Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

Stratégies d’adaptation de l’adulte analphabète à la technologie moderne

Mangawindin Guy Romuald OUEDRAOGO,
Ecole Normale Supérieure, Burkina Faso
om.guyromuald@yahoo.fr
et
Tindaogo Félix VALLEAN,
Ecole Normale Supérieure, Burkina Faso
fvallean@yahoo.fr

Introduction
Le Burkina Faso est un pays sahélien d’Afrique Occidentale francophone. Selon l’INSD (2020a), la population résidente est estimée à 20 487 979 habitants. Elle est majoritairement jeune avec plus de 77,9% âgé de moins de 35 ans et une population active (15-64 ans) de 51,3 %. La population urbaine augmente continuellement, passant de 22,7% en 2006 à 26,3% en 2019. La ville de Ouagadougou, la capitale, est le plus grand centre urbain du pays avec 12% de l’ensemble de la population et 45,4% de la population urbaine du pays. Le niveau de vie des populations est dans l’ensemble faible en raison de la faiblesse des capacités productives, du revenu et des ressources. La pauvreté de la population est une préoccupation majeure et reste l’un des défis à relever. En 2014, le taux de pauvreté était de 40,1%, pour un seuil de pauvreté estimé à 154 061 FCFA (INSD, 2014). Selon le rapport du PNUD de 2019 sur le développement humain, l’Indice de Développement Humain (IDH) du Burkina Faso est de 0.434, classant le pays au 182èmerang sur 189 pays. Selon Baba-Moussa et al. (2014, pp.35-36) les systèmes éducatifs africains connaissent

« des difficultés d’accès à l’école pour des millions d’enfants en âge scolarisable, des difficultés de rétention et d’achèvement pour des milliers parmi ceux qui y accèdent, et des déséquilibres en défaveur des jeunes filles. Tous ces déficits expliquent qu’une large tranche des populations reste en marge de l’éducation formelle, et que des milliers de jeunes attendent de bénéficier d’une éducation de base ».

Le Burkina Faso est caractérisé par une population adulte peu instruite. Le taux d’alphabétisation de la population âgée de 15 ans et plus est estimé à 34%. Celui des jeunes dont l’âge est compris entre 15 et 24 ans est de 50% en 2014. (INSD 2015b). Le taux d’emploi en 2014 était de 63,4%. Il décroit au fur et à mesure que le niveau d’instruction augmente : 75,3% pour ceux n’ayant aucun niveau d’éducation, 12,8% pour le niveau primaire, 10,0% pour le niveau secondaire, et 02% pour le supérieur (INSD, 2015a). La répartition des actifs occupés selon le secteur institutionnel se caractérise par une prédominance du secteur informel. En effet 95,2% des actifs occupés exercent une activité principale dans le secteur informel. En milieu urbain, 80,7% des actifs évolue dans le secteur informel (INSD, 2015a) comme employé ou en auto-emploi. Les télécommunications et les services marchands, moteurs du secteur tertiaire, connaissent une forte expansion avec l’avènement des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Nonobstant ses faiblesses structurelles, le secteur informel se révèle comme une force économique à dominante urbaine. Il est dominé par l’auto-emploi. On comprend que le faible développement du capital humain constitue un frein à la promotion de l’emploi et partant, à la lutte contre la pauvreté. Selon Coulibaly (2003, p.3),

« de nos jours, avec les exigences du monde moderne, […] l’urbanisation croissante, l’évolution des connaissances scientifiques et de la technologie, les changements politiques, la mondialisation pour ne citer que ceux-ci, l’analphabétisme est considéré comme un obstacle majeur au développement d’un pays et au bien-être de ses populations ».

