Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Un exemple de subordination réciproque entre « faire » et « se faire » dans un réseau de reconnaissance des acquis de l’expérience des travailleurs handicapés.

Philippe Mazereau, Enseignant-chercheur émérite, (CIRNEF. EA. 7454) Université de Caen-Normandie, (dir.)
Magdeleine Grison, Directrice générale de l’association Différent et Compétent Réseau
Stéphane Vincent, Formateur, coordinateur régional de Différent et compétent Réseau

La présente communication est le fruit d’une réflexion qui s’inscrit dans le thème : « comment peut-on rendre compte du caractère lié des transformations des sujets et de leurs activités ? » Elle a pour terrain la pratique de la reconnaissance des acquis de l’expérience (RAE) des travailleurs handicapés en établissement de soin et d’aide par le travail (ESAT) mise en place par l’association Différent et Compétent Réseau (DCR). Après avoir contextualisé le dispositif de formation à la RAE développé par DCR, nous problématiserons la ligne d’interrogation que nous avons suivie à travers l’examen du lien entre « faire et se faire » pour chacun des acteurs du réseau, en écho méthodologique à la théorie de l’acteur réseau. Ce travail s’appuie sur des données hybrides issues de : résultats de recherche, comptes rendus expérientiels, analyse de documents internes, entretiens… dont nous explicitons à chaque fois l’origine. Nous évoquerons enfin quelques points d’appuis théoriques transversaux qui guident aujourd’hui l’activité de l’association et dont nous pensons qu’ils peuvent se révéler stimulants dans le cadre de la formation professionnelle tout au long de la vie.

1. Le dispositif de formation à la RAE au sein de l’association DCR, genèse et actualité

La RAE, longtemps marginale, est dorénavant inscrite à l’agenda politique international. La création de l’Observatoire mondial de la reconnaissance des acquis au sein de l’Unesco (2012) témoigne d’une volonté d’intégration des acquis formels, non formels et informels des apprentissages expérientiels à la Formation tout au long de la vie (FTLV). En France, la diversité des pratiques de reconnaissance et leur plus ou moins grande proximité avec la Validation des acquis de l’expérience (VAE) en font un domaine hétérogène. Cependant, la convergence des politiques publiques de la FTLV et du handicap vise à intégrer la formation des travailleurs handicapés dans le cadre commun des lois sur la formation professionnelle continue [1].

Au début des années 2000, l’idée de développer un dispositif de reconnaissance des compétences à destination des ouvrières et des ouvriers en ESAT fut portée par quatre directeurs d’ESAT bretons, dans le contexte de la mise en place de la VAE et de la loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale [2]. La RAE s’est ensuite formalisée à travers une ingénierie de formation innovante (Amoureux, 2013) (voir tableau 1) fondée sur le principe de la mise en accessibilité des référentiels métiers de droit commun. Chacun des items est décliné selon trois modalités, correspondant à un niveau de maîtrise de la tâche, et intitulés dans la terminologie du réseau concret, abstrait, transfert (voir tableau 2). Le candidat peut faire valoir ce qu’il sait faire indépendamment de l’organisation du référentiel contrairement à la VAE où prédomine la cohérence du diplôme à valider. A ce jour 27 référentiels métiers sont déclinés suite à une procédure rigoureuse déployée par un groupe de travail comprenant des moniteurs d’atelier et des formateurs de la discipline, accompagnés par un spécialiste de l’analyse cognitive de la tâche.

Tableau 1 Les différents étapes de la démarche de RAE développée par Différent et compétent réseau

1 L’engagement tripartite Signature officielle entre le travailleur, l’accompagnant et le directeur de l’établissement
2 Auto et co-positionnement Appropriation du référentiel décliné
3 Réalisation du dossier de preuve Analyse de l’activité par explicitation
4 Entretien de valorisation blanc Simulation de jury
5 Entretien de valorisation (jury) En présence de deux valideurs extérieurs (Éducation nationale/Agriculture/Entreprise et représentant du collectif)
6 Mise en perspective Projection du candidat pour la suite de son parcours. Formulations proposées par les membres du jury.
7 Cérémonie Remise officielle de l’attestation descriptive de compétences en présence des autres lauréats de leurs accompagnants et de leurs proches

