Innovation Pédagogique et transition
Institut Mines-Telecom

Une initiative de l'Institut Mines-Télécom avec un réseau de partenaires

L’expérience lycéenne des réseaux sociaux numériques

Un article repris de http://journals.openedition.org/dms/2098

Nous avons rencontré une classe d’élèves de lycée professionnel afin de connaître leurs usages des réseaux sociaux numériques (RSN) dans le cadre de leur expérience scolaire. À partir d’une méthodologie combinant des entretiens collectifs et l’analyse de données en ligne issues des interactions des élèves sur leur groupe-classe Messenger, nous interrogeons les logiques à l’œuvre et questionnons l’intérêt de ce groupe-classe instrumenté pour leur parcours scolaire. La notion d’expérience, comme conduite des lycéens dans le cadre de leurs activités d’échanges, est centrale et met en évidence l’importance que revêt pour eux ce groupe-classe. Si l’efficacité scolaire de ce dispositif communicationnel reste ambivalente, il se révèle, par ses propriétés de confidentialité et d’instantanéité, un puissant vecteur de socialisation entre pairs, à l’abri du regard des adultes

Un article repris de la revue Distance et Médiations des Savoirs, une revue sous licence CC by sa

Mots-clés : RSN, Messagerie instantanée, groupe-classe, apprentissage informel, sociabilité juvénile, travail scolaire

Introduction

En 2016, 79 % des 12-17 ans ont participé à des réseaux sociaux sur Internet (Croutte, Lautié et Hoibian, 2016), utilisant principalement Facebook, Twitter, Snapchat et Instagram (Schmutz, 2015). Cette appétence pour les réseaux sociaux numériques (RSN) se traduit par des usages s’inscrivant notamment dans des logiques de constructions identitaires et d’échanges entre pairs, un mode de communication qui constitue pour Dominique Pasquier une « scène sociale particulière » (2005) où les adolescents cheminent entre volonté d’autonomie et désir d’appartenance, curiosité et recherche d’intensité. De nombreuses recherches, sur les blogs adolescents (Delaunay-Téterel, 2008 ; Fluckiger, 2006), sur la place des SMS et de la messagerie instantanée (Metton, 2009) ; (Brachotte et Lardellier, 2012), ou d’une manière plus générale sur les usages adolescents des réseaux sociaux numériques (Boyd, 2014), insistent sur ces formes de sociabilités juvéniles, les enjeux identitaires qu’elles impliquent et témoignent de l’intérêt de la recherche pour ces dispositifs communicationnels et leurs enjeux en éducation.

À la faveur d’équipements en smartphones qui ne cessent de croitre (85 % des 12-17 ans possédaient un smartphone en 2016 (Croutte, Lautié et Hoibian, 2016), les usages en mobilité se développent et les lycéens incorporent également ces réseaux dans leur sphère scolaire. Dans leur étude sur « Le lycée en régime numérique », Cottier et Burban (2016) soulignent ainsi la place importante occupée par les RSN dans la scolarité des élèves et plus particulièrement sur leur recours aux groupes-classes Facebook (GCFB). La fonction « Groupe » proposée par le réseau social permet de créer une communauté d’utilisateurs autour d’un centre d’intérêt commun. Les modes « privé » et « secret », activés par l’administrateur paramètrent le degré de confidentialité recherché et limitent ainsi son accès aux membres autorisés. Véritables espaces hybrides entre monde privé et monde scolaire (Aaen, Dalsgaard, 2016), l’usage de ces groupes par les lycéens paraît se généraliser en dehors de toute prescription, souvent comme alternative aux outils institutionnels prescrits par les établissements.

L’institution scolaire est ambivalente à l’égard de ces usages. Vécue comme perturbatrice par une partie des enseignants, l’implication des RSN via les mobiles personnels est aussi parfois souhaitée pour des pratiques s’inscrivant dans le courant du BYOD (Bring Your Own Device). Un enjeu pour des sociétés comme Facebook, laquelle propose un guide destiné aux éducateurs où la plateforme prend les attributs d’un outil pour enseigner et apprendre (Fordham et Goddard, 2013). Ces pratiques demeurent cependant confidentielles tant elles posent aux établissements de nombreux problèmes, liés notamment à leur responsabilité vis-à-vis de la circulation de données personnelles d’élèves souvent mineurs.

En quoi ces dispositifs sociotechniques qui font l’ordinaire des adolescents peuvent-ils être utiles dans le cadre de leur scolarité ? Que font réellement les adolescents de ces réseaux sociaux lorsqu’ils les mobilisent dans le cadre de leurs activités lycéennes ? Constituent-ils des ressources au service de leur expérience scolaire ? Quelles logiques sous-tendent ces pratiques ?

Répondre à ces questions nécessite d’accéder au plus près des usages et aux significations qu’en donnent les acteurs eux-mêmes. Or ces groupes sont confidentiels et l’étude des échanges qui s’y développent est problématique pour l’observateur qui ne bénéficie bien souvent que de traces partielles de l’activité en réseau fournie par les jeunes eux-mêmes, sous la forme de copies d’écrans par exemple. Pour parer cette difficulté, nous avons mené une enquête ethnographique sur un double terrain : en face à face lors de rencontres, d’entretiens individuels et collectifs, et en ligne par une observation participante, puis non participante, des échanges opérés sur ce groupe-classe.

Durant 5 mois, auprès d’une classe de 18 élèves de 1re pro Métiers de la Sécurité (MS) utilisant un groupe-classe Facebook-Messenger, nous avons pu accéder à la parole des lycéens sur leurs usages des RSN pour eux et pour l’école, ainsi qu’à des traces de leurs interactions sur la messagerie instantanée servant de support à leur groupe-classe. Nous avons pu constater ainsi le rôle essentiel qu’il joue dans l’expérience scolaire des élèves, associant un environnement communicationnel et informationnel plus vaste, composé d’autres RSN, de SMS, de l’ENT [1] de l’établissement, etc. Nous montrons dans cet article combien les RSN sont à la fois opérateurs et révélateurs de « l’expérience lycéenne » tels que Dubet et Martuccelli la définissent.

