Un article repris du magazine The Conversation, une publication sous licence CC by nd
Paradoxale et méconnue, la figure de Fernand Deligny revient dans l’actualité éditoriale et les débats sur l’éducation, comme en témoignent les travaux coordonnés par Pierre François Moreau et Michaël Pouteyo autour de sa philosophie, l’essai de Catherine Perret sur sa vie, ou encore le film de Richard Copans, Monsieur Deligny, vagabond efficace. Lui qui ne souhaitait en aucun cas être vu comme un spécialiste de l’enfance, qu’elle soit délinquante, inadaptée, autiste, ni comme un modèle, continue toutefois de nous éclairer plus de vingt-cinq ans après sa mort en 1996.
Depuis l’asile d’Armentières jusqu’à l’expérience des Cévennes, Deligny n’a de cesse de questionner la prise en charge de l’enfance. Il propose des modalités pédagogiques à contre-courant de celles ayant cours à l’époque, faisant de lui un précurseur de l’éducation spécialisée.
Son refus de l’enfermement, qu’il soit asilaire ou pénitentiaire, et de la punition, la place laissée à l’autre pour être, sans volonté de le faire correspondre aux normes dominantes ou aux attentes d’une société qui ne se soucie que de maintenir l’ordre, nous amène à penser autrement la prise en charge des enfants handicapés ou délinquants.
Ces positions l’amènent, en 1967, à refuser le métier d’éducateur en lui-même. Malgré cette rupture, il n’en reste pas moins une figure fondatrice, aussi bien dans sa pensée que dans sa pratique, inspirant des générations de professionnels, du travail social aux sciences de l’éducation, en passant par la philosophie et les arts.
Né dans le Nord, en 1913, il commence son travail auprès des enfants en 1938, presque par défaut, après avoir déserté son service militaire. Son parcours le conduit auprès de jeunes délinquants, d’enfants fous sans avenir auprès desquels il tentera de contourner la norme pour mieux construire un commun.
Être d’asile
Tout d’abord instituteur spécialisé en région parisienne, Deligny est marqué par la pensée du pédagogue Célestin Freinet, plus particulièrement par l’accent mis sur la libre expression des enfants et le tâtonnement expérimental, à travers des sorties fréquentes sur le terrain.
En 1939, il retourne à l’asile d’aliénés d’Armentières, qu’il avait fréquenté pendant ses études de philosophie et de psychologie. La guerre éclate, et il revient dans cet établissement en 1940. Alors éducateur au Pavillon 3, dans un asile dévasté par les bombardements, il s’entoure d’ouvriers au chômage, met en place des ateliers, des sorties, abolit les punitions.
Quand l’institution s’intéresse à son travail et lui propose de l’ériger en modèle, il refuse, craignant l’immobilisme et quitte l’asile. En 1945, il devient directeur du Centre d’Observation et de Triage du Nord, à Lille, établissement prenant en charge les jeunes délinquants confiés par la justice. Cette tentative ne durera qu’un an. Suite à de nombreux désaccords avec l’administration, plus particulièrement concernant les éducateurs ouvriers que Deligny affectionne de par leur proximité avec le milieu des jeunes délinquants accueillis, le centre ferme.
Tous les éléments phares de la pratique delignienne de l’époque sont présents : refus des punitions, du chantage affectif et de l’enfermement, importance des liens avec le milieu d’origine. Seul le réseau n’est pas encore développé à son maximum.
Ce sera chose faite avec la Grande Cordée, association de prise en charge de jeunes dont personne ne voulait, constituée en 1948. Cette tentative s’appuie sur un réseau constitué de professionnels et des Auberges de Jeunesse. Deligny accueille les jeunes, multiplie les projets adaptés à leur demande : chantiers, voyages, peu importe.
Reprenant l’expression de Henri Wallon, psychologue français dont il était proche, il expliquera que l’action s’articule autour d’un seul principe : « l’occasion fait le larron ». Cette dernière devra permettre aux jeunes de se recréer et de se libérer de l’étiquette qu’ils portent.
Janmari, enfant sauvage
Progressivement, Deligny change de public. Cela commence avec la rencontre d’Yves, jeune autiste, pris en charge par la Grande Cordée, que Deligny quitte en 1953. S’ensuivent quelques séjours à la clinique de La Borde, haut lieu de la psychothérapie institutionnelle, sur invitation de Gilles Deleuze et Felix Guattari.