Tableau 2 : Exemple de déclinaison des items selon les 3 modalités de traitement intellectuel de l’information Extrait du référentiel de droit commun de l’agent de fabrication industrielle (CSI)

Rubrique 1. S’informer. Item « 1.3 Dans le recensement des consignes et des procédures de sécurité »

En respectant les consignes de sécurité transmises verbalement Concret
En identifiant et décodant les consignes et les procédures (symboles ou écrits) Abstrait
En différenciant les consignes de sécurité à l’égard des personnes, des biens et de l’environnement Transfert

Suite au décret n°2009-565 du 20 mai 2009 « relatif à la formation, à la démarche de reconnaissance des savoir-faire et des compétences et à la validation des acquis de l’expérience des travailleurs handicapés accueillis en établissements ou services d’aide par le travail la RAE s’est étendue à un grand nombre d’ESAT sur le territoire mais aussi aux Instituts médico-éducatifs (IME) et de façon plus modeste aux entreprises adaptées (EA) et au secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE). En 2020 l’association DCR comptait 19 collectifs territoriaux, 3800 professionnels formés : plus de 19 700 personnes ont obtenu une attestation descriptive de compétences par la RAE depuis 2008.

2. « Faire et se faire » quels échos théoriques et pratiques dans le réseau Différent et compétent ?

L’intitulé de la biennale de l’éducation et de la formation a suscité un intérêt auprès des membres du comité de pilotage de la recherche coopérative menée entre Différent et Compétent et une équipe du centre interdisciplinaire de recherche normand en éducation et formation (CIRNEF. E.A. 7454) [3]. Cette recherche a mis en exergue certains effets de la reconnaissance du « faire » des travailleurs grâce à la RAE tout en dynamisant leur parcours personnel et professionnel en termes de participation sociale. Nous constations alors qu’en dépit d’une centration sur les compétences en acte des travailleurs handicapés, la RAE pouvait avoir un retentissement sur leur sphère intime ainsi que dans leur parcours de travail et de formation. En quelque sorte nos données abondaient le point de vue d’Emmanuel Renault lorsque celui-ci souligne la portée identitaire de la reconnaissance du travail dans son analyse critique des apports d’Axel Honneth (Renault, 2007). Il reproche au philosophe de lier trop directement l’instauration d’un rapport positif à soi grâce à la reconnaissance par l’autre, sans prendre en compte le travail comme le lieu d’une forme spécifique de reconnaissance du faire qui débouche souvent sur une reconnaissance de l’être (2007, p. 125). Pour autant, en contrepoint de ce constat, s’agissant de la formation des accompagnants à la RAE - essentiellement des moniteurs d’atelier d’ESAT - une formatrice avait souligné que la conduite pédagogique de la formation des accompagnants reposait sur la priorité donnée aux valeurs par les formés, valeurs en rapport avec celles du dispositif de RAE. Dans ce cas c’est donc « l’être » au travail qui prend le devant sur le faire du moniteur d’atelier.

Sur le plan théorique l’articulation entre « faire » et « se faire » nous a renvoyés à la distinction fondatrice entre activité productive et constructive (Samurçay et Rabardel, 2004) : en transformant son environnement par son travail, l’homme se transforme également lui-même qu’il en soit ou non conscient. Selon Rabardel, l’activité productive est centrée sur la réalisation de tâches en vue d’un objectif, elle s’achève donc avec l’atteinte de cet objectif. En revanche, l’activité constructive concerne le développement de la personne et son devenir. Elle n’agit pas dans la même temporalité, ni avec les mêmes ressources. Selon lui pour comprendre le lien entre activité productive et constructive, il faut faire appel à la notion d’expérience dans sa double dimension. La première aborde l’expérience comme le résultat de l’activité de travail, tandis que la seconde la considère comme le matériau possible d’une réflexion ultérieure. « Dire ceci, c’est insister sur la dimension matérielle de l’expérience, non pas au sens d’une matière qu’on pourrait toucher, mais au sens de quelque chose qui est là, qui résiste, qui se travaille, qui se transforme dans l’activité constructive en ressources, en compétences, en instruments, probablement aussi en identité » (Rabardel, 2009). En conclusion, Rabardel propose la notion de subordination réciproque pour caractériser la relation entre activité productive et constructive au sein de l’expérience.