Après une présentation du cadre théorique sur lequel repose l’enquête, nous exposons la méthodologie mise en œuvre, les difficultés rencontrées dans l’approche de ce terrain et proposons les principaux résultats recueillis et discutés.

Les RSN, opérateurs et révélateurs de l’expérience des lycéens

Le succès des RSN s’explique notamment par leur rencontre avec les tendances au dévoilement identitaire caractéristique des processus d’individualisation des sociétés contemporaines (Cardon, 2009). Entre risque et opportunité, l’exposition de soi s’inscrit dans la recherche d’un équilibre entre subjectivation et simulation. Pour maximiser ses chances d’élargir son réseau, l’individu peut montrer un certain nombre de facettes de sa personnalité, réelles ou imaginées, et afficher sa singularité. C’est lui qui ajuste les paramètres de confidentialité et de publication de son compte selon qu’il désire restreindre ou élargir l’accès à son profil. Dans ce « clair-obscur », l’individu est acteur de ses propres stratégies « d’exhibition, de masquage et de capture du nouvel espace de surveillance interpersonnelle qui s’est ouvert à travers les plates-formes relationnelles. » (Cardon, 2009, p. 65). Serge Tisseron voit dans ce jeu l’investissement de désirs dont le caractère est ontologique. L’intimité, qui se manifeste par la protection du territoire de son propre corps contre le regard ou l’intrusion de l’autre, y côtoie l’extimité, « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés » (Tisseron, 2011, p. 84). Ainsi dessiné, l’espace communicationnel propre aux RSN constitue un territoire « privé-public » où « chacun est à la fois metteur en scène de soi et spectateur des représentations des autres » (Jauréguiberry et Proulx, 2011, p. 114).

Pour les adolescents l’Internet et les RSN viennent d’abord en soutien à des amitiés préexistantes. L’enjeu majeur réside alors dans l’activation et la préservation du réseau de liens forts constitué d’amis intimes (Stenger et Coutant, 2011) et l’extension progressive de son réseau par la recherche de nouveaux « amis » et les demandes en « amitié ». Internet et RSN accroissent en cela l’autonomie culturelle et relationnelle des jeunes. L’instantanéité et la mobilité caractérisent ces échanges associant smartphones, messageries instantanées et dispositifs de notifications : un lien potentiellement continu qui permet aux adolescents utilisateurs de développer autant que jauger un capital social « résultat de la capacité individuelle à se constituer un cercle social influent et protecteur » (Balleys, 2015, p. 3) et d’adapter sa conduite en fonction de sa réputation.

Dans un environnement marqué par une forte hiérarchie sociale, l’un des enjeux pour l’adolescent connecté vise alors à consolider l’image qu’il se fait de lui-même et qu’il veut transmettre aux autres, il doit prouver et négocier son statut social au sein de son réseau. Loin d’un simple exhibitionnisme, ce dévoilement en ligne opéré par les jeunes répond à une gestion de leur capital social par « la mise en scène de [leur] vie privée » (Balleys et Coll, 2015). Cette publicisation des échanges amicaux et amoureux vise un gain en termes de popularité et de hiérarchie sociale au sein du groupe de pairs. Les interactions se répartissent savamment entre le mur (espace public où peuvent commenter tous les « amis ») et la messagerie instantanée (où se rejoignent les amis proches « sélectionnés » pour approfondir le sujet de discussion entamé en public) dans une recherche de dramatisation. Ici, les témoins, composés des membres du réseau affinitaire, constituent une instance de légitimation des relations adolescentes.

Ces manières de faire en ligne peuvent être lues à partir de l’activité des acteurs, de leur expérience (Dubet et Martuccelli, 1996), définie comme une mise en jeu stratégique où l’acteur cherche à la fois à être apprécié par ses pairs, rentable et efficace, et à se construire comme sujet (Dubet, 1994). Pour Jauréguiberry et Proulx (2011), qui s’engagent sur cette voie, la banalisation des usages numériques par le biais de la téléphonie mobile et de l’informatique personnelle rend plus évidente cette mise en jeu. La logique d’intégration (en être) se caractérise par le besoin d’être reconnu et intégré dans des réseaux (familiaux, amicaux, professionnels), les usages permettent le développement de cette recherche de contacts et d’opportunités de rencontres. La logique utilitaire vise l’efficacité, le gain et la rentabilité. La logique de subjectivation renvoie à la notion d’autonomie du sujet, capable d’une certaine mise à distance critique. Mobilisées, ces logiques contribuent à l’émergence d’usages singuliers des technologies numériques d’information et de communication qui constituent « l’expérience individuelle et sociale dans laquelle l’usager est engagé à titre de sujet » (Jauréguiberry et Proulx, 2011, p. 9). L’individu « branché » est ainsi mu par le besoin d’être intégré et se trouve confronté à une expérience hétérogène, génératrice de tensions entre l’individuel et le collectif, entre l’objectivation du monde et sa subjectivation, entre une vision « rentabiliste » et une vision désintéressée des échanges sociaux. S’il veut vivre son expérience sans être « happé » par l’une ou l’autre des forces qui constituent cette expérience, il doit développer des conduites lui permettant de conserver une certaine distance. Ce cadre interprétatif est mobilisé dans le contexte de notre enquête où le numérique (personnel et institutionnel) constitue une dimension essentielle de la vie personnelle des adolescents engagés dans leur parcours scolaire.

