Un article repris de la revue Education et socialisation, une publication sous licence CC by nc nd
Introduction et problématisation : quel accompagnement en temps de crise ?
L’accompagnement fait couler beaucoup d’encre tant sur sa définition que sur sa mise en œuvre. Une panoplie de mots le désigne, s’entremêlant et prêtant souvent à confusion. Le « counselling, coaching, sponsoring, mentoring côtoient tutorat, conseil, parrainage ou compagnonnage » (Paul, 2006, p. 14), impliquant « différents niveaux d’accompagnement », de sorte « que chacun d’entre eux prend sens et se justifie en fonction des objectifs poursuivis dans un environnement donné » (De Ketele, 2014, paragr.3). Pour le cerner davantage, nous nous inscrivons dans l’étymologie du terme et considérons que l’accompagnement est un cheminement de partenaires, de « compagnons » (cum panis), qui partagent le « pain », les aléas d’un parcours sans cesse à découvrir. La dimension relationnelle y est dominante sans tentative de contrôle de l’un sur l’autre. Toutefois, face à un quotidien de moins en moins prédictible, des questions nous interpellent. Comment ce cheminement peut-il s’exercer dans un contexte en proie à de violentes mutations sociétales ? Quel accompagnement peut promouvoir l’émancipation des personnes en situation de crises ? Le dispositif institutionnel suffit-il ? Quelle place occuperait la posture des acteurs éducatifs ? Peut-on faire fi de l’environnement ? Bien que le concept de l’accompagnement ne soit pas nouveau, nous avons voulu le repenser en l’inscrivant dans son temps, en contexte d’incertitude, souhaitant l’aborder dans une vision complexe à partir des « connaissances issues des expériences en situations », des « savoirs scientifiques appris » et du « contact avec les pratiques sociales du terrain » (Vanhulle, 2009, p. 167-168) afin de promouvoir l’émancipation des acteurs éducatifs. Il s’agit de les accompagner afin de leur permettre d’appréhender le paysage complexe dans lequel ils évoluent, les incitant à s’émanciper et non à s’adapter, l’adaptation pouvant être néfaste dans certains environnements pathogènes (Le Bossé, 2016). Composer avec les difficultés sans chercher à les dépasser porte souvent préjudice aux personnes qui s’y résignent alors que d’autres tentent de relever les défis, cultivant une résilience qui les aide à avancer en dépit des obstacles. Pour y parvenir, les personnes sont amenées à s’affranchir de la certitude pour s’approprier l’incertitude et composer avec les mutations sociétales en les transformant en opportunités qui viseraient leur émancipation. C’est alors qu’elles réalisent un déplacement entre une situation initiale et une situation souhaitée, correspondant aux aspirations de chacun (Marcel et Broussal, 2017). Elles seront en mesure d’accompagner le changement en étant proactives, d’agir et de réagir avec discernement dans l’urgence des situations. Cela se fait dans la collaboration et la solidarité, mettant en œuvre une intelligence collective (De Ketele, 2021) afin de relever ensemble les défis de l’incertitude vers l’émancipation de chaque personne ainsi que celle de la collectivité, entraînant celle de l’institution qui se repositionne en fonction des changements sociétaux, au service de l’humain. L’émancipation personnelle ne peut donc se faire sans celle du collectif, au regard de l’interdépendance et de l’interrelation entre les membres de la communauté éducative, interagissant avec l’environnement mouvant. Partant de notre vécu dans un contexte éducatif libanais frappé par une série de crises aigües, suite à une réflexion sur nos travaux de recherche et en nous imprégnant de la littérature scientifique sur l’accompagnement, nous souhaitons répondre à la question de recherche suivante : Quel modèle de l’accompagnement permettrait-il d’appréhender la complexité de l’humain et des situations, favorisant l’émancipation des personnes, de la collectivité et de l’institution en temps de crises ? Pour répondre à cette question, nous abordons l’accompagnement dans une complémentarité de la visée praxéologique liée à l’expérience et celle heuristique relative au savoir scientifique, mobilisant ensuite l’apport issu de l’action et de la théorie dans des pratiques sociales de terrain basées sur les démarches participatives. Cette alliance du savoir et de l’expertise a permis d’aboutir à une modélisation de l’éco-accompagnement, exercé en contexte d’incertitude.
