’apprentissage d’une nouvelle attitude managériale
L’utilisation abondante des mots ‘soft skills’ dans les discours des employeurs, des employés de différents secteurs, des formateurs en management et même des chercheurs souligne que les acteurs de la société contemporaine commencent déjà à tenir pour acquise cette notion sociale. Cela interpelle fortement sur la façon dont ce type de compétences est produit et à l’appui des résultats de notre recherche, nous pouvons conclure que :
– L’attitude managériale combinant différentes manières de faire agir autrui fait partie des compétences humaines, car elle s’apprend socialement, à la fois en pratique et en réflexivité. L’attitude managériale n’est donc pas une vertu innée de l’individu et l’apprentissage d’une nouvelle attitude managériale se distingue de l’évolution graduelle du manager.
– Présenté comme un ‘souvenir’ gardé par la mémoire sélective sous la forme d’une réflexion sur une expérience significative, le processus de reconstruction de la manière de faire agir autrui ne se produit pas automatiquement avec tous les managers, mais soumis à certaines conditions, en particulier une intention de changer (condition interne) et un déclencheur (condition externe).
– La distinction entre le processus d’apprentissage de l’attitude managériale et les autres formes d’apprentissage expérientiel des adultes réside dans sa logique interpersonnelle, par laquelle l’affect envers autrui et ses dérivés sont impliqués à toutes les étapes de l’apprentissage : déclenchement, rupture, reconstruction.
Cette deuxième conclusion nous permet de contribuer à une meilleure appréhension à la fois du travail des managers et de l’apprentissage expérientiel des adultes. Cette forme d’apprentissage propre de certains managers mérite d’être examinée pour favoriser des attitudes productives ou pour diminuer des attitudes contre-productives au travail des adultes. La remarque vaut autant pour les acteurs des entreprises que pour les chercheurs en formation des adultes ou en management.
3.3 Les limites de nos conclusions
Dans l’opposition souvent établie en matière d’analyse de l’activité humaine entre les activités physiques (visible) et les activités mentales (invisible), l’attention accordée à ces derniers a souvent varié. Les attitudes managériales sont ainsi évoquées dans de nombreuses publications en management, alors que les premiers traités de management n’accordaient aucune place à la question de leur apprentissage. Pour contribuer aux recherches dans ce domaine, à partir de l’approche des sciences de l’éducation, notre thèse traite d’une petite partie de l’apprentissage, qui est l’apprentissage d’attitude managériale.
Toutefois, les résultats de notre recherche ne permettent pas de généraliser nos conclusions à une grande échelle. A ce stade, nous ne sommes pas encore en mesure de :
– Déterminer toutes les causes de l’absence de cette forme d’apprentissage dans un autre groupe de managers ;
– Connaitre les autres compétences humaines que les managers peuvent acquérir par la réflexion sur leur expérience ;
– Comprendre dans quelle mesure la logique de l’apprentissage d’attitude managériale peut être appliquée dans d’autres formes d’apprentissage social des adultes.
Enfin, les conclusions de cette étude doivent être testées avec davantage de types d’organisations, de modèles économiques et de contextes sociaux, ce qui ouvre la voie à de futures recherches.
3.4 Résultats de recherche et apprentissage de la chercheure
L’ensemble de ces travaux de recherche a pour origine l’observation de la transformation des manières de faire agir autrui des managers. Elle nous a permis d’améliorer notre compréhension :
– Relative au fait de distinguer une activité managériale des autres activités ;
– Concernant l’émotion et son rôle dans le processus d’apprentissage ;
– Sur la façon de mener une recherche.
Ces travaux de recherche nous ont permis une meilleure identification du métier de manager parmi plusieurs types d’organisation et de distinguer l’activité managériale des acteurs dans divers contextes professionnels.
Au cours de cette étude, nous avons eu l’opportunité de scruter attentivement l’activité managériale et de mettre en exergue un élément particulièrement significatif : le processus de changement des manières de faire agir autrui.
Enfin, l’apport essentiel de ces travaux réside dans notre propre transformation. Grâce à cette thèse nous avons appris à observer, à remettre en question et à prendre du recul.
IV. Projet de recherche à venir
Afin d’étendre la base de connaissances relatives l’apprentissage social des adultes qui est utile aux acteurs et aux chercheurs pour définir les mesures les plus précises en matière de formation des managers et des adultes, nous aspirons à mener nos recherches futures sur trois questions qui n’ont pas encore fait l’objet de recherche approfondie :
– Les styles de réflexion sur une expérience significative ;
– Les conditions d’émergence de l’apprentissage ;
– Les potentialités d’une recherche interdisciplinaire sur l’apprentissage des adultes et le machine learning [1] ou ML (apprentissage automatique) d’une compétence humaine.