Dès la préadolescence, les compétences en matière d’utilisation de ressources numériques se révèlent par une familiarité et une aisance avec les équipements numériques présents au foyer et qui n’ont cessé d’augmenter en nombre et en performance depuis les années 2000 (Martin, 2004). Le mythe du « digital native » s’est en partie bâti sur l’observation de ces jeunes s’emparant sans crainte des outils technologiques disponibles et progressant dans leur appropriation de manière ludique, par essai-erreur, en échangeant entre pairs. Dans les faits, ces pratiques s’avèrent hétérogènes, liées à des déterminants socio-économiques et démographiques (Octobre et Mercklé, 2012), mais aussi au rapport que les jeunes entretiennent avec le monde scolaire (Cottier, Michaut et Lebreton, 2016).

Être à l’aise avec le numérique dans sa vie quotidienne ne préjuge pas en effet, comme le soulignent Fluckiger et Bruillard (2008), que ces compétences soient aisément mobilisables pour des tâches scolaires. Ce transfert bute sur plusieurs obstacles auxquels tous les élèves ne font pas face avec la même aisance, comme le niveau de conceptualisation qu’ils ont des propriétés des outils utilisés ou encore la surévaluation de leurs compétences réelles. En outre, les temporalités diffèrent nettement entre les usages personnels, qui répondent à un besoin d’immédiateté et d’urgence, et les usages scolaires qui nécessitent du temps et une certaine prise de distance. Dès lors, un hiatus se dessine entre les pratiques personnelles et scolaires des adolescents (Fluckiger et Bruillard, 2008 ; Guichon, 2012). Les groupes-classes par leurs caractéristiques propres (groupes secrets, communautés en lien avec la vie scolaire) illustrent selon nous cette situation « d’entre-deux ». À quoi servent-ils aux élèves ? Afin d’approcher au plus près la nature des échanges opérés sur le groupe-classe, nous optons pour une approche ethnographique combinant les représentations des jeunes sur leurs usages et l’observation de leurs échanges en contexte numérique.

Un double terrain d’enquête

Notre enquête se développe sur deux terrains. Un terrain physique, le lycée, où se déroulent les entretiens en face à face avec les élèves, et un terrain « numérique » constitué par la plateforme Facebook et sa messagerie instantanée Messenger par lesquels nous poursuivons nos échanges avec les lycéens, puis accédons progressivement à leurs communications de groupe-classe (cf. Fig. 1).

Fig. 1. Chronologie de la recherche illustrant les 2 terrains et les différentes phases de l’enquête de janvier à juillet 2017.

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Ethnographie classique et ethnographie en ligne

Comme nous l’avons signalé, la collecte des traces d’échanges en ligne ne suffit pas à elle seule, ces communications n’ont de sens que resituées dans le contexte plus global de l’enquête (Balleys, 2010). Atteindre leurs significations exige le recours à une explicitation et une approche nécessairement qualitative.

Dans cet esprit, Josiane Jouët et Coralie Le Caroff (2013) soulignent la complémentarité des démarches ethnographiques classiques et en ligne. Dès lors qu’il s’agit d’enquêter auprès d’une communauté telle que la classe, groupe ancré dans les relations quotidiennes directes et se poursuivant dans une sociabilité électronique (Martin, 2004), cette complémentarité s’impose. Les deux types de matériaux recueillis se nourrissent dans un aller-retour dynamique tout au long du travail d’enquête.

Mettre en œuvre une démarche d’ethnographie en ligne nécessite d’accéder au RSN mobilisé par les acteurs. Or, la particularité des groupes-classes Facebook et Messenger réside dans leur accès restreint, réservé à un collectif de participants autorisés. Les données qui s’y échangent revêtent un caractère privé qui rend leur accès protégé. Notre acceptation au sein d’une telle communauté dépend de l’accord de tous ses membres. Il a donc été nécessaire de leur fournir une information claire sur les usages des données que nous désirions recueillir et garantir le respect de la confidentialité qu’exige leur consentement.

Sur le terrain « physique », l’entretien collectif

Le choix méthodologique de recourir à des entretiens collectifs compréhensifs s’est imposé par l’objet de recherche : l’unité thématique du groupe d’élèves d’une même classe et la praticité de rencontres permettant de réunir et questionner plusieurs élèves sur un temps libre commun. Réunis autour de la communauté d’expérience qu’est la classe, les acteurs sont porteurs de modèles culturels, de normes communes, de représentations auxquels l’entretien collectif permet d’accéder. Autre avantage, le groupe peut s’avérer rassurant pour certains dans la mesure où « le rapport de force [enquêteur/élèves] se trouve à leur profit » (Duchesne et Haegel, 2004, p. 61). La répétition des entretiens, avec d’une rencontre sur l’autre une reprise de questions déjà posées, permet de relier les discours, de les confronter et d’étoffer l’analyse par la prise en compte des points de convergence ou de divergence entre les acteurs. Les 8 entretiens collectifs réalisés étaient basés sur une participation volontaire. D’une durée de 30 à 45 minutes, ils ont réuni entre 3 et 10 participants et nous ont fait rencontrer 16 élèves sur les 18 que compte la classe. Les principaux thèmes abordés portaient sur les usages numériques des jeunes en général, leur rapport au groupe-classe en particulier et leur regard sur la filière d’enseignement choisie.