Deligny y fait la rencontre de Janmari, jeune autiste mutique : ses parents lui demandent de le prendre en charge, les différentes institutions fréquentées auparavant n’ayant rien à proposer à leur fils que l’enfermement. Ainsi commence la dernière tentative de Deligny, la plus connue à ce jour, auprès de jeunes autistes mutiques : le réseau cévenol.
Accompagné de membres du réseau, Deligny accueille de jeunes autistes, et n’a pour projet que celui de vivre avec eux. Par le biais de ces jeunes, il pense le langage, l’humain, interroge la norme. Il trace des cartes, marquées des chemins empruntés par ces enfants, vestiges de l’humain de nature rousseauiste, que la norme ne touche pas, puisque le langage n’est pas. Ils sont, là, et renvoient Deligny à cette humanité oubliée, primordiale, présente avant les normes, avant le symbolique, avant le langage, commune à tous et refoulée.
La vie s’organise autour d’un certain nombre de routines qui rythment le quotidien. Celle-ci se donne à voir dans le film Ce gamin, là, sorti en 1976, négatif de L’Enfant sauvage de François Truffaut, pour lequel ce dernier prendra conseil auprès de Deligny. Ce dernier se détache complètement d’Itard, médecin français précurseur de la notion d’éducabilité, qu’il considère comme un « médico-pédagogue […] aux prises avec le fait d’avoir à semblabiliser un prochain qui n’avait rien de contemporain ».
Car ce qui se trame dans les Cévennes n’est pas entreprise de rééducation, mais tentative pour vivre et laisser vivre, apprendre de cet autre plus que lui apprendre.
En quête du commun
Ce qui traverse l’œuvre éducative de Deligny est bel est bien la question de la norme, de l’idéologie, de l’adaptation à tout prix. Pourquoi vouloir toujours adapter l’autre, avant même de savoir s’il en est seulement capable, de connaître ses limites ? Et à quoi souhaitons-nous l’adapter ? Dès lors, Deligny se positionne du côté de la recherche des possibles, ceux des individus qui ne peuvent s’adapter comme les autres, mais peuvent s’adapter tout de même. Il n’a de cesse de critiquer la société, qui engendre et entretient la misère, elle-même source de délinquance et d’inadaptation.
Il reniera le métier d’éducateur à l’issue de la Grande Cordée, allant à l’encontre de tout objectif de normalisation des enfants pour les faire correspondre à une norme dominante. Il critique le moralisme, la psychologie, les tests, qui enferment les enfants au sens propre comme au figuré dans une histoire qui ne leur appartient plus. Plutôt que de normaliser, Deligny cherche à faire émerger le commun : ce qui rapproche les individus, au-delà de leurs différences.
Ce commun émerge des traces laissées par les enfants : dessins, écrits, cartes, qui permettent de percevoir plus que ce qui se laisse voir. Le recueil de ses traces se retrouve dans toute l’œuvre de Deligny, en filigrane d’une réflexion qui se nourrit de la pratique et interroge les normes d’une société qui ne sait accueillir la différence de l’autre.
Les vertus de l’éducateur
Dès lors, si Deligny nous interroge aussi bien sur la pratique pédagogique auprès de publics spécifiques que sur les normes et valeurs qui la sous-tendent, il permet également une réflexion éthique. Comme l’écrit Eirick Prairat : « l’éthique et la technique ne s’opposent jamais dans le geste pédagogique, elles s’appellent l’une l’autre et se nouent pour précisément lui donner sa plénitude d’acte pédagogique. » Que dire de l’éthique delignienne ? Celle-ci s’organise autour de trois vertus fondatrices : l’authenticité, la fraternité et l’hospitalité.
Authenticité des lieux, du milieu, des éducateurs, pour permettre une authenticité de l’autre, de l’enfant, pour lui offrir la possibilité de se réaliser et de se libérer de la misère et de l’étiquette sociale de l’inadapté, du fou. Cette libération ne peut se faire que si l’éducateur se montre fraternel, avec pour volonté partagée de transformer le monde, de permettre à l’autre de s’émanciper. Enfin, hospitalité inconditionnelle au sens de Derrida, qui n’implique aucune réciprocité, qui accueille l’autre sans rien attendre en retour.
Par sa pratique autant que par ses écrits, Deligny nous interroge sur le sens de notre action, sur ses fondements. Lui qui a traversé de nombreuses transformations concernant la prise en charge de l’enfance reste une richesse pour nourrir les réflexions actuelles sur l’inclusion scolaire. À sa façon, il en aura été un précurseur.
Cécile Lamy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
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