Observant que cette relation fonctionnait de manière inversée selon que l’on regarde la RAE du côté des travailleurs lauréats ou de celui des professionnels accompagnants, nous nous sommes accordés sur l’idée d’étendre l’examen du rapport entre « faire » et « se faire » pour chacun des acteurs de DCR en utilisant, comme guide méthodologique, la théorie de l’acteur réseau : « le réseau est un concept, et non une chose ; c’est un outil qui aide à décrire quelque chose, et non ce qui est décrit » (Latour, 2006 : 191). Le parti pris de cette démarche est donc à la fois exploratoire et hypothético-inductif. Nous nous sommes dès lors attachés à circonscrire dans un premier temps les principaux acteurs du réseau, puis à rassembler des données nous permettant d’analyser la subordination réciproque entre « faire » et « se faire » pour chacun d’eux.

3. Les principaux actants de Différent et compétent réseau (DCR)

L’association a pour objet statutaire la mise en place d’un réseau fondé sur des principes de coopération, partage et mutualisation, chargé de mettre en œuvre le dispositif de RAE dénommé « différent et compétent ». Nous avons identifié les entités qui participent de la vie du réseau afin d’étudier pour chacune d’elles la dynamique réflexive produite par les expériences concrètes de RAE. Pour chacun des actants présentés nous précisons à chaque fois le matériel empirique qui sert de support à nos analyses.

3.1 Les lauréats d’une RAE
Dans le cadre d’une recherche sur l’évolution de la participation sociale des lauréats nous avons adressé un questionnaire en ligne aux membres du réseau : l’objectif était de cerner les principales évolutions qu’ils observaient chez les lauréats suite à une RAE. [4] Nous avons extrait les réponses à deux questions qui nous paraissent illustrer les principales transformations chez les lauréats. Elles concernent le rapport au travail et à la formation et montrent une dynamique de développement professionnel qui se concrétise par un renforcement de l’engagement au niveau de l’atelier et fréquemment par une ouverture vers le milieu ordinaire (tableau 3).

Tableau 3

Constatez-vous des changements chez les lauréats dans les domaines suivants (résultats exprimés en nombre de réponses) Oui Non Ne sais pas
Envie de continuer à se former 328 37 18
Attention à la qualité du travail produit 311 47 25
Recherche de polyvalence 267 83 33
Demande de prise de responsabilité 225 121 37
Volonté de travailler en milieu ordinaire (entreprise…) 164 189 30
Volonté d’explorer d’autres secteurs de production 157 181 45
Préoccupation sur les conditions de travail 149 188 46
Envie de se réorienter en termes de métier 82 257 44
Volonté de changer d’établissement 44 298 41

Des effets subjectifs de l’ordre de l’aisance dans les relations sociales, familiales et intimes sont également fréquemment repérés (tableau 4) bien que ces domaines ne soient qu’indirectement abordés par les accompagnants.

Tableau 4

Par ailleurs l’analyse des entretiens individuels menés avec les 14 lauréats ayant participé à l’enquête fait apparaître la transférabilité de la reconnaissance du travail à celle des personnes concernées, et au-delà, la reconnaissance du travail protégé par rapport au travail en milieu ordinaire.

« Ça m’a aidé, j’aime bien prendre des risques, là je suis dans un studio autonome alors que je pourrais être en foyer accompagné »(Guillaume, 26 ans RAE en 2012, agent d’entretien textile)

« J’ai repris le permis, je suis à fond dedans, rien que pour travailler en entreprise, c’est un plus […] Je fais de la musculation dans une salle, ça me permet de voir plus de gens » (Stéphane, 29 ans, RAE en 2018, ouvrier en travaux paysagers)

« La RAE ça conforte le moral, si jamais je peux passer un examen, pour pouvoir aller en entreprise » (Jérôme, 45 ans, RAE 2012, métiers des services administratifs)