En milieu urbain, plus de la moitié des actifs urbains n’ont aucun niveau (51,6%), moins du quart a fréquenté le cycle primaire (23,4%), 20,3% ont atteint le cycle secondaire. Quant aux actifs de niveau supérieur, ils ne représentent que 5,2% de l’ensemble (INSD, 2009).
Au niveau mondial, à la Conférence mondiale de l’Éducation pour Tous en 1990 à Jomtien (Thaïlande), le droit de chacun à la satisfaction de ses besoins éducatifs fondamentaux a été proclamé. En 2003 fut lancée la Décennie des Nations Unies pour l’alphabétisation. En Afrique, on peut citer, la conférence régionale africaine tenue en novembre 2008 à Nairobi sur le thème « Éducation et formation des adultes : la force motrice du développement de l’Afrique ». Au Burkina Faso, le développement du sous-secteur de l’alphabétisation fut inscrit dans le Plan Décennal de Développement de l’Éducation de Base (PDDEB) de 2001 à 2010, puis dans le Programme de Développement Stratégique de l’Éducation de Base (PDSEB) pour la période de 2012 à 2021.
Dans un contexte socioéconomique national marqué par la mondialisation et la mutation des systèmes de production économique de plus en plus modernes, le développement du capital humain est la clé du développement durable. La ville, creuset de la modernité, est à la fois un espace physique, une culture et un système de production et d’échanges dans une dynamique de changement continuel. Ainsi, le secteur informel qui absorbe le plus d’actifs connaît de nombreuses mutations dans ses activités du fait de l’apparition de nouveaux outils de production ou de service. De nouvelles activités professionnelles apparaissent, certains métiers traditionnels disparaissent et d’autres subissent des modifications visant à intégrer les technologies modernes qui inondent quasiment tous les secteurs d’activités. D’une part, de nouveaux équipements modernes permettent d’alléger et d’affiner les tâches mais aussi d’accroitre la qualité et la quantité de la production ; d’autre part les TIC favorisent l’éclosion de nouvelles activités génératrices de revenus. De nombreux adultes analphabètes, sans emploi ou voulant changer d’emploi sont devenus des opérateurs de transfert de crédits via les services des « téléphonies mobiles », de nombreux petits commerçants ambulants exploitent Facebook et WhatsApp pour vendre leurs produits, d’autres utilisent internet pour télécharger et vendre des films ou de la musique.
Pour tirer profit des avantages de ces innovations, pour s’adapter aux exigences de ce nouvel environnement de plus en plus dominé par les technologiques modernes, les adultes analphabètes doivent se doter des compétences nécessaires. En effet, le mode d’emploi des équipements et l’exploitation des TIC pour offrir certains services ou pour en bénéficier nécessitent un certain nombre de connaissances et de compétences. Comment les jeunes et les adultes analphabètes s’y prennent-ils pour intégrer les technologies modernes dans leurs activités professionnelles ?
Notre étude s’inscrit dans l’approche écosystémique s’inspirant du modèle écologique de Bronfenbrenner (2005) qui affirme la nécessité et l’importance de prendre en compte le développement de l’adulte dans son contexte écologique. Cette approche permet d’appréhender la motivation de l’adulte à apprendre, en réponse aux nécessités d’adaptation aux environnements divers où il baigne. Elle ouvre à « l’appréhension de la dynamique complexe adulte-milieux à titre d’unité particulière dans un ensemble plus vaste, évolutif et temporel » (Villemagne, 2011). Ainsi, au regard des exigences liées à la présence de plus en plus importante des technologies modernes dans les activités professionnelles et à la nécessité de les adopter, l’adulte s’engage dans un processus d’adaptation visant à ajuster ses aptitudes aux exigences du moment. Cette dynamique d’adaptation repose sur un rapport articulant les actions du sujet et les nécessités de développement conduisant à « l’émergence de perspectives de transformation » (Jakubowicz, 2002), se manifestant par la prise de décision et l’action pour s’adapter aux nouvelles situations (Taché, 2003). Pour Rocher (1992) l’adaptation à un milieu peut introduire la notion d’innovation ou de modification.
Notre hypothèse de recherche est ainsi formulée : en contexte urbain marqué par les mutations continues du fait des innovations technologiques, les jeunes et les adultes analphabètes s’engagent dans des modalités d’apprentissage informelles afin de s’adapter aux exigences des emplois se modernisant. Ils s’inscrivent de ce fait dans un processus de transformation de soi et d’autonomisation. Nous percevons la modernité comme la tendance à admettre et à intégrer les nouveaux changements qui surviennent. Ces changements peuvent toucher notamment le domaine des connaissances, celui des techniques et des technologies. Cette recherche vise à identifier les moyens mis en œuvre par les jeunes et les adultes analphabètes en vue d’intégrer les technologies modernes dans leurs activités. Notre analyse s’inscrit dans une approche qui appréhende l’adulte comme un acteur avisé et rationnel dans son environnement socioéconomique et culturel. Nous appréhendons l’adulte en tant qu’acteur social baignant dans une réalité sociologique qui le conduit à vouloir entrer en apprentissage pour répondre à un besoin de connaissances et de compétences utilitaires.

