Innovation Pédagogique et transition
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Enseigner des habiletés gymniques pour la performance de haut niveau Se rendre signifiantes les réalisations des gymnastes au moyen de structures cognitives métaphoriques

Rolland Cathy
Université Clermont Auvergne, laboratoire Activité, Connaissance, Transmission, Éducation, F-63000 Clermont-Ferrand, France.
Cathy.rolland@uca.fr

1. Introduction

Notre contribution vise, à partir d’une étude empirique, à alimenter les discussions relatives aux élaborations cognitives qui s’expriment au cours d’une activité professionnelle. La recherche a précisément porté sur les pratiques d’entraîneurs experts en gymnastique artistique en visant la compréhension des connaissances qui leur permettent d’intervenir auprès des gymnastes afin d’améliorer leur réalisation des habiletés gymniques dans une perspective de performance sportive.

1.1. De représentations de problèmes réifiés à des représentations fonctionnelles

L’activité humaine est fondamentalement cognitive dans la mesure où elle mobilise et construit des connaissances (Theureau, 2015). Cette considération largement partagée s’accompagne d’une difficulté à clarifier le statut ontologique de ces connaissances, à rendre compte de leurs fondements en lien avec l’engagement pratique (et non contemplatif) des acteurs. Cette difficulté est manifeste dans la terminologie employée pour en rendre compte : savoirs d’action, savoirs pratiques (Barbier, 1996), qui fait voisiner l’activité effective dans son expression observable et ce qui la sous-tend cognitivement. Comment décrire ces connaissances en conciliant leur manifestation éphémère, ponctuelle dans des activités in situ nécessairement idiosyncrasiques, et leur persistance plus ou moins pérenne comme ressources individuelles ?

Les approches cognitivistes (et plus particulièrement computationnelle) pensent les relations entre connaissance et action de manière disjointe. Élaborée par analogie avec le fonctionnement des ordinateurs, la théorie computationnelle envisage la cognition comme un système algorithmique dont les processus consistent en des manipulations de symboles mentaux et aboutissent au déclenchement de l’action. Ainsi, l’action efficace relève d’un processus calculatoire qui mobilise en amont des représentations fidèles d’un état du monde, considéré porteur de propriétés en propre. Ce schéma linéaire du fonctionnement cognitif avec une cognition centrale articulant la perception et l’action, instaure une césure entre le fonctionnement cognitif et la structure de l’action réalisée dans le monde en temps réel (Steiner, 2008). La cognition est considérée comme un système de résolutions de problèmes prédéfinis, posés de l’extérieur. Cette modélisation procède d’une lecture sémantique de l’activité de ce système : elle met en lumière un point de vue pertinent pour un observateur omniscient et non pour le système lui-même (Peschard, 2004).