L’analyse du corpus numérique

L’accès aux traces numériques fournies par les élèves, ainsi que les échanges en ligne sur la messagerie instantanée, rendent possible l’analyse d’une autre scène sociale. L’accès direct aux données en ligne du groupe-classe FB nous étant refusé dans un premier temps, nous nous rabattons alors sur la proposition d’élèves volontaires pour nous fournir des copies d’écran. Au cours de l’enquête, les 1res MS acceptent finalement de créer à notre intention un groupe-classe « expérimental » par lequel nous pouvons, sinon observer leurs échanges, du moins poursuivre nos investigations avec les élèves volontaires dans le cadre de la messagerie instantanée. À notre surprise, ce groupe-classe créé avant des congés scolaires se réactive et continue à fonctionner entre élèves indépendamment de nos sollicitations, nous donnant finalement accès aux interactions comme nous le souhaitions initialement.

Trois types de traces sont finalement recueillis : 20 copies d’écran de conversations du groupe-classe fournies par des élèves ; 53 photos et 8 vidéos qui illustrent les échanges de documents qui se font via le groupe ; les copies d’écran réalisées par nos soins sur l’intégralité des échanges que nous avons avec les élèves sur Facebook et Messenger, auxquelles s’ajoutent les échanges des élèves après réactivation du groupe classe. Ces documents représentent 16 conversations en duo (l’enquêteur avec trois interlocuteurs différents), et 70 conversations d’élèves entre eux, du 29 mars au 4 juillet 2017. Les photos des fiches de cours et notes diverses illustrent une certaine systématicité et rapidité d’envoi de documents à la demande. Les captures de conversations quant à elles sont codées selon une typologie adaptée des travaux d’Aaen et Dalsgaard (cf. tableau 1) sur les catégories de contenus dans les conversations de GCFB afin de faire émerger les usages dominants du groupe.

Tableau 1. Catégories de contenus dans les conversations de GCFB. D’après Aaen et Dalsgaard (2016).

Expression sociale Expressions sans rapport direct avec l’école et les activités qui y sont liées. Langage phatique, émoticônes, photos, gifs animés…
Événements sociaux dans et hors de l’école Messages s’adressant à l’ensemble de la communauté des élèves (passer l’information, organisation, relais des messages des enseignants ou de l’administration, événements de sociabilité pour la classe).
Contenus et sujets scolaires Obtenir des réponses à des questions portant sur les devoirs à faire, les documents à lire, des notions à éclaircir. Ils concernent également les demandes sur les horaires des cours, les points d’emploi du temps, les absences ou présences des enseignants.

Le groupe-classe Messenger : prolongement de la vie de classe en ligne

Genèse du groupe classe

C’est à l’issue du troisième entretien que nous comprenons que le groupe-classe repose essentiellement sur l’application Messenger et un flux de conversations impromptues rendues possibles par l’équipement personnel des élèves en smartphones. Le groupe classe généralement présenté par la littérature n’est pas celui que nous avons observé. Le mur d’actualités n’est pas mobilisé par les jeunes : « on s’en sert pas » (Adeline E3). Là où le mur du groupe-classe Facebook peut être vu comme un mode de communication statique, asynchrone, la messagerie s’installe dans un rituel d’échanges dynamiques axés sur la simultanéité et l’immédiateté (Brachotte et Lardellier, 2012).

Ce groupe se crée dès le début de la seconde, de manière spontanée, certains des élèves ayant déjà expérimenté des groupes-classes. Il ne semble pas y avoir de rôles prédéfinis parmi les élèves quant à son fonctionnement. Même si techniquement l’un d’entre eux s’est chargé de créer le compte et un autre d’y ajouter un visuel, l’ouverture, l’administration et la modération paraissent relever d’un consensus et d’une habitude dans les manières de faire. Si des hiérarchies existent au sein du groupe d’élèves, elles ne sont pas apparentes ici.

Parmi les principaux intérêts déclarés du GCM, l’aspect pratique est mis en avant dans plusieurs entretiens. Tous les élèves ont déjà un compte Facebook depuis le collège, il est dès lors plus simple d’utiliser cette plateforme et sa fonction intégrée de messagerie instantanée Messenger. Par ailleurs, le GCM supplante l’usage des SMS, même s’il ne les remplace pas, ce qui témoigne d’une certaine hybridation des pratiques (Jouët, 2000). Les échanges entre élèves sont donc facilités. Sa simplicité d’usage et le fait que tous les élèves aient l’application Messenger sur leur smartphone rend son utilisation quasi quotidienne, y compris sur les week-ends et jours de vacances.

Autre avantage déclaré du groupe-classe : sa confidentialité. Les échanges sont réservés au cercle restreint d’utilisateurs constitué par la classe. Les lycéens se soustraient ainsi au regard des adultes et autres personnes ne faisant pas partie de leur communauté. Pour Marc : « y’a vachement d’informations sur un groupe qu’on peut pas se permettre de divulguer…à toutes les personnes extérieures qu’on connaît pas » (E3). Le groupe est présenté comme un espace a priori égalitaire auquel chaque membre a accès, où il peut donner son avis et intervenir à sa guise. Les RSN sont utilisés pour leur potentiel de communication en dyade ou en communauté. Ils permettent de créer, entretenir et conserver le lien amical (Metton-Gayon, 2009). Une certaine hiérarchisation se fait jour néanmoins, reposant sur les affinités au sein du groupe classe. Des sous-groupes coexistent dans un type d’échanges plus « affinitaires ». L’appartenance à la même classe ne signifie nullement que tous les élèves sont amis intimes, le fait qu’ils ne possèdent pas les numéros de tous leurs camarades dans le répertoire de leur portable en est un indicateur. Par ailleurs, même si nos observations n’ont pu nous permettre de déterminer précisément la fréquence d’utilisation du GCM, le croisement des données recueillies lors de nos entretiens avec les analyses des conversations traduisent un degré d’investissement variable et permet des dresser trois profils types d’utilisateurs (cf. Tableau 2) :

Tableau 2. Trois profils d’utilisateurs du GCM

Les « animateurs » Toujours prêts à plaisanter et à « ambiancer » le groupe, ils savent aussi transmettre les messages les plus sérieux, mais la conversation peut rapidement prendre une tournure loufoque.
Les « réguliers » Consultent fréquemment le groupe à des fins utilitaires et interviennent « s’ils connaissent la réponse » ou si un message leur est destiné. Ils participent également aux « délires ».
Les « passants » Peu nombreux, ils ont peu d’intérêt pour le groupe, pour les « délires » qui peuvent s’y dérouler. Ils consultent les messages occasionnellement et interviennent rarement.