1. Méthodologie
Notre recherche s’inscrit dans une approche sociologique de l’apprentissage chez l’adulte. En rappel, la question de recherche est ainsi formulée : comment les jeunes et les adultes analphabètes s’y prennent-ils pour intégrer les technologies modernes dans leurs activités professionnelles ? Nous avons exploré la question dans la ville de Ouagadougou au Burkina Faso, à travers une approche qualitative auprès d’un échantillon de vingt (20) adultes initialement analphabètes, et dont l’activité professionnelle fait plus ou moins usage des technologies modernes. L’échantillon a été constitué en tenant compte de quatre activités dans le secteur informel et répandues dans la ville : cinq (05) opérateurs de transferts de crédits via les services des entreprises de « téléphonies mobiles », cinq (05) petits commerçants ambulants utilisateurs de WhatsApp et Facebook pour vendre leurs produits, cinq (05) ouvriers dans une petite unité de production agro-alimentaire et enfin cinq (05) « serveurs de stations d’essence ».
Nous avons élaboré un guide d’entretien dont les items visent essentiellement à recueillir pour chaque enquêté, d’abord les difficultés techniques qu’il a vécues dans son emploi et liées à l’usage des technologies modernes, et ensuite les initiatives qu’il a eu à prendre pour surpasser lesdites difficultés. Nous avons mené des interviews individuelles sur le lieu de travail de chaque enquêté. Ensuite, nous avons procédé à l’analyse de contenus des discours des interviewés afin d’identifier les actions initiées par chacun pour intégrer les technologies modernes qui s’imposaient à lui dans le cadre de son travail.