En rupture avec ces approches qui réduisent les situations d’intervention à des problèmes prédéfinis et l’activité des professionnels à l’acquisition de « compétences constituées, stabilisées et circonscrites » (Weill-Fassina, Rabardel, & Dubois, 1993), des perspectives scientifiques s’attachent à considérer la complexité des situations et la diversité des conduites adaptatives possibles. Elles s’appuient sur une distinction emblématique entre activité prescrite et activité réelle (Amalberti, De Montmollin, & Theureau, 1991 ; Clot, 1999 ; Leplat, 1997), cette dernière ne pouvant être saisie à partir de cadres normatifs, de procédures ad hoc. L’activité est supposée construire des représentations que Penelaud (2010) qualifie de fonctionnelles, évoquant les concepts d’image opérative (Ochanine, 1981), de représentation occurrente (Amalberti & Hoc, 1998) ou encore de représentation fonctionnelle (Leplat, 1985). Ces représentations sont définies comme des « constructions circonstancielles faites dans un contexte particulier à des fins spécifiques » (Richard, 1990, p. 36). La notion de représentations pour l’action renvoie à l’idée que les activités représentatives s’élaborent dans la dynamique des actions, en fonction de la finalisation visée par l’acteur pour l’utilisation, l’organisation et les transformations de la situation (Weill-Fassina, Rabardel, & Dubois, 1993). Ainsi, les connaissances mises en jeu dans l’action sont considérées comme des construits mentaux, des modèles ou structures internes mémorisées qui ne résultent pas de simples activités contemplatives mais d’un ajustement pratique à des situations particulières. Par exemple, la théorie des modèles mentaux développée par Johnson-Laird (1983) propose un cadre explicatif de tels processus mentaux, particulièrement adapté à la compréhension de la résolution de problèmes pratiques inédits, imprévisibles. L’élaboration du modèle intègre le processus d’émergence de nouvelles unités conceptuelles (lorsque celles disponibles s’avèrent inadaptées) et donc l’apprentissage par recombinaison de ses constituants. Les catégories créées affinent ainsi le modèle (Holland, Holyoak, Nisbett, & Thagard, 1986). En tant que processus, le modèle mental organise ainsi l’activité cognitive sans la réduire à une simple mobilisation de connaissances mémorisées, mais en permettant l’élaboration de réponses uniques adaptées à la spécificité de la situation.

Bien que reposant sur l’hypothèse de la construction d’une représentation analogique de la situation présente à partir d’un traitement des informations qualifié de bottom-up (de bas en haut), la théorie des modèles mentaux apparaît incompatible pour Barsalou (2008) avec les théories de la cognition ancrée, dans la mesure où ils s’appuient en partie sur des représentations amodales, c’est-à-dire indépendantes de l’activation de constituants sensoriels, moteurs et émotionnels. Mobilisées dans le domaine de l’analyse des pratiques professionnelles, ces approches d’obédience cognitiviste, tendent à réifier la connaissance, à la concevoir comme reflet psychique plus ou moins déformé des propriétés du monde, ainsi séparable de l’aspect unitaire de l’expérience des acteurs. Elles offrent une perspective qui sépare la cognition de l’action et ses ancrages contextuel et incarné.

1.2. Une approche anthropo-phénoménologique

La compréhension des pratiques professionnelles a pris une orientation anthropo-phénoménologique avec des approches variées telles que l’anthropologie ou l’ergonomie cognitives (Theureau, 2004), la didactique professionnelle (Pastré, 2011a), la clinique de l’activité (Clot, 2008), qui partagent une « entrée activité » (Barbier & Durand, 2003).

L’expérience vécue par les professionnels dans les situations concrètes et ordinaires de travail en constitue l’objet central. En effet, la situation professionnelle et l’activité qui y est déployée sont considérées au travers du prisme expérientiel des acteurs. Ainsi, l’activité des sujets est un ajustement dynamique à ce qui est signifiant pour eux et s’accompagne conjointement d’une transformation de leur cognition. Leurs pouvoirs d’agir en situation révèlent l’ancrage expérientiel d’une connaissance modelée par l’interaction corporelle sensible à la situation.

Le cadre théorique de l’énaction (Varela, 1989 ; Varela, Thompson & Rosch, 1993 ; Maturana & Varela, 1994) que nous avons adopté offre un modèle de relation du sujet à l’environnement qui ne définit pas a priori ce que sont les processus cognitifs mis en jeu au fil de cette relation. Elle fonde le postulat selon lequel « la connaissance ne pré-existe pas en un seul lieu ou une forme singulière ; elle est à chaque fois énactée dans des situations particulières » ((Varela, Thompson & Rosch, 1993, p. 243). Cette position théorique a orienté les travaux vers l’étude de la dynamique expérientielle des acteurs en situation concrète. Conjointement, elle est à l’origine d’une difficulté rencontrée par les théoriciens : rendre compte de la dimension émergente et ajustée de la cognition aux contingences des situations, et tout à la fois de son lien aux expériences antérieures vécues. Pensée de façon radicale, la dimension d’émergence dynamique tend à effacer du paysage cognitif toute stabilisation représentationnelle, arrière-plan de déjà-là, de sédimentation historique de l’expérience.