« Les entreprises ne font pas confiance en des personnes comme nous, on est handicapés d’accord mais on peut faire le travail » (Hassan, 56 ans, RAE en 2014 et 2018, ouvrier livreur et menuisier fabricant)

3.2 Les accompagnants
S’agissant des accompagnants, nous avons vu que la formation prenait comme point d’ancrage la question des valeurs des professionnels comme élément moteur de leur engagement. Nous avons analysé 120 notes réflexives rédigées par les accompagnants à l’issue de leur cursus en forme de bilan de formation. Cette exigence n’est assortie d’aucune norme en termes de taille et de contenu. La consigne consiste seulement à revenir sur les éléments qui retiennent l’attention du formé dans son parcours d’initiation à la RAE. Cet échantillon de 120 notes, constitué de manière aléatoire sur une période de 2012 à 2018, a été analysé au moyen du logiciel Iramuteq qui pratique le découpage et le regroupement en classe d’unités lexicales significatives. Ces classes sont quantifiées et hiérarchisées, et permettent de se représenter les structures dominantes des discours analysés soit par des dendrogrammes, soit par des nuages de mots.

Tableau 3 Dendogramme de 120 notes réflexives d’accompagnants en RAE

Ce dendrogramme formalise trois groupes de discours :

 Le premier (24% des unités lexicales) concerne les caractéristiques des établissements où travaillent les accompagnants et leurs spécificités en termes de métier (espaces verts, services), d’organisation de l’atelier.

 Le second (21,9%) se rapporte aux modalités de la RAE dans ses différentes phases depuis l’engagement jusqu’au jury. Le dossier de preuve et de son écriture vient en première ligne des préoccupations, suivi par l’épreuve du jury. Le langage des émotions est également très présent (peur, émotion, aventure).

 Le troisième groupe comprend, quant à lui, trois classes : la plus importante, la classe 3 (27 %) fait apparaître les valeurs de respect de l’individu et l’importance de la relation au travail sur le plan du groupe et de l’entraide. La classe 2 (15,9%) traite des principes de base de la RAE (valoriser les personnes à travers l’acquisition de compétences, la reconnaissance, le développement des savoir-faire…). La classe 1 (11,2%) contient les appréciations des formés sur la formation. Le dispositif apparaît fortement valorisé à travers la réflexivité qu’il permet, et la place que tient l’accompagnement dans le cours de la formation.

3.3 Les formateurs du réseau
La dynamique interne du dispositif repose sur une professionnalisation des formateurs, rythmée par quatre séminaires annuels où sont réfléchis les procédés pédagogiques. Les comptes-rendus des séminaires et la participation aux assises biannuelles du réseau, la publication des lettres d’information, sont autant de supports à la professionnalisation des formateurs. Le socle commun de l’ingénierie de formation à la RAE se décline selon une logique partagée par l’ensemble du groupe des formateurs du réseau. Grâce au processus réflexif elle articule les polarités du « faire » et de « se faire ». Celle du « faire » se concrétise par l’obligation préalable pour les entrants en formation d’assurer deux suivis de candidats à la RAE pendant le cours de leur formation. Ce principe permet une opérationnalisation de la formation de type alternance ; chaque session est alimentée par les retours des formés sur le déroulement de leurs accompagnements.

La première session repose sur l’intention pédagogique de s’appuyer sur le parcours des formés. En effet, avant de réaliser l’accompagnement de futurs lauréats dans une démarche de reconnaissance, chaque participant en formation, est invité à se questionner sur ses propres valeurs, sur ce qui l’anime dans son engagement professionnel, pour identifier ses appuis en termes de valeurs et découvrir des similitudes avec les objectifs du dispositif.

En d’autres termes, c’est bien la fonction de formation qui est mise en œuvre, en tant qu’elle repose sur le primat de la relation entre le formateur et le formé selon la modélisation du triangle pédagogique (Houssaye, 2000). Le savoir, bien qu’en position tierce, est présent à travers les références philosophiques et théoriques de DCR, des références polarisées autour du concept de reconnaissance, de l’approche socio-constructiviste des apprentissages et des références à l’organisation apprenante. L’articulation entre ces savoirs et la pratique repose sur le mécanisme général de la réflexivité. Se réfléchir dans le « faire » revêt dans la formation une dimension individuelle et collective. Les temps d’échanges collectifs sur les actions menées par chacun sont systématiquement organisés pour consolider et/ou réajuster l’accompagnement des lauréats. Chaque participant est également sollicité pour cheminer autour d’une réflexion plus individuelle liée à sa pratique professionnelle, à son engagement.