2. Résultats
A l’issue des investigations auprès des enquêtés, il a été effectué un traitement de leurs discours sur la place des nouvelles technologies dans leurs activités et sur les stratégies qu’ils adoptent pour s’approprier lesdites technologies.
La contrainte de l’intégration des TIC
Les différents enquêtés ont unanimement reconnu que l’exercice de leurs activités nécessitait la prise en main de nouvelles technologies. L’appropriation des outils modernes s’imposait à eux, soit parce que ces innovations sont venues modifier les processus de leurs métiers, soit parce que la maîtrise desdits outils est indispensable à l’exercice du métier. Il apparaît que l’intégration des nouvelles technologies est perçue par les enquêtés comme un moyen quasi obligatoire pour exercer leur métier, pour le conserver ou pour être compétitif. C’est dire que l’avènement et l’expansion rapide des technologies modernes, les alternatives ouvertes pour leur application dans la réalisation de nombreuses tâches font que le travailleur se retrouve obligé de les adopter pour s’adapter aux nouvelles réalités liées à l’exercice de son métier. Il faut obligatoirement adopter pour s’adapter, ou adopter pour exercer le métier souhaité. Pour les enquêtés, l’adoption des nouvelles technologies n’est pas une option, mais une nécessité du fait qu’elle conditionne l’adaptation et l’avenir dans le métier.
Lors des interviews, les différents enquêtés ont déclaré que leur situation d’analphabète était leur handicap de départ. D’ordinaire, les technologies modernes portent un langage écrit, souvent graphique, et parfois oral. Le langage écrit ou oral étant en français, l’absence de compétences écrites ou orales de la langue française a été un obstacle majeur à surpasser.
Pour les opérateurs de transfert de crédits via les « téléphonies mobiles », tout le protocole de transfert par téléphone est écrit en français. « Aussi bien pour appeler du crédit que pour en transférer à un client, le protocole m’impose d’écrire les codes-commandes dans le téléphone et de lire les codes-réponses qui reviennent ; même si ces codes sont principalement des chiffres, la légende ou la consigne est toujours un texte en français » (interview : un opérateur de transfert de crédit ; 19 novembre 2020).
Pour les « serveurs de station d’essence », l’exigence de la compétence en lecture des chiffres et des nombres est apparue également comme incontournable. S’ils n’en avaient pas besoin lorsqu’ils vendaient l’essence conditionnée dans des bouteilles, la nécessité s’est imposée lorsqu’il a fallu s’équiper d’une pompe électronique pour améliorer la qualité et la rapidité du service. Tous les cinq « serveurs de station d’essence » interrogés ont déclaré qu’il leur a fallu apprendre d’abord à lire les nombres pour savoir les quantités d’essence à servir ou servies, et lire le coût affiché sur la machine. Pour eux, savoir lire les nombres a été la condition sine qua non pour être embauché. Si cette compétence est exigée, c’est parce qu’elle est directement associée au fonctionnement de la machine et indispensable pour la réalisation des services incombant au travailleur. L’un des enquêtés justifie cette situation en ces termes : « Si on veut évoluer avec la machine, il faut se donner les moyens de travailler avec la machine  » (interview : 07 novembre 2020).
Il en est de même pour les ouvriers enquêtés dans l’unité de production agroalimentaire. Auparavant, ils utilisaient des poids pour mesurer les quantités de produits pour les préparations et pour les conditionnements par paquets. « Il est aisé d’utiliser les poids et la balance mécanique même quand on ne sait pas lire, mais pas la balance électronique  » explique l’un d’eux (interview : ouvrier agroalimentaire ; 12 octobre 2020). Il leur suffisait de visualiser les différents poids habituellement utilisés pour chaque produit donné. Par contre, pour conditionner les produits selon des mesures précises sur la balance électronique et faire les comptes des quantités de paquets obtenus après chaque séance de fabrication, il leur a fallu construire ou renforcer leurs compétences en lecture et écriture des nombres. En effet, d’une part il incombe de savoir lire les nombres sur la balance électronique pour effectuer correctement les dosages, mais également il faut savoir écrire les nombres pour renseigner les productions journalières sur le fichier excel de l’ordinateur de la comptabilité. Ces nouveaux outils que sont la balance et l’ordinateur ont permis la mise en place d’un système de production plus performant en qualité et en rapidité, de même que le suivi-contrôle avec une comptabilité plus fiable.
Pour les petits commerçants ambulants enquêtés, ils font les annonces et la publicité de leurs produits par le canal de Facebook et WhatsApp. Il s’est avéré nécessaire pour eux de se doter de quelques compétences minimales pour exercer leur métier. Pour faire usage de ces outils de dialogue instantané avec les clients, ils ont dû apprendre la lecture et l’écriture, juste les compétences basiques pour lancer les offres de produits, mentionner les différents prix, et lire les adresses pour effectuer les livraisons.
Parmi les vingt enquêtés, douze n’ont jamais été scolarisés, et les huit autres ont connu une déscolarisation très précoce, dès la première ou la deuxième année du cours préparatoire (CP1/CP2) de l’école formelle. Ils auraient quitté l’école primaire par insuffisance d’apprentissages, sans avoir acquis de compétences certaines et durables en lecture. L’un deux témoigne : « J’ai été exclu dès la fin du CP1 parce que, d’après mon maître et mes parents, j’ai passé toute l’année sans savoir ni lire ni écrire, sans avoir rien appris en classe » (interview : serveur de station ; 9 octobre 2020). Pour ce dernier groupe, les prémices de compétences ont été effacées avec le temps du fait qu’elles étaient superficielles et n’ont plus été sollicitées.