Être branché, le groupe-classe Messenger pour les relations

La création d’un groupe-classe sur un RSN est l’une des nombreuses possibilités offertes par les technologies pour créer du lien entre pairs et semble aller de soi. Il s’agit bien là « d’en être » et de ne pas « perdre le contact » (Jauréguiberry et Proulx, 2011). Le groupe-classe sur Messenger (GCM) s’inscrit dans cet espace numérique de communication à dimensions variables (téléphone, SMS, messagerie instantanée, appels vidéo, différents RSN), où se poursuivent les échanges entamés au cours de la journée. Il est à la fois un prolongement des temps de classe sur les heures passées hors de l’établissement : temps de transport, domicile, activités extérieures, vacances ; mais aussi superposition des temps de classe lorsque les communications se déroulent durant la journée de cours. Le lien est « réifié » (Metton-Gayon, 2009).

Nous nous inspirons de la typologie d’Aaen et Dalsgaard (2016) pour établir les catégories de contenus des conversations menées sur le GCM. Les messages ayant un objet directement lié à la sociabilité et regroupés dans la catégorie « Expression sociale » ne sont pas majoritaires et passent par d’autres canaux (sous-groupes affinitaires sur FB, SMS, autres RSN). L’expression sociale sans rapport avec l’école se manifeste de manière transversale. Elle apparaît en superposition dans une conversation initiée au départ par un sujet relatif à la classe ou à l’école, que ce soit dans la formulation même de la demande, souvent directe et familière (« c’est quoi le truc en anglais ? » ; « on commence vraiment à 10 :30 ? ?), ou les commentaires induits par les réponses, à base de smileys, de « like » ou de « mdr », relevant d’un langage phatique qui témoigne de la fonction sociale du groupe-classe.

Cette logique d’intégration est facilitée par la connexion quasi permanente avec les smartphones. Les traces recueillies témoignent par exemple de messages envoyés dès 6h38 le matin. Les élèves sont de cette manière à l’affût des demandes d’aide, des propositions de sorties, des rendez-vous et informations diverses qui constituent leur expérience de lycéen. Ils peuvent aussi s’envoyer des marques d’affection ou de connivence, poursuivre des discussions ou « délires » commencés en classe. Au cours d’un entretien collectif sont également évoquées des petites « embrouilles » nées sur le groupe et qui ont dû se régler en classe. Autant de signes qui témoignent de l’intensité propre aux relations adolescentes (Barrère, 2011). Hormis les messages concernant les questions d’organisation, le GCM est également un espace de lâcher-prise où peuvent s’échanger ce que les élèves nomment eux-mêmes des « conneries » et clins d’œil qui ne les concernent pas forcément tous, mais qui, pour des motifs d’inclusion qu’explicite bien Claire Balleys (2015), nécessitent d’être exposés au vu et au su des camarades. Ces derniers, sans être directement concernés, représentent l’autorité légitime de validation.

Le GCM n’est pas modéré, il est le théâtre d’une expression « autodisciplinée » où s’affirme un langage tantôt sérieux, tantôt léger selon la nature du thème discuté et des participants. C’est un espace apprécié pour la liberté de ton qu’il permet « ouais c’est assez libre, après c’est sécurisé, c’est vraiment notre groupe à nous, (…) y’a pas vraiment de sujet qu’on veut pas aborder tout ça, il nous sert vraiment à tout, il est pas réservé par exemple que au niveau scolaire » (Vincent E5). La confidentialité du groupe-classe sur Messenger rend les élèves plus libres de leurs propos : « FB c’est public, tout le monde peut voir, sur Messenger on fait moins attention, parce qu’on sait avec qui on parle, c’est juste avec une personne, donc ça reste plus discret que si on poste sur FB. » (Jean E5). L’humour est souvent de mise et les fonctionnalités de la messagerie sont abondamment utilisées (smileys, « likes », images), ce qui confère à la conversation ce côté ludique propre aux communications instantanées sur Internet. Un message sérieux peut vite dériver vers du délire que Céline Metton-Gayon définit comme « une envolée complice née d’un fait ou d’un détail, qui noue une complicité particulière entre les personnes qui le partagent » (Metton-Gayon, 2009, p. 122). Le délire se traduit par l’usage immodéré d’émoticônes, de gifs animés, autant de signes contenus dans les fonctionnalités de l’application de messagerie ou glanés sur le web qui cassent le déroulement de la conversation et cherchent à provoquer le rire et la surenchère. La logique d’intégration se manifeste également par les codes culturels inspirés de la sémantique du web et qui sont partagés par les membres du groupe.

L’inconvénient du délire est son effet perturbateur. Comme la plupart des membres du groupe sont connectés en permanence et que des notifications sonores les avertissent qu’un message a été posté, des rafales de « like » envoyés par jeu peuvent s’avérer éprouvantes, « le contenu de l’échange important finalement moins que le fait de manifester le lien social » (Fluckiger, 2006). Le ou les membres qui se sentent importunés envoient alors un message demandant l’arrêt des délires. Le désœuvrement, l’impression de solitude, peuvent être à l’origine de ces envois impromptus, ainsi se manifeste une expressivité adolescente liée aux humeurs du jour.