3.4 Les jurys valideurs
Le passage devant le jury, sur la base du dossier de preuve, joue un rôle essentiel dans l’ingénierie de la RAE et c’est le point de convergence important avec la VAE. Les valideurs sont issus, par convention, des ministères de l’Éducation nationale et de l’Agriculture. Chaque année un bilan sur la tenue des jurys est instruit au moyen d’un questionnaire adressé à tous les valideurs. A côté des questions qui servent à ajuster l’organisation et le fonctionnement des jurys (délai de réception des dossiers de preuve, identification des compétences du référentiel à valider, type de questionnement du candidat, etc.), les retours des valideurs font état d’une modification de leurs représentations à différents niveaux. Ainsi le rapport entre handicap et compétence ouvre sur des capacités qui n’étaient pas soupçonnées. Les membres des jurys disent faire l’expérience de l’impact de la reconnaissance sur les candidats, palpable au moment des mises en perspectives où le lauréat est amené à formuler les suites qu’il entend donner à sa RAE. Ces modifications entraînent, aux dires de certains valideurs, un développement professionnel qui porte sur les conceptions de la compétence au travail et induisent un changement également de leur façon de pratiquer la VAE dans leur propre pratique professionnelle.

3.5 Les établissements ou regroupements adhérents
L’adhésion des établissements ou groupements d’établissement à DCR passe par la formation du directeur au dispositif afin que la dynamique de la reconnaissance ne soit pas entravée par un blocage hiérarchique. Inscrire la démarche dans une logique d’organisation apprenante constitue le troisième pilier des principes fondateurs du dispositif. Pour aborder cette fonction nous avons choisi, à titre d’exemple, de donner la parole à un directeur d’association afin qu’il illustre sa manière de faire vivre ce principe. Nous transcrivons ci-dessous des extraits des propos recueillis au cours d’un entretien, ce point de vue prend place en tant que témoignage.

« Comment passe-t-on de l’intention au concret ?
 Le 1er élément c’est justement l’intention. Elle doit être claire, portée, affirmée, défendue, et se traduire dans la posture. Ça ressemble à ce qu’on vient de faire cet après-midi en réunion en acceptant d’amener de la complexité pour passer d’un raisonnement linéaire à un raisonnement systémique. On a décidé de changer notre processus d’accueil des nouveaux salariés. Avant on présentait l’association, l’ensemble des services, puis les valeurs, aujourd’hui on a décidé de modifier cela en montrant l’identité de l’association et son projet. C’est particulièrement consommateur en énergie car les gens veulent des réponses avant même de s’être posé les bonnes questions.
 Quelles sont les bonnes questions ?
 Forcément celles qui sous-tendent la complexité plutôt que celles qui sont apparentes comme le haut d’un iceberg. Par exemple lorsque l’on travaille sur des schémas d’organisation, je peux avoir des idées sur les organisations possibles assez rapidement en tête. Cependant l’enjeu est de mettre les gens en situation de penser ce changement.
Est-ce que ça marche ?
Parfois oui, parfois non. Cela vient parfois heurter les enjeux individuels et il faut arriver à décaler les personnes de leur enjeu individuel pour les inscrire dans des enjeux collectifs.
Un domaine où cela a très bien fonctionné c’est dans la gestion de la crise Covid. J’ai alors ressenti que nous étions dans une association qui avait atteint un bon niveau d’apprenance car nous avons été en capacité de modifier profondément nos organisations dans un délai record (moins de 2 semaines) : le déploiement en transversalité, le support inter établissement, inter métiers par exemple.
Quel temps cela prend-t-il de devenir une organisation apprenante ?
C’est une démarche qui s’inscrit dans le temps. Il faut savoir gérer sa propre frustration de vouloir aller plus vite et de prendre des chemins qui semblent très détournés.
Quels sont les biais et les difficultés rencontrés dans une dynamique d’organisation apprenante ?
 La capacité d’initiative et d’adaptation des personnes sont le fruit de l’organisation apprenante. Ainsi on a monté une cellule d’écoute en 2 heures. Un des freins c’est l’envie individuelle des personnes à avoir de l’autonomie et des responsabilités dans son travail et tout le monde ne l’a pas. D’autre part, cette dynamique de changement continu peut insécuriser. C’est difficile d’identifier les moments pour dire « cette étape là c’est acquis / réussi ».
Pour vous personnellement comment s’est passé le processus : comment la pratique de l’organisation apprenante vous a-t-elle changé ?
 Je ne sais pas si je pense les choses différemment. C’est finalement amusant d’entendre les plaintes de professionnels vis-à-vis de leurs directeurs, identiques à celles des directeurs vis-à-vis du siège et peut être aux miennes vis-à-vis des partenaires/organismes financeurs. Il faut accepter de créer de la frustration et être prêt à la contenir. »