Contexte de l’étude
Représentant un brassage de cultures, d’une coexistence de religions et d’un entremêlement de peuples (Laurens, 1991), le pays des Cèdres favorise un vivre-ensemble riche de sa diversité, faisant à la fois sa force et sa fragilité. Toutefois, cette diversité est mise à l’épreuve et peine à cohabiter depuis octobre 2019, début d’une série de manifestations menant à d’intenses et virulentes revendications sociales, provoquant des tensions socio- économiques et politiques sans précédent. Cette situation tumultueuse est accentuée par la pandémie de Covid-19 et par l’explosion du port de Beyrouth, affectant violemment le champ éducatif libanais, au point que trois enfants sur dix interrompent leur éducation pour trouver un emploi (Unicef, 2022). Dans ce contexte instable, le ministère de l’éducation et de l’enseignement supérieur libanais impose l’enseignement à distance (circulaire du 17 mars 2020) sans préparation aucune, amenant les enseignants à s’acquitter de leur tâche, dans un sauve-qui-peut individualiste face à l’urgence de la situation. C’est alors que l’on voit s’appliquer la loi du chacun pour soi, face à une incertitude qui devient partie intégrante du quotidien des Libanais, secouant leur vie personnelle d’individu, de citoyen ainsi que celle de la nation et de l’humanité (Morin, 2021). Nous avons donc voulu penser l’accompagnement dans l’enseignement supérieur en temps d’incertitude fondamentale (Asencio, 2017) afin de soutenir les acteurs éducatifs, déroutés par les bouleversements qui s’enchevêtrent. Dans ce qui suit, nous abordons l’accompagnement comme objet de recherche en trois volets : d’abord, selon les apports théorisés de l’expérience personnelle et professionnelle, présentant une première conceptualisation de l’accompagnement ; ensuite, selon le savoir scientifique, dans une approche paradigmatique en quatre mouvements amenant à une deuxième conceptualisation de l’accompagnement ; enfin, selon sa mobilisation dans les pratiques sociales de terrain basées sur les démarches participatives, aboutissant à une modélisation de l’éco-accompagnement en temps de crise, intégrant l’ensemble de la réflexion.
L’accompagnement, fruit de l’expérience
L’accompagnement est abordé à partir de notre parcours personnel et professionnel, considérant que l’expérience éclaire la science. Nous avons eu l’opportunité de vivre l’accompagnement dans ses deux aspects, comme accompagnée et accompagnante dans le contexte de l’enseignement supérieur, sous maintes fonctions et responsabilités (Rached, 2021). L’accompagnement ne s’est pas toujours révélé de qualité, nous incitant à nous questionner sur notre parcours, au niveau du savoir-être, du savoir-faire et des « savoirs professionnels » (Leplay, 2008, p. 66) afin de restructurer notre rapport à l’objet de recherche (Deltand et Kaddouri, 2014). Suite à la relecture de notre expérience, nous avons abouti à des apports théorisés issus de notre réflexion sur notre parcours, permettant une première conceptualisation de l’accompagnement, illustrée dans la figure 1, ci-dessous.

Figure 1 : L’accompagnement, fruit de l’expérience
Dans cette figure qui illustre les apports théorisés de l’expérience, l’accompagnement dans l’enseignement supérieur représente un co-cheminement de libertés (Rached, 2017) qui se réalise au sein d’un dispositif contextualisé. Les personnes accompagnantes et accompagnées adhèrent de plein gré au processus, dans le respect de leur pleine dignité. L’accompagnement est soutenu par une posture accompagnante, témoignant d’empathi