Actions initiées par les acteurs en vue de l’adoption et l’intégration des technologies modernes
Les interviews ont permis d’identifier un certain nombre d’actions initiées par les acteurs en vue de l’adoption et l’intégration des technologies modernes dans leurs activités professionnelles. L’enjeu premier étant l’acquisition de compétences en lecture pour les uns et en lecture/écriture pour les autres, qu’il s’agisse de lettres ou de chiffres, de mots ou de nombres, chacun s’est lancé dans une démarche de construction de nouvelles capacités. Au regard de leur âge, ils ne pouvaient plus accéder à l’école formelle classique. Du reste, le besoin d’acquisition des compétences souhaitées étant urgent, l’apprentissage dans un système formel nécessite un temps relativement long pour eux. C’est pourquoi ils ont choisi diversement des procédés alternatifs d’apprentissage, chacun selon ses opportunités.
- Le recours à des répétiteurs circonstanciels
La tendance dominante chez les enquêtés (13 sur 20) a été de solliciter l’encadrement d’une personne très proche et informée du besoin d’emploi de l’intéressé : un oncle, un frère ou une sœur, un cousin ou une cousine, un ami intime du quartier. Parmi ces répétiteurs circonstanciels, deux (02) sont titulaires de la Licence et sont des enseignants de lycées, sept (07) sont titulaires du Brevet d’Etudes du Premier Cycle de l’enseignement secondaire et sont des enseignants du primaire, et deux (02) sont titulaires du Baccalauréat et poursuivent leurs études au lycée. La relation familiale ou amicale a facilité la planification des apprentissages en fonction de la disponibilité de la personne sollicitée, sans nécessairement un emploi de temps préétabli, ni un programme prédéfini de manière explicite. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture s’est fait avec le manuel de lecture de l’élève de CP1. Ce manuel officiel est vendu partout dans les boutiques, dans les petits étales, et même avec les vendeurs ambulants. La motivation à apprendre étant très forte, aux moments de la journée ou de la nuit où le répétiteur n’est pas disponible, l’apprenant effectue les révisions des leçons déjà apprises et des exercices contenus dans le manuel. « Celui qui veut apprendre n’attends pas qu’une tierce personne l’invite ou l’oblige à apprendre ; il profite de tous les instants favorables pour faire ses révisions », déclare un enquêté (interview : un commerçant ambulant ; 17 octobre 2020). Selon les enquêtés, la plupart est parvenue à couvrir toutes les leçons du manuel en un mois au maximum. Les mécanismes de lectures appris leur donnaient alors suffisamment de capacités pour déchiffrer ou écrire un mot plus ou moins correctement. L’apprentissage de la lecture/écriture des chiffres et des nombres s’est fait sans recourir à un quelconque manuel. Sous la houlette du répétiteur, il s’est d’abord agi d’apprendre successivement la lecture/écriture des chiffres isolément. Ensuite, le répétiteur proposait des combinaisons de chiffres pour former des nombres, puis se contentait de contrôler et de corriger l’écriture/lecture de combinaisons proposés par l’apprenant lui-même. Un mois aurait suffi pour réussir cet apprentissage. La motivation et les performances de ces apprenants adultes peuvent être analysées selon la vision de Paré-Kaboré et Nabaloum-Bakyono (2014, p.100) pour qui « le sens donné aux choses, aux événements mais aussi à la connaissance elle-même va expliquer la motivation du sujet tout comme sa motivation explique le sens particulier qu’il donne aux choses ».
- L’inscription en classe d’initiation à la lecture / écriture en français
Pour le deuxième groupe d’enquêtés (07 sur 20), ils ont opté de s’inscrire au CP1 en cours du soir. Ils y ont consacré cinq à six mois pour apprendre la lecture et « le calcul » selon le programme officiel du CP1. La progression dans les apprentissages a été plus lente comparativement au premier groupe, « à cause de l’effectif des apprenants et la contrainte pour le maître d’avancer lentement pour attendre les absentéistes », soutient l’un d’eux (interview : un commerçant ambulant ; 09 octobre 2020). Néanmoins, les enquêtés de ce groupe affirment qu’ils n’ont pas eu besoin de se réinscrire pour consolider leurs apprentissages au CP2. Ils ont quitté les cours du soir dès la fin du CP1 parce qu’ils s’estimaient déjà capables de satisfaire leur besoin en lecture/écriture de mots et de nombres. Ces compétences de bases leur ont permis de commencer leurs activités.
Tout compte fait, il ressort que les adultes initialement analphabètes ont ressenti la nécessité de se doter de compétences en lecture/écriture pour intégrer les nouvelles technologies dans leurs activités professionnelles. Ces comportements d’adaptation ont pris racine dans la prise de conscience par l’individu de ses limites, dans sa décision rationnelle de les combler, dans son engagement libre dans un dispositif d’apprentissage selon sa convenance. La motivation intrinsèque à l’apprentissage et la pleine conscience du niveau de compétences souhaité sont sans doute pour l’apprenant le ferment de la réussite. Néanmoins, le choix des répétiteurs orienté sur des enseignants a peut-être aussi son effet dans les performances réalisées par les apprenants, mais tout porte à croire que la volonté d’apprendre a été plus déterminante, vu qu’elle stimule l’engagement chez l’apprenant.