Une organisation apprenante ne peut s’illustrer qu’en dégageant certains principes structurants gouvernant des mises en application nécessairement contingentes et idiographiques, ce qui justifie le choix de présenter ce large extrait d’un entretien.

3.6 Le réseau
L’enjeu majeur au niveau du réseau est de pouvoir entretenir la dynamique entre « faire » et « se faire » dans ses principes et son fonctionnement. Cette histoire se retrace à travers un entretien dialogué par écrit entre le chercheur ayant piloté la recherche et la directrice générale de DCR, en fonction depuis 2011. Cette technique d’entretien, qui consiste à raconter pour l’autre, est intéressante dans la mesure où elle offre en même temps l’occasion à l’interviewé de réorganiser et réinterpréter l’histoire pour soi. Sans ignorer les mouvements d’occultation, conscients ou inconscients, suscités par cet exercice, il n’en constitue pas moins un moyen d’accéder en partie « à la mémoire déjà là de la succession des périodes et des générations, la naissance grandie du groupe, la geste de ses héros et leur disparition redoutée. […] jusqu’au métacadre constitué par les représentations partagées (celles des discours social, culturel, médiatique et théorique) qui construisent aussi le référentiel des pratiques. » (Nicolle et Kaès, 2009, p.1). Voici en résumé les éléments essentiels de cet exercice dialogique.
Le déclencheur de la construction du réseau Différent et Compétent fut la sortie en 2002 d’un ouvrage à charge sur les Centres d’aide par le travail [5]. La question qui se posa alors aux quatre directeurs pionniers était la suivante : comment favoriser la mobilité et les parcours des travailleurs handicapés ? Ainsi est né le désir de construire quelque chose de nouveau pour décloisonner les ateliers et les établissements. Ces directeurs ont fait un état des lieux avec l’aide d’un consultant qui incluait les professionnels de terrain. Des stages inter-établissements ont été organisés. Chemin faisant, la question de l’accès à la qualification se posait alors qu’émergeait la VAE en France. C’est à partir de la volonté commune de rendre accessible la reconnaissance de leurs compétences à tous les travailleurs quel que soit leur niveau que la démarche de Reconnaissance des Acquis de l’Expérience s’est construite. Le noyau initial est allé chercher des alliés auprès d’organismes valideurs en proposant un système d’évaluation qui reposait sur la confiance envers les professionnels du terrain et une conception positive de l’évaluation qui consiste à reconnaitre ce qui est réussi, à la manière d’une dictée inversée en comptant tous les mots justes et non les erreurs.
Pour protéger le dispositif de toute velléité d’appropriation par certaines associations, deux principes furent adoptés : celui de propriété collective et celui d’une voix par association, afin d’éviter les logiques de domination des gros organismes médico-sociaux. L’autre dynamique adoptée pour pallier le risque d’appropriation fut d’essaimer le dispositif pour y associer de plus en plus d’adhérents.
Avec le décret du 20 mai 2009, la question du parcours de formation et de professionnalisation des travailleurs en ESAT devenait une mission des établissements. Le dispositif Différent et Compétent est alors devenu un outil pour remplir cette mission. Tout en se déployant, il a écrit son histoire, ses avancées et ses questionnements avec la parution de deux ouvrages en 2009 et 2013 [6].