Être efficace, le groupe pour l’école

Sans école pas de groupe-classe, cette évidence rappelle que c’est bien la réunion de ces élèves particuliers, dans le cursus qu’ils ont choisi, qui préside à la création du groupe. Si celui-ci s’alimente dans la vie sociale des élèves, il trouve son intérêt dans une pratique d’entraide pour faire face au parcours scolaire et enrichir l’expérience du lycée. Anne Barrère a bien expliqué les ressorts de l’instrumentalisme scolaire, pratique qui « transforme le travail scolaire en une série d’investissements calculés au plus près en fonction des bénéfices scolaires attendus » (Barrère, 1997, p. 159). Le groupe-classe Messenger (GCM), par les opportunités d’entraide qu’il propose selon un système demande/réponse, correspond aux attentes de certains lycéens pour les aider dans leur « métier d’élève » (Perrenoud, 1994). Dès lors, entre en jeu une logique stratégique visant l’efficacité. Il s’agit, pour reprendre les termes de Jauréguiberry et Proulx, de « gérer l’urgence, de rentabiliser les temps morts, de rationaliser les tâches en temps réel, bref d’être performant. » (Jauréguiberry et Proulx, 2011, p. 109). Pour les uns, demandeurs réguliers d’aide et d’informations, le GCM est l’opportunité d’économiser du temps et des efforts cognitifs, pour d’autres, une façon d’asseoir une position hiérarchique au sein du groupe en délivrant réponses et informations stratégiques (Cottier, Michaut et Lebreton, 2016) ou en apparaissant comme plus responsables dans un environnement parfois immature (cf. Tableau 3). Cette dimension stratégique peut aussi s’inscrire dans une forme de loyauté liée aux valeurs de la filière, laquelle, dans le cadre de notre enquête, encourage la solidarité entre élèves. Les échéances des examens sont dans toutes les têtes, les questionnements sur les débouchés professionnels également. Il s’agit donc de mener à bien son année scolaire, sinon pour être dans le peloton de tête, du moins pour garder la moyenne. Dans cet objectif, le GCM occupe une place tout à fait décisive.

Tableau 3. Extraits du GCM : demandes d’aide. Les hachures sur les copies d’écran ont été effectuées par les élèves eux-mêmes.

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Cela passe par le travail personnel réalisé à la maison, même si de l’avis général, les 1res MS, comme la plupart des filières professionnelles, ont peu de travail à la maison (Jellab, 2008). Malgré tout, les révisions sont nécessaires avant certains cours, en préparation d’un contrôle ou d’un stage. Si une certaine homogénéité existe entre les élèves concernant leurs profils, les compétences scolaires et manières de faire sont différenciées. Par ailleurs, l’obtention sans effort d’une ressource libère du temps pour faire autre chose, ce qui s’inscrit dans un contournement du rythme et de l’intensité du travail demandé par l’enseignant (Zaffran, 2010).

Les demandes portent également sur des points d’organisation concernant les horaires, les lieux de rendez-vous (cf. Tableau 4). Pour leur défense, les élèves signalent que leur emploi du temps change constamment et que l’accès à l’ENT et les informations qui y sont portées ne sont pas toujours jugés fiables. L’ENT, plateforme institutionnelle, reste consulté pour les emplois du temps et les notes, mais ne rencontre que peu d’utilisateurs convaincus, comme l’avaient déjà observé Cottier, Michaut et Lebreton (2016).

Tableau 4. Extraits du GCM : Message annonçant un changement d’emploi du temps.

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Si le GCM sert à demander de l’aide et à en donner, il permet aussi de relayer des informations concernant les cours, parfois même à la demande de certains enseignants. Pour quelques élèves qui avouent ne pas prendre de notes sur les devoirs à faire ou les changements d’heure, le groupe est une ressource appréciable, préférée à des demandes plus individuelles. Il s’agit d’un choix stratégique qui augmente les chances d’obtenir une réponse à la requête déposée. Les informations d’aide qui nous sont données à voir restent malgré tout assez sommaires. « Les situations d’entraide par le biais d’outils numériques sont souvent axées sur la recherche d’une réponse directe, un échange de “ bons procédés ” et moins sur une construction. » (Cottier, Michaut et Lebreton, 2016, p. 38).

Enfin, l’usage du smartphone comme appareil photo est très répandu et son usage quasi systématique pour répondre à une demande de document, administrer une preuve ou pour servir d’aide-mémoire. Des photos prises à la volée (cf. tableau 5) expriment l’économie de temps pour répondre à une demande pressante. Là encore s’illustre la recherche d’efficacité. Il s’agit de réagir au plus vite, car le fonctionnement même de Messenger sous forme d’affichage vertical ininterrompu peut mener à une disparition assez rapide de la requête, remplacée par des communications sans rapport ou par de nouvelles demandes. L’efficacité réside aussi dans ce contrat tacite de réactivité et de service mutuel propre aux normes de ce collectif d’élèves.

Tableau 5. Extraits du GCM : documents postés sur l’espace du groupe-classe.

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Être autonome, une expérience scolaire individuelle

L’état d’esprit rattaché aux Métiers de la Sécurité, la convivialité au sein d’un groupe homogène d’élèves, déjà liés par le passage des entretiens de sélection (les 18 élèves retenus sur 117 dossiers de candidature), renforce le sentiment d’appartenance. Pourtant, les entretiens font également apparaître chez certains élèves un esprit de compétition qui se manifeste par exemple lors des examens ou des épreuves sportives. Si le collectif est le principe organisateur de la section, il n’empêche pas une compétition propre à l’expérience scolaire qui se manifeste par les notes et les appréciations des enseignants et des personnels de l’établissement. Pour l’adolescent, le lycée est aussi le lieu d’une « affirmation de soi par la valeur scolaire » (Barrère, 1997). Par ailleurs, l’impression d’homogénéité des profils des élèves s’amenuise à mesure que les parcours singuliers se découvrent dans les entretiens. Même si des amitiés solides sont nées au sein de cette classe, les individus qui la composent ne sont pas tous liés les uns aux autres avec la même intensité. Nous identifions à partir de nos entretiens 4 types de manifestations de cette logique de subjectivation.