3. Discussion
L’analphabétisme des populations est cité de manière récurrente comme un handicap majeur qui limite le développement socioéconomique. Pour Nolwen Henaff (2006, p.70) « les pays les moins avancés sont ceux qui ont le plus faible revenu par tête, […] les taux d’alphabétisation et de scolarisation les plus faibles ». C’est pourquoi le développement du sous-secteur de l’alphabétisation des adultes est considéré comme un axe central dans les politiques de développement des pays en voie de développement. L’éducation est un tremplin pour la modification positive des comportements sociaux et des modes de production. L’alphabétisation, parce qu’elle dote l’individu de compétences en lecture/écriture, lui donne ainsi les capacités d’intégrer la technologie moderne dans ses activités professionnelles en vue d’accroître sa productivité et sa compétitivité dans son domaine de travail. Ainsi se construit le capital humain, c’est-à-dire la mise en place ou le renforcement des capacités productives de l’individu (Gary Becker, 1964). Il est alors admis que la sortie des populations de l’analphabétisme est une condition du développement durable des pays en voie de développement (PNUD, 2015). C’est pourquoi, les enquêtés se sont engagés dans l’apprentissage de la lecture/écriture pour intégrer les nouvelles technologies qui ont envahi leur domaine d’activités. Pour l’OCDE (2001) « le capital humain constitue un bien immatériel qui peut faire progresser ou soutenir la productivité, l’innovation ».
Les résultats de notre étude confirment donc que l’éducation fournit les qualifications nécessaires pour le développement d’emplois nouveaux et la modernisation du travail (Harbison et Myers, 1964). L’adulte analphabète choisit ainsi librement les modalités d’apprentissage qui pourraient lui garantir en peu de temps des compétences effectives. La compétence effective est celle que la personne adulte met en œuvre dans ses situations de vie quotidienne ou ses situations de travail. Elle permet une adaptation autonome aux situations de vie et de travail.et repose sur un comportement actif et réflexif. La situation d’apprentissage doit alors permettre à l’adulte une certaine liberté d’action, de prise de responsabilité et de réflexion (Ouédraogo, 2017).
Il incombe de mettre les politiques éducatives en phase avec les réalités sociétales en proposant par exemple des programmes d’alphabétisation qui répondent aux besoins réels des adultes. Lorsque ce n’est pas le cas, les programmes d’alphabétisation se vident de leur sens et connaissent le rejet de la part des adultes. C’est sans doute ce qui justifie le manque d’engouement des adultes analphabètes pour les programmes d’alphabétisation au Burkina Faso qui proposaient l’apprentissage des langues nationales alors que les adultes préfèrent apprendre à lire et à écrire le français pour des perspectives d’emploi entre autres. (Ouédraogo, 2017).
Aujourd’hui, dans le contexte socioéconomique des villes des pays en développement tel le Burkina Faso, il est véritablement important de comprendre les besoins et les motivations des adultes analphabètes lorsque l’on sait que la maîtrise de la lecture/écriture est reconnue comme des besoins utilitaires déterminants dans le secteur de l’emploi. Le but principal de l’éducation est de développer chez l’apprenant, des aptitudes, des savoirs et des compétences devant lui permettre de s’adapter aux exigences de son milieu de vie, avec pour finalité son plein épanouissement (Tagoe, 2008). L’éducation des adultes doit donc être une éducation qui permet aux adultes de résoudre leurs problèmes quotidiens, une éducation de libération selon la vision de Nyerere (Mhina et Abdi, 2009).
C’est dans cette dynamique que l’une des cibles de l’Objectif du Développement Durable n°8 vise à « promouvoir des politiques axées sur le développement qui favorisent des activités productives, la création d’emplois décents, l’entrepreneuriat, la créativité et l’innovation et stimulent la croissance des microentreprises et des petites et moyennes entreprises et facilitent leur intégration dans le secteur formel, y compris par l’accès aux services financiers ». Ces politiques passent par l’alphabétisation qui va outiller l’individu de sorte qu’il améliore ses conditions de travail et le produit de son travail, qu’il devienne capable de s’auto-employer à travers des initiatives personnelles. C’est le moyen pour développer une motivation suffisante chez l’adulte pour l’apprentissage. En effet, être motivé pour une activité, c’est percevoir la valeur de celle-ci (Quinton, 2007). Les résultats de notre recherche confirment que l’adulte apprenant est capable de choix et de décision en ce qui concerne l’objet d’apprentissage. Sa décision est influencée par la réalité sociale dans laquelle il évolue et par la valeur de l’objet d’apprentissage dans la réalisation de ses ambitions. L’éducation des adultes doit se baser sur le vécu de l’apprenant et porter sur des connaissances utilitaires ; c’est une éducation concrète et fonctionnelle à l’image de l’éducation traditionnelle africaine qui trouvait source dans les activités sociales quotidiennes (Paré-Kaboré et Nabaloum-Bakyono, 2014). D’où l’engagement de l’UNESCO à obtenir des décideurs politiques, la définition de stratégies et de programmes efficaces d’éradication de l’analphabétisme. Nous estimons que ces stratégies et programmes doivent prendre en compte les besoins des adultes pour l’intégration des technologies modernes dans leurs activités et métiers. C’est également la vision du Directeur général de l’UNESCO lors de la 47ème Conférence internationale de l’éducation à Genève en 2004 :