En 2012 le réseau a eu les moyens de se professionnaliser en tant qu’association interrégionale. L’association pionnière a fait don du dispositif à la nouvelle association regroupant 11 collectifs régionaux. Ce geste symbolique, avec ses répercussions financières, montrait l’intention vertueuse des pionniers. Cette posture, ces valeurs se sont ancrées dans la nouvelle association porteuse du dispositif. Mais le succès du dispositif et le départ des militants pionniers entraîne des inquiétudes : n’y a-t-il pas une perte des valeurs et le risque de dérives opportunistes ? Une fois stabilisée l’ingénierie de la RAE, il a fallu réfléchir au concept d’organisation apprenante, présent dès les débuts mais qui restait désincarnée. Cette réflexion nous a aidés à trouver comment faire en sorte que chaque nouvel adhérent devienne pionnier dans son établissement tout en contribuant à la vie du réseau.
Dernière étape majeure : l’évolution de la place des travailleurs dans le réseau. Au départ ils ont été sollicités pour parler lors des formations de ce qui les aident au travail, de ce qui leur permet d’apprendre. Par la puissance de leurs interventions les apprentissages s’ancrent. En 2010, lors des premières assises, on comptait vingt travailleurs handicapés sur 490 participants. A partir de 2015, de bénéficiaires, ils deviennent contributeurs : des travailleurs participent au comité de pilotage des assises et deviennent grands témoins. En 2019, 50% des participants étaient des bénéficiaires de la RAE : travailleurs, jeunes d’IME, salariés en insertion. Depuis 2018, 4 travailleurs participent à la commission recherche et développement du réseau, consacrant ainsi la démocratisation du dispositif par l’intégration des apports des travailleurs handicapés concernés.
Historiquement on remarque que le dispositif a peu bougé dans ses ancrages. Créé pour le secteur du handicap adulte, il se déploie aujourd’hui vers des publics plus jeunes, des personnes plus handicapées et d’autres qui ne sont pas reconnues en tant que telles.

4. « se faire » aussi en consolidant le « faire »