La première manifestation est la non-participation au groupe. Deux élèves n’y sont pas ou plus inscrits, sans que les raisons de leur absence ne nous soient révélées. Le non-usage doit en effet être pris en compte dans l’expérience scolaire des RSN, car cette mise à distance peut relever d’une absence d’intérêt pour les contenus, d’un abandon ou de motifs liés aux relations entre les élèves. Le GCM occupe une telle place au sein de l’expérience des 1res MS que son évitement interroge. Il n’est toutefois pas exclu que des échanges privés se fassent entre ces élèves et le reste de la promotion hors du groupe-classe, que ce soit sur d’autres RSN ou par SMS.

La deuxième se caractérise par un usage « raisonné » du groupe. Les visites sont occasionnelles, on n’intervient que lors de demandes pour lesquelles on a une réponse. Les participations aux délires sont moindres, voire inexistantes. Du côté de ces utilisateurs « modérés », cette distance apparaît par la désignation d’un noyau d’habitués : « des fois ils parlent de certaines choses entre eux, mais en général ça dure pas longtemps. » (Jean E5).

La troisième est d’ordre instrumental, liée au fonctionnement de Messenger lorsqu’il est activé, ce qui est le cas la plupart du temps. Les lycéens sont exposés aux sonneries incessantes dès que des conversations se mettent en route et s’emballent dans le cas d’un délire. Adeline souligne le côté aliénant du groupe dont les sollicitations peuvent intervenir à n’importe quel moment. « …des fois le w-e quand on est en soirée, on reçoit des messages pour demander les devoirs et tout, ben quand t’es en soirée tu sais pas forcément, donc du coup ça sert un peu à rien de répondre. » (E7). Les notifications sont autant de rappels des interactions qui se jouent sur le GCM, mais il est impossible de savoir si la conversation peut être utile (les questions de cours, d’organisation) ou futile (délires, apostrophes à la cantonade) sans y jeter un coup d’œil même furtif, ce qui oblige à interrompre une activité en cours.

La quatrième se révèle dans les échanges et réactions qui peuvent apparaître sur le groupe, à rebours de son ambiance potache et décontractée. L’interface de Messenger laisse apparaître les pastilles identifiant les personnes connectées qui ont vu le message. Ceci peut entraîner une certaine frustration comme l’explique Mohammed : « parce que souvent on trouve ça inutile, personnellement souvent ils posent…souvent c’est les mêmes questions, (…), tout le temps ton téléphone sonne, (…), y’a tout le temps les mêmes personnes qui posent les mêmes questions ou quand tu poses une question, tu vois tout le monde qui voit, mais qui te répond pas et ça, ça m’énerve… et là du coup tu te dis, ça sert pas quoi. » (E7). Le groupe peut donc être un sujet de tensions s’il n’est que le relais des délires d’une minorité ou si les questions posées sont jugées stériles. Ces propos témoignent que l’adhésion sans réserve au groupe-classe n’est pas unanime et que chacun conserve sa capacité à se distancier des contenus qui l’indisposent ou à critiquer sur le GCM les pratiques jugées perturbantes. Du fait même d’être reliés en permanence au groupe-classe et témoins parfois involontaires de discussions qui ne les concernent pas directement, les élèves ne peuvent réellement opérer un filtrage des contenus.

L’affirmation d’une certaine distanciation des élèves à l’égard du GCM se double d’une relative prise de recul vis-à-vis des technologies elles-mêmes. Que ce soit sur les risques liés aux RSN (la divulgation d’informations privées, le traçage commercial, etc.) ou la « dépendance » au portable. Les lycéens rencontrés sont réceptifs aux discours médiatiques, aux sensibilisations menées au lycée et aux avis des adultes qui les entourent. Leur appartenance à la filière Métiers de la Sécurité les rend probablement plus attentifs aux enjeux de la « réputation numérique ». Cette question est particulièrement sensible pour postuler à des emplois dans la fonction publique.

Conclusions

Notre approche basée sur l’expérience des lycéens dans le cadre du GCM nous a permis de mettre en évidence les tensions entre individu et collectif, et entre sphère personnelle et sphère scolaire. Hybridation des temporalités, des relations entre pairs, porosité entre des espaces et des temps traditionnellement délimités, s’installent dans un allant de soi. Dans cette réorganisation spatio-temporelle (en ce qu’elle affecte les temporalités de l’école et celles de la vie privée, en même temps que les lieux et les distances traditionnels), le groupe-classe occupe une place déterminante dans le quotidien des élèves rencontrés, mais à des degrés divers selon les individus. Avec ses limites, notre enquête montre combien les jeunes engagés dans leurs études mobilisent les RSN via des groupes restreints, mais bien plus clairement au service du relationnel et d’un certain « esprit de classe », que de l’efficacité scolaire.

Les limites de la démarche

Le travail ethnographique auprès d’adolescents requiert une démarche progressive et prudente. Considérant la temporalité propre de l’année scolaire pour les lycéens, notre arrivée tardive sur le terrain (janvier) et la durée de notre phase d’observation (5 mois) ne nous ont pas permis d’accéder au groupe-classe originel des élèves et particulièrement à l’historique des conversations avant notre intervention. Pourtant, nous avons constaté qu’une certaine familiarité s’installait au gré des rencontres régulières et des conversations en ligne. Cette proximité a contribué à la création du groupe-classe « expérimental » puis à sa poursuite sans notre intervention, nous donnant à voir ce qui nous était refusé au départ. Même si la nature des propos que nous avons pu observer peut être influencée par le contexte particulier de leur production, le ton spontané et débridé des échanges nous donne le sentiment que s’opère un certain oubli de la présence du chercheur (Balleys, 2015) et que les adolescents agissent de manière authentique.