« Le débat concernant l’éducation de qualité (…) concerne aussi la pertinence de l’éducation vis-à-vis de conditions en perpétuelle évolution, et la nécessité de dispenser une éducation permettant aux jeunes de faire face aux incertitudes, à la mobilité physique et virtuelle, au développement durable et à la myriade des cultures, des valeurs et des styles de vie existants » (UNESCO, 2005, p.48).

Conclusion
Ce sont les enjeux socioprofessionnels qui motivent l’adulte à s’engager en apprentissage, dans l’objectif de se doter des connaissances et des compétences qu’il juge utiles pour son développement identitaire et son projet de vie. Notre étude confirme que l’adulte s’engage en alphabétisation sur une décision personnelle qui naît de la nécessité de s’adapter aux influences de son milieu de vie. Il s’agit d’un « apprentissage expansif » dans lequel l’adulte « s’engage dans l’apprentissage pour surmonter les problèmes auxquels il doit faire face, pour poursuivre ses activités et élargir ses capacités et ses possibilités d’action » Holzkamp (1993). C’est pourquoi tout programme d’éducation et de formation à l’intention de l’adulte doit reposer sur un diagnostic pertinent de ses besoins réels. Pour nous, l’apprenant adulte est un acteur et non pas un simple observateur externe. Il s’agit d’un sujet acteur qui décide d’apprendre et qui sait pourquoi il apprend. En effet, dans notre approche de l’alphabétisation, à l’instar de Fadi El Hage et Christian Reynaud (2014), nous concevons l’apprentissage comme « l’application des connaissances à une pratique ». L’apprentissage est le fait d’une acquisition de connaissances qui seront appliquées à une situation concrète de la vie quotidienne ou professionnelle des adultes. Cette conception privilégie nettement le volet applicabilité des savoirs appris. Les résultats de la présente recherche confirment que l’adulte s’engage et reste motivé pour l’apprentissage lorsque ce qu’il apprend lui est directement et immédiatement utilisable pour réaliser ses projets de vie.

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