2. Ancrages théoriques

Le paradigme de l’enaction offre un cadrage théorique de la connaissance ouvert à la dimension expérientielle, permettant d’étudier l’expérience professionnelle des entraîneurs experts lorsqu’ils guident les apprentissages des gymnastes. Plus précisément, il s’agit de saisir leur activité d’observation des réalisations des gymnastes lorsqu’ils s’exercent sur les agrès et leur activité d’intervention auprès d’eux destinée à orienter leur pratique vers les transformations attendues, en termes de significations qu’elles ont pour eux.

Cette théorie de la cognition qu’est l’enaction envisage le processus cognitif non plus comme la mise en relation des deux pôles prédéfinis que sont le sujet et l’objet (Peschard, 2004), mais comme la constitution mutuelle (au travers du couplage structurel) d’un système vivant et de l’environnement qu’il se donne (Varela, 1989). L’environnement énacté, défini par l’organisme, est un monde de significations, un domaine cognitif qui lui est propre. Son émergence est une conséquence de l’hypothèse forte de ce paradigme : l’autopoïèse (Maturana & Varela, 1994). Les êtres vivants sont envisagés comme des unités systémiques dépendant de leur structure, des relations entre leurs constituants. Ils constituent ainsi des domaines relationnels, des zones de perturbations qui les affectent et auxquels ils s’adaptent pour assurer la viabilité de leur structure. Ces adaptations engendrent une transformation conjointe de cette structure en tant que sujet, et du monde qu’elle connaît. La cognition renvoie ainsi à l’exercice d’un savoir-faire qui s’exprime dans des actions situées et incarnées (Varela, Thompson & Rosch, 1993). Ces couplages structurels, portés par les capacités sensori-motrices, l’histoire des interactions passées, mais aussi les spécificités des contextes culturels et des événements qui s’y déroulent, donnent lieu à une dynamique d’expériences, à un flux de construction de perspectives signifiantes.

3. Méthodes

3.1. Construction des matériaux

Dans la mesure où l’expérience de travail renvoie à la transformation conjointe des sujets et de leurs activités (Barbier & al., 2020), son analyse suppose la description de la dynamique des activités dans ses dimensions observable et vécue par les acteurs eux-mêmes. Dans leur dimension comportementale, les actions décrites concernent les interactions avec les gymnastes destinées à accompagner leurs apprentissages et améliorer leurs réalisations d’habiletés gymniques (adresses verbales sous forme d’injonctions, d’explications, gestes impliquant tout ou parties du corps, manipulation corporelle des gymnastes, placements et déplacements par rapport au gymnaste pour observer ses productions motrices, etc.). Ces interactions dynamiques, incarnées et sensibles s’accompagnent d’expériences perceptives qui sont énigmatiques pour le chercheur. Que perçoivent les entraîneurs des actions motrices fugaces et complexes des gymnastes lorsqu’ils cherchent à perfectionner ces dernières ?