Cette revue de l’ensemble des acteurs du réseau sous l’angle de la subordination réciproque entre le « faire » et « se faire », apporte selon nous des éléments empiriques qui plaident en faveur du principe structurant des rapports entre la reconnaissance du faire et ses prolongements sur l’être. Mais il convient de préciser que ce jeu d’action réciproque s’appuie sur l’instauration d’une dynamique de réflexivité entre les productions matérielles et les ouvertures identitaires qui ponctuent l’expérience au travail. Le rapide examen que nous venons de conduire atteste de ce que la RAE est un pourvoyeur de développement professionnel pour tous les acteurs humains du dispositif, mais aussi pour son concepteur et agent de maintenance qu’est le fonctionnement du réseau et sa dimension apprenante. Le développement observé touche bien évidemment au premier chef l’engagement au travail mais pour certains acteurs, l’expérience de la RAE conduit à des réaménagements qui affectent le « soi professionnel ». Au sein d’une activité de formation telle que mise en scène par la RAE et animée par DCR, il est difficile de rendre précisément compte des retentissements multiples auxquels peut donner lieu l’engagement dans la RAE. En effet, s’agissant de phénomènes à la fois relationnels et systémiques auxquels nous ouvre la méthodologie de l’acteur réseau, l’isolation d’un déterminant majeur ou d’un facteur dominant fait courir le risque d’une mutilation de la praxis. Néanmoins, nous voudrions conclure en soulignant deux aspects génériques qui se dégagent selon nous de l’étude de l’activité de Différent et compétent réseau dans sa pratique de la RAE. Le premier réside dans la mise en évidence d’effets de réciprocité dans le développement professionnel que nous venons d’illustrer. Bien que ces derniers se manifestent dans une asymétrie de position entre travailleurs, accompagnants, formateurs, jurys, ils n’en sont pas moins effectifs. Ces effets de réciprocité du développement professionnel n’interviennent pas dans les mêmes temporalités et ne sont rendus actifs que sous certaines conditions. Sur le plan de la temporalité, le développement professionnel ne s’active qu’en fonction des occasions de reprises réflexives que rencontre ou suscite l’acteur concerné dans son environnement professionnel. Par exemple, le parcours professionnel d’un travailleur d’ESAT vers une entreprise, même exprimé lors des mises en perspective à l’issue du jury, dépend de facteurs environnementaux économiques et psycho-sociaux, à savoir la présence dans un périmètre raisonnable d’entreprises disposées à accueillir des travailleurs handicapés. La force du réseau est d’instaurer le plus fréquemment possible des occasions de réflexivité pour tous les acteurs du dispositif puisque ce principe est la garantie du maintien de la dynamique apprenante sous forme d’autopoïese [7].
Enfin nous voudrions mettre en exergue un autre processus, qui semble-t-il concerne les acteurs de la RAE, celui de la charge émotionnelle réciproque de cette expérience. On en trouve la trace dans certains entretiens individuels avec des lauréats :
« J’étais contente moi du coup. Même ma référente elle avait les larmes aux yeux » (Angèle, 46 ans, conditionnement) « [Au jury], j’ai expliqué pour ce que je faisais, quand on est sorti, elle a pleuré » (Fabien, 36 ans, espaces verts).
Les cérémonies de remise des attestations de compétences sont également l’occasion d’expériences émotionnelles fortes pour les familles et les proches présents. La place des émotions dans la pratique de la RAE lui confère certains attributs de ce qu’Antoine Flahaut désigne sous le nom de biens communs vécus, notamment en suscitant « ce vécu fondamental, le sentiment d’exister avec les autres dans le même monde » (2008, p.6) que l’appartenance à la catégorie travailleur handicapé avait tendance à effacer.

Bibliographie

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Flahault, F. (2008). Les biens communs vécus, une finalité non utilitaire, Développement durable et territoires [En ligne], Dossier 10 mis en ligne le 07 mars 2008, consulté le 20 avril 2019. URL :http://journals.openedition.org/developpementdurable/5173
Gobry, P. (2002). L’enquête interdite : Handicapés le scandale humain et financier, Le Cherche Midi.
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Rabardel, (2009) http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/pages/2010/ddprabardel.aspx
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Samurçay R, Rabardel P. (2004). Modèles pour l’analyse de l’activité et des compétences, propositions. In Samurçay R., Pastré P. (Dir.), Recherches en didactique professionnelle. Toulouse : Octarès.

Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Notes

[1Le chapitre premier du titre III de la Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel est consacré aux mesures visant à favoriser l’emploi des travailleurs handicapés.

[2Il est intéressant de constater que la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, et la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale instaurant la VAE sont adoptées à quinze jours d’intervalle.

[3Philippe Mazereau, Michelle Frémont, Matthieu Laville, Maude Hatano-Chalvidan. Les chemins de la reconnaissance des acquis de l’expérience professionnelle des personnes en situation de handicap : Le dispositif Différent et Compétent vecteur de participation sociale ? [Rapport de recherche] Université Caen Normandie. 2019. ⟨hal-02367161⟩

[4Le questionnaire a reçu 383 réponses, 53% des répondants sont des hommes, 47% des femmes. Ils sont très majoritairement issus des ESAT à 84%, et des IME à 11%. 32% des répondants sont des directeurs d’établissement, 68% des accompagnants.

[5Gobry, P. (2002). L’enquête interdite : Handicapés le scandale humain et financier, Le Cherche Midi.

[6Leguy, P. (2009). Travailleurs handicapés : reconnaître leur expérience. Toulouse, France : Érès.
Leguy, P. (2013). Handicap, reconnaissance et formation tout au long de la vie : 295 ESAT en réseaux : lieux d’innovation sociale et d’ingénierie de formation. Toulouse, France : Érès.

[7du grec auto : soi-même, et poïesis : production, création, l’autopoïese est la propriété d’un système de se produire lui-même, en permanence et en interaction avec son environnement.

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