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Comment la danse peut aider les ingénieurs à imaginer le monde de demain

Un article repris de https://theconversation.com/comment...

Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd

TIPES

Amas, création 2017 de Myriam Gourfink, chorégraphe ayant travaillé avec les élèves ingénieurs de la HE-Arc de Neuchâtel. Photo Delphine Michell, Fourni par l’auteur

Les ingénieurs – designers de notre monde techno-industriel – ont une responsabilité anthropologique, certes diffuse mais importante : leurs objets imposent des gestes à leurs contemporains et, ce faisant, agissent sur leurs manières de percevoir, d’agir et de penser le monde.

Comme les écrans sur lesquels nos doigts glissent et tapotent, les dispositifs technologiques de demain favoriseront-ils des gestes toujours plus économes en efforts, de plus en plus pauvres en sensations ? Même les boutons-poussoirs ou rotatifs ont disparu au profit d’appuis ou de glissements digitaux (tapoter, « swiper ») que ce soit sur les distributeurs de boissons ou encore sur nos compagnons de cuisine (plaques de cuisson, robots culinaires, etc.)




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Les étudiants ingénieurs réalisent-ils combien les produits qu’ils se destinent à concevoir dessineront le monde de demain et auront un impact sur les mouvements et les corps de leurs contemporains ? S’il est vrai que la crise écologique est enchevêtrée, dans ses causes et ses effets, à une crise de la sensibilité, n’est-il pas impérieux que les formations techniques s’ouvrent aux apprentissages du corps, de la sensation et de l’expression ?

C’est le pari que nous avons fait en invitant dans la filière Industrial Design Engineering de la HE-Arc de Neuchâtel les chorégraphes Myriam Gourfink et Loïc Touzé. Intitulé « Mise en corps technique », ce projet d’innovation pédagogique avait pour but d’aider les étudiants à découvrir ce que la danse pouvait apporter à leurs apprentissages, à travailler le poids, le rythme, l’effort et l’expressivité du geste et à intégrer ainsi leur vécu corporel à leurs savoir-faire techniques.

Penser le geste dans sa dimension symbolique

Dès la première rencontre, Myriam Gourfink, Loïc Touzé et Mathieu Bouvier ont compris que les étudiantes et étudiants ingénieurs avaient tendance à penser le geste en termes d’action opérationnelle (appuyer, lever, valider, etc.), et le corps humain en termes de mécanismes fonctionnels, négligeant les dimensions sensorielles, affectives et expressives qui sont impliquées dans toute la sensori-motricité.

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Grâce à une large palette de pratiques somatiques (tels le yoga, la méthode Feldenkrais, le Body-Mind Centering, etc.) et d’exercices ludiques, le trio d’artistes-chercheurs a donc introduit les participants à des approches plus intégratives du mouvement, c’est-à-dire appréhendant le geste dans toutes ses dimensions : toniques, rythmiques, spatiales, figurales, symboliques…

Chaque matin, Myriam Gourfink leur a offert une séance de yoga de deux heures. Elle leur a également présenté quelques outils d’analyse du mouvement développés par Rudolf Laban, ce grand penseur et pionnier de la danse moderne du début du XXe siècle, qui fut aussi un « ingénieur du mouvement » attentif au respect de la santé dans le travail industriel. L’analyse de l’effort proposé par Laban leur a permis d’engager leurs gestes dans des rapports différentiels à l’espace (en dessinant des trajectoires directes ou indirectes), au temps (en faisant des mouvements soudains ou soutenus) ou au poids (à travers des engagements – forts ou légers – du poids dans l’effort).

Loïc Touzé, Forme simple, création 2018. Martin Argyroglo, Fourni par l’auteur

Loïc Touzé leur a proposé des jeux exploratoires grâce auxquels ils ont pu réinventer leurs relations à l’objet, à l’espace, à la relation. Ainsi, ils ont tenté de dessiner intuitivement leurs squelettes, non pas d’après les quelques connaissances anatomiques qu’ils en ont, mais suivant les relations sensorielles, affectives et imaginaires qu’ils entretiennent avec leurs « images du corps », conscientes ou inconscientes.