Afin de saisir ces expériences perceptives, des entretiens d’explicitation ont été provoqués, destinés à construire des données en deuxième personne (Vermersch, 1994) qui relèvent de ce que peut comprendre le chercheur de l’expérience subjective des entraîneurs, de son point de vue en première personne, grammaticalement exprimée en « Je » (Petitmengin, 2006, p. 3). L’expérience de terrain propre à la démarche anthropologique a offert l’opportunité de co-construire en situation des interactions dialogiques originales fondées sur des explicitations situées (Filliettaz, 2011), qui consistent en une production discursive des entraîneurs adressée au chercheur dans le déroulé de son activité. Cette modalité d’interactions dialogiques a été exploitée pour instituer une méthodologie originale d’entretien axée sur une « instruction située au pair » (Rolland, 2018). Elle offre des engagements conjoints d’activités, dans lesquels le chercheur (reconnu comme pair mais en position d’asymétrie de connaissances concernant l’enseignement des habiletés concernées) s’engage dans une activité d’apprentissage de ce que l’entraîneur lui explicite de ce qu’il perçoit et fait auprès des gymnastes. Cette construction intersubjective de matériaux de significations porte sur des activités d’enseignement en contexte dont les protagonistes font l’expérience par leur présence corporelle respective dans les situations réelles. L’engagement authentique du chercheur pour saisir l’activité en cours encourage les entraîneurs à fouiller leurs expériences et détailler plus finement les descriptions qu’il lui adresse. Pour autant, le décours de l’activité d’enseignement n’est pas interrompu par le chercheur et l’entraîneur est libre de déclencher les échanges quand cela lui paraît opportun. Des entretiens post-séquences d’entraînement permettent de compléter les explicitations spontanées adressées dans la dynamique de l’activité d’enseignement d’une habileté.

Les participants sont dix-sept entraîneurs (cinq femmes et douze hommes) reconnus comme experts dans la formation des gymnastes au sein de la communauté fédérale ; ils exercent au sein de pôles France d’entraînement de la Fédération Française de Gymnastique ou de clubs de niveau national. Le suivi de leurs activités sur plusieurs années, et les conditions variées d’investigation (gymnastes, habiletés, périodes d’entraînement, etc.) a offert les conditions d’une compréhension de l’activité des entraîneurs, à partir de 200 séquences d’intervention décrites.

3.2. Traitement des matériaux

Les matériaux descriptifs font l’objet d’une analyse qualitative inductive qui ne dissocie pas les éléments significatifs explicités des actions effectivement réalisées dans les contextes singuliers d’intervention. L’analyse s’est ainsi inspirée de l’approche de la grounded theory (Glaser & Strauss, 1992), afin de dévoiler les catégories indigènes des entraîneurs en spécifiant les conditions sous lesquelles elles sont invoquées et spécifiées, et sans leur imposer des cadres explicatifs surplombants. La méthode de comparaison continue (Strauss, 1992) a été mobilisée afin de raffiner progressivement les catégories permettant de rendre compte des différentes occurrences. Un système théorique plausible, cohérent et dense s’est ainsi progressivement construit.

4. Résultats

En situation d’enseignement des habiletés, les entraîneurs alternent entre des activités d’exploration des réalisations motrices [1] des gymnastes et d’interventions auprès d’eux destinées à réguler [2] leurs essais successifs. Ces interventions, principalement individualisées, prennent la forme d’adresses verbales (injonctions concomitantes ou postérieures à la réalisation, explications, descriptions du mouvement effectivement réalisé ou attendu), de manipulations corporelles des gymnastes (arrêt dans une position, accompagnement du mouvement), de modifications du dispositif de pratique (ajout, déplacement de matériel, apport d’une aide humaine, etc.), de descriptions mimées (avec le corps, les avant-bras et/ou les mains) du mouvement réalisé ou attendu. Elles mettent en exergue, comme le souligne Papin (2008), le décalage entre les productions observées par l’entraîneur et celles attendues : « la tête en bas, ce n’est pas possible » (entraîneur A), « corrige ton épaule droite » (entraîneur D), « là, c’est un petit peu trop tôt  » (Entraîneur L). Elles manifestent ainsi une intelligence pratique (Dessors, 2009) que nous nous attachons à caractériser.

4.1. Un engagement corporel nécessaire auprès des gymnastes

Guider l’activité d’apprentissage des gymnastes suppose pour les entraîneurs qu’ils puissent orienter leurs tentatives successives de réalisation de manière efficiente. L’enjeu consiste à permettre l’émergence de progrès en limitant les répétitions, l’engagement physique des gymnastes, source potentiel de blessures physiques. Conjointement, il s’agit de veiller à la qualité des techniques motrices de manière à pouvoir les exploite