4.1 Différents styles de la réflexion sur une expérience significative des adultes
Les styles d’apprentissage ne sont pas un concept inconnu aux chercheurs en éducation et formation des adultes. En revanche, les styles de réflexion des adultes sur une expérience significative le sont toujours. Pourtant, nous sommes convaincue qu’ils s’inscrivent dans la complémentarité des styles d’apprentissage et qu’ils peuvent représenter une composante indispensable dans l’analyse de l’activité mentale/intellectuelle des adultes.
De plus, parmi les activités mentales d’un manager, réflexion ou projection sur une expérience, nous dirons que les deux modes de réflexion les plus critiques correspondent aux deux temps de son activité mentale : passé et futur.
En ce qui concerne le passé, contrairement à un événement ordinaire, notre recherche a montré qu’un événement est devenu significatif quand il est ‘gravé’ dans la mémoire du manager et évoqué par celui-ci à plusieurs reprises. Immédiatement après le moment où il s’est produit, l’événement d’influence devient la ‘pensée’ du sujet sur le passé.
Si nous comprenons les styles de pensée [2] d’un manager sur un événement d’influence du passé, nous supposons pouvoir anticiper son style de projection de l’événement dans le futur et déterminer si l’apprentissage peut avoir lieu ou non.
Notre hypothèse pour ce premier axe de recherche réside dans le fait que les différents styles de réflexion sur une expérience significative correspondent aux styles de projection d’un évènement d’influence du même manager. Dans ce cas, il serait intéressant d’examiner si les effets de la réflexion d’un style élaboré et méthodique sont différents de ceux d’une réflexion libre et spontanée sur l’attitude du manager.
4.2 Les conditions auxquelles est soumise l’émergence d’un processus d’apprentissage
Distinct de l’apprentissage formel et de l’évolution progressive, qui relèvent d’un ensemble plus ou moins objectivement prédéterminé, l’apprentissage par réflexion sur une expérience vécue est une activité ou un ensemble d’activités subjectives pouvant se produire délibérément et à posteriori. Les conditions nécessaires à l’apparition de l’apprentissage peuvent donc être identifiées et révéler à leur tour diverses formes d’apprentissage des adultes.
Grâce aux recherches menées pour cette thèse, nous avons constaté que l’apprentissage de l’attitude managériale par la réflexion sur une expérience significative ne se fait pas automatiquement, ni avec tous les managers. L’émergence de cette forme d’apprentissage est donc soumise à certaines conditions. Nous avons également identifié deux conditions qui, selon nous, appartiennent à deux catégories différentes (interne et externe), mais nous nous interrogeons sur l’existence possible d’autres conditions.
Nous pensons donc mener une recherche pour répondre à la question suivante : quelles sont les conditions internes (relatives aux propriétés du sujet) et externes (relatives à un contexte) qui favorisent l’apprentissage de compétences humaines du manager ?
Nous émettons l’hypothèse que les conditions d’apprentissage de la compétence humaine par la réflexion sur une expérience significative sont liées aux conditions d’émergence d’un apprentissage par projection d’un événement d’influence futur.
Dans les deux cas, notre objectif n’est pas d’opposer ces deux approches, mais de montrer que, selon les conditions en présence, la transformation de la compétence humaine ne sera pas effectuée de la même manière.
4.3 Les potentialités d’une recherche interdisciplinaire sur l’intention d’apprendre l’attitude managériale
Après avoir acquis de nouvelles connaissances en analysant et en comprenant les styles de pensée des managers à propos de leurs expériences significatives, ainsi que les conditions de l’émergence de l’apprentissage des compétences humaines, nous avons l’intention d’examiner comment ces nouvelles connaissances pourraient être utilisées dans la pratique.
En parallèle, les ingénieurs progressent rapidement dans l’application des théories d’apprentissage des êtres vivants pour enseigner aux machines (intelligence artificielle ou IA) à effectuer des tâches humaines. Dans « Machine Learning », pour permettre aux machines d’apprendre, ils développent des "algorithmes" qui donnent aux machines la capacité de traiter des métadonnées, de rechercher des relations entre elles et de prédire les intérêts et les attitudes de l’homme.
Étant donné le succès avec lequel les théories de l’apprentissage ont été appliquées dans le « Machine Learning », nous nous demandons si la séparation entre l’apprentissage de la compétence humaine et celle de la compétence technique a encore un sens ou si elle a vocation à devenir obsolète dans un proche avenir.
A tout le moins, la différence entre compétences humaines et techniques prendra un sens de plus en plus étroit, ce qui nous incite à nous concentrer sur la frontière entre l’apprentissage de compétences humaines (non automatisable) et l’acquisition de compétences techniques (automatisable).
Enfin, ce troisième axe de recherche permettra de suivre l’évolution des applications des théories de l’apprentissage afin de distinguer le mode d’action des sujets humains et des machines. Une extension possible serait de comprendre comment l’intention de changer l’attitude des sujets peut être générée.
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