Pour leur permettre de jouer sur les modulations toniques et rythmiques de leurs gestes, Loïc Touzé leur a proposé d’en travailler le phrasé, en portant l’accent sur les différents moments qui composent la courbe d’un geste dansé : pré-geste, impulse, acmé, impact, résonance…

Voir les objets sous de nouveaux angles

En explorant toutes sortes de comportements offerts par une simple chaise, ils et elles ont diversifié leurs rapports sensibles à l’objet, sous cinq modalités :

  • le rapport objectif, quand la chaise reste cet objet usuel sur lequel je m’assieds, sur lequel je pose un vêtement… ;

  • le rapport d’engagement, quand la chaise devient le partenaire d’un geste expressif que je fais « avec » elle, attentif au travail de la sensation que ce geste implique et aux « images de sensation » qu’il forme ;

  • le rapport sensoriel, quand la chaise m’offre un ensemble de matières, de textures, de températures, de qualités de toucher, de réponses toniques ;

  • le rapport potentiel, quand les structures de la chaise, ses plans, ses vides, ses directions, m’offrent de nouveaux potentiels d’espace et d’action ;

  • le rapport « incarné » quand j’incorpore, dans un mouvement libre, les différentes puissances de sentir et d’agir que je viens d’expérimenter.

Ainsi, en débrayant les usages coutumiers de la chaise et en « délirant » de nouvelles relations avec elle, les étudiantes et étudiants ont considérablement enrichi la gamme de leurs rapports au geste, à l’espace, à l’imaginaire des formes et des sensations. Ils ont élargi la conception qu’ils se font de l’affordance ou « invitation à l’action », cette notion chère aux concepteurs et designers d’objets, qui ont parfois tendance à la réduire à une propriété de l’objet, alors qu’elle s’inscrit dans la relation entre un être et son environnement spécifique.

Variations avec la chaise, captation d’un extrait du cours « Mise en corps technique ».

C’est bien cette dimension « écologique » de la perception que les ateliers de danse ont permis aux étudiants et aux étudiantes d’éprouver, à mesure qu’ils privilégiaient les relations esthétiques à l’objet plutôt que ses fonctions et ses usages fonctionnels.

Forts de cet élargissement perceptif, ils et elles ont pu travailler à la métamorphose de certains objets du quotidien. Ainsi, le couteau suisse, le petit aspirateur, la perforatrice ou la gourde ont peu à peu perdu leurs fonctions d’usage pour s’ouvrir à de nouvelles affordances. D’objets à « utiliser », ils sont devenus des objets à « gester », voire à danser.

Décupler sa créativité

En « performant », seuls ou à plusieurs, leurs relations sensibles à l’objet, les étudiants ont considérablement enrichi la palette de leur imaginaire du mouvement, de la perception et de l’action.

Plus radicalement encore, ces expériences leur ont fait prendre conscience des effets positifs ou négatifs que les objets techniques peuvent avoir sur les corps et la sensibilité. Il y a peu d’objets qui augmentent notre gamme gestuelle (comme peuvent le faire certains accessoires de sport, par exemple), comparativement au nombre d’objets et de dispositifs technologiques qui l’appauvrissent.

Dans une exposition itinérante conçue par Carole Baudin, les étudiantes et étudiants ont témoigné des bénéfices de l’expérience pour eux-mêmes et pour leurs apprentissages. Ils y ont d’abord découvert que la danse est non seulement un art mais aussi une science empirique du « corps vécu », dont ils peuvent tirer profit dans leur compréhension de « l’expérience-utilisateur », mais plus largement aussi du processus créatif.

Mais ce qui leur a sans doute le plus profité, de façon à la fois immédiate et profonde, ce sont les autorisations à sentir, agir, imaginer, jouer, expérimenter, essayer, rater, découvrir, coopérer, prendre du plaisir, que leur ont apporté ces ateliers : autorisations à créer qui manquent cruellement à leurs formations scolaires, et dont on sait pourtant à quel point le déficit freine les apprentissages.

Si la danse peut apprendre quelque chose aux ingénieures et ingénieurs, c’est une chose à la fois simple et profonde : « ce n’est pas le corps qui fait des gestes, ce sont les gestes qui font le corps. » Le corps n’est pas une chose que nous avons, ni que nous sommes, c’est ce que nous faisons. À cet égard, si l’élève ingénieur apprend à connaitre l’épaisseur sensible, éthique et esthétique du geste, alors on peut espérer que les dispositifs qu’il concevra ne seront pas anesthésiants, ou pas trop, et qu’au moindre effort, il préfèrera la beauté du geste.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

Licence : CC by-nd

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