Cependant, le groupe-classe observé, s’il repose principalement sur la messagerie instantanée, se révèle également inclus dans un système communicationnel plus large composé de SMS, d’e-mails, de l’ENT de l’établissement et autres applications de réseautage social (communication vidéo par exemple) auxquels nous n’avons pas eu matériellement accès. Une observation fine des interactions médiées par les RSN nécessiterait la prise en compte et l’analyse des échanges sur les différents dispositifs de médiation utilisés afin de reconstituer de façon plus fine l’écosystème communicationnel et informationnel dans lequel évoluent les élèves.

Il conviendrait sans doute, afin d’élargir et confirmer les résultats présentés ici, ainsi que la méthodologie que nous avons employée, d’étudier des situations de classes dont l’identité professionnelle est moins affirmée (filières générales par exemple) et d’élargir le recueil de données aux SMS et autres réseaux potentiels. Car si nous insistons sur l’importance des logiques d’action constituant l’expérience des lycéens, à la suite de Dubet et Martuccelli (1996), et montrons qu’elle est fortement marquée dans notre contexte par une certaine culture du secret et de la protection, il y aurait sans doute à voir sur d’autres terrains comment elles organisent les usages d’autres lycéens.

Une efficacité scolaire ambivalente

Plusieurs études (notamment Aaen et Dalsgaard, 2016 ; Cottier et Burban, 2016) suggèrent que les RSN ont un potentiel éducatif, notamment par l’utilisation des groupes-classes que les élèves peuvent investir pour leur travail scolaire. Or, le contexte particulier que nous avons étudié (Enseignement professionnel, peu de travaux scolaires personnels ou collectifs à la maison) ne nous permet pas d’aller en ce sens. Les contenus liés aux enseignements font davantage l’objet de simples vérifications ou de questions utilitaires en vue de compléter les savoirs (Le Douarin et Delaunay-Teterel, 2011), les demandes postées sur le GCM relèvent la plupart du temps d’un certain instrumentalisme qu’ont bien décrit par exemple Anne Barrère (1997) ou encore François Dubet et Danilo Martuccelli (1996). Nous avons pu cependant constater que ce dispositif communicationnel, utilisé dans un ensemble plus vaste de ressources technologiques, contribue à l’émergence et à l’exercice de compétences sociales et informationnelles, certes localisées, mais bien réelles. Les aptitudes à communiquer, comme l’auto-organisation du collectif d’élèves sur des temps de classe ou hors classe, sont autant d’éléments propices à l’apprentissage de la coopération. En dépit d’une faible conceptualisation de leur environnement numérique en tant que ressources pour l’école (Fluckiger et Bruillard, 2008), les élèves tirent bien parti des caractéristiques techniques de la messagerie au service de leur recherche personnelle d’efficacité, mais aussi pour l’entraide entre pairs. Une conscientisation des lycéens sur les potentialités complètes des outils et des savoirs mis en œuvre permettrait probablement de développer l’efficacité de ces ressources au service d’apprentissages scolaires ou de communication et de valoriser les compétences acquises par les élèves en termes de médiation, d’animation de communauté, de recherche et diffusion d’information. Mais cette conscientisation demeure problématique tant l’existence même de ce type de réseau est subordonnée à l’absence de l’adulte, qu’il soit parent ou enseignant.
Un outil relationnel au service du collectif

Les interactions des élèves sur le groupe-classe sont révélatrices des relations qui se jouent entre eux dans la classe. Les Réseaux Sociaux Numériques sont susceptibles d’amplifier les phénomènes de cliques et d’exclusion (Balleys, 2015). La fonction groupe sur un RSN peut, le cas échéant, proposer un « terrain » d’intégration où les élèves apprennent à interagir sans les inhibitions induites par les relations en face à face. Nous avons pu constater que le groupe-classe occupe une place importante dans l’expérience scolaire des élèves. Activé dès le début de la classe de seconde il fait partie intégrante de la scolarité d’une majorité d’élèves. Son utilisation régulière, parfois compulsive, intensifie les relations au sein du collectif et contribue à l’information et à l’entraide. Il sert de lieu de rendez-vous en ligne, prolonge les liens de sociabilité noués en classe et permet l’envoi de signaux permanents témoignant de l’appartenance au groupe. Cette pratique s’apparentant à « l’esprit d’école » (Dubet, 2008) caractéristique des filières sélectives est ici déployée par les élèves de la filière MS.

On doit cependant insister sur une implication des lycéens au sein du GCM qui varie en intensité et en durée selon des facteurs tels que : le rapport au collectif, aux études, aux RSN et aux outils numériques, aux manières d’étudier (Cottier, Michaut et Lebreton, 2016), au contexte familial, etc.

La fonction de groupe-classe, tout comme les usages des RSN, gagnerait là encore à être approfondie à l’école, pour explorer les activités sociales que ces dispositifs permettent (dynamique de classe, cohésion, émulation et entraide) et comprendre éventuellement les dynamiques d’inclusion et d’exclusion à l’œuvre au sein d’une classe.

Véritable « espace protégé », le groupe-classe Messenger prolonge ainsi les temps sociaux du collectif d’élèves, mais renforce également la pénétration de thèmes en lien avec la scolarité dans leur quotidien hors de l’école, les plaçant dans un flux communicationnel et informationnel ininterrompu dont il semble difficile de se tenir à l’écart.

Bibliographie

